L’assurance emprunteur · Paradigme des enjeux de la microassurance

Marc Nabeth, chercheur associé l’Institut Thomas More

5 novembre 2009 • Analyse •


Marc Nabeth, chercheur associé l’Institut Thomas More, consultant CGSI en microassurance et auteur de Micro-assurance : défis, mise en place et commercialisation (ed. de l’Argus de l’assurance, 2006). Cet article est tiré d’une communication faite lors de la 5e conférence internationale sur la Microassurance, Dakar, 3-5 novembre 2009.


L’assurance emprunteur est le produit le plus répandu dans le secteur de la microassurance en Afrique. Il est également probablement le plus problématique. Non pas en raison de sa technicité, ce produit est somme toute simple à concevoir et à implémenter, mais à cause des enjeux qu’il sous-tend au niveau de l’impact social et économique de l’emprunteur. Sa concrétisation auprès des assurés n’est cependant pas toujours à la hauteur de la nécessité. Le fait que l’assurance emprunteur soit le produit le plus diffusé, comme l’indique l’inventaire du Fonds pour l’innovation en Microassurance, n’est pas une surprise (1). Cette assurance participe au développement du micro-crédit et s’inscrit dans la logique d’un modèle partenarial entre assureurs et Institutions de Microfinance ; modèle suffisamment classique pour que la microassurance soit parfois réduite au seul complément du micro-crédit. Ce qui est loin d’être le cas, la microassurance ayant son champ d’autonomie et une diversité de modèles de distribution (2).

Par delà la mythologie du micro-crédit

Ce développement du micro-crédit s’accompagne d’une mythologie qui ne date pas d’hier. L’historienne Laurence Fontaine revient, dans son livre consacré au micro-crédit dans l’Europe pré-industrielle, au Panurge de Rabelais : « Dans le Tiers-Livre, Panurge fait l’éloge du prêt et de l’emprunt qui généralisé permettrait au monde de vivre dans la paix et l’harmonie puisque débiteurs et créanciers auraient besoin l’un de l’autre comme le soleil, la lune et les étoiles ou comme les diverses parties du corps, car le débiteur a besoin du créancier pour obtenir ce qui lui manque et le créancier du débiteur pour recouvrer son argent. Avec ce système, ajoute Panurge, il n’y aura plus ni guerre, ni usure, ni querelle » (3). L’attribution du prix nobel de la paix à Mohamed Yunus vient ainsi consacrer quatre cent soixante ans plus tard cette vision « panurgienne ». Une vision que récuse Pantagruel à travers la mention de préteurs redoutés et les risques de surendettement et finalement d’aliénation. Le propos n’est pas de dénoncer le micro-crédit dans sa globalité mais plutôt, une vision béate consistant à nier in fine la réalité des populations et les vulnérabilités. Aussi faut t-il saluer les analyses de Isabelle Guérin, Marc Roesch et Jean-Michel Servet dans le quotidien « Les Echos » : « Dans un contexte de financiarisation croissante, les exclus des banques commerciales ont besoin de services financiers et en particulier les pauvres. Ils ont besoin de crédit, mais aussi d’épargne, d’assurance et de transferts de fonds. Ils en ont besoin pour développer ou renforcer les activités génératrices de revenu. Mais ils en ont besoin aussi et surtout pour se protéger contre les risques de l’existence et lisser des dépenses et des ressources irrégulières et imprévisibles. [..] En revanche, miser sur le seul micro-crédit pour sortir les pauvres de leur misère est une erreur grossière et dangereuse. Et penser que s’adresser aux pauvres est, par nature, un signe de solidarité est tout aussi mensonger. Dans de nombreuses régions de la planète, la concurrence entre Institutions de microfinance et les pressions croissantes de rentabilité se traduisent par une agressivité commerciale de moins en moins compatible avec les objectifs de solidarité. Mal utilisée, la microfinance peut alors générer des cas de surendettement. C’est déjà le cas dans plusieurs régions du monde, par exemple, en Bolivie, en Inde, au Bangladesh, aux Philippines, au Benin, ou plus récemment au Maroc » (4).

La microassurance emprunteur pourrait être la première étape vers une prise en compte plus globale de réduction des vulnérabilités.

Un tournant de la microfinance

La microfinance est donc à un tournant, confrontée à une crise de croissance du secteur, et une augmentation importante des impayés. La difficulté de remboursements des emprunteurs n’est probablement pas une nouveauté. Les crises alimentaires, les catastrophes naturelles, les crises financières ne font qu’accentuer la condition particulièrement difficile des emprunteurs. L’économiste François-Xavier Albouy revient sur le dernier rapport de la Banque mondiale sur la pauvreté « The Moving Out of Poverty : Success from the Bottom Up » de mars 2009, menée à partir d’entretiens auprès de 60 000 personnes dans quinze pays : « Le message le plus important de cette étude est que si les conditions macroéconomiques apparaissent comme des causes de pauvreté, leur incidence est plus faible que celle des accidents individuels. Ainsi, pour 22 % des personnes interrogées dans l’étude de la Banque mondiale, la chute dans la pauvreté s’explique par une crise locale ou nationale. Les catastrophes naturelles sont aussi en partie à l’origine de la pauvreté. Mais ces causes macroéconomiques sont largement supplantées par les causes individuelles : accident, problèmes de santé ou familiaux… Ces causes microéconomiques ou microsociologiques expliquent toujours en premier lieu la chute dans la pauvreté et les difficultés à en sortir » (5).

Ces difficultés de remboursements avec le risque permanent de surendettement, de « risques de cavalerie » (on prend un crédit pour rembourser un autre crédit) ou croisés, ont mieux appréhendés à travers le suivi des assureurs qui ne peuvent se contenter de chiffres parfois douteux mais sympathiques, d’un manque de suivi des agents ou d’un système d’information défectueux. Les opérateurs de microassurance les plus sérieux découvrent ainsi souvent chez les ménages une gestion financière et des risques multiforme et rarement naïve, permettant ainsi aux IMF partenaires d’avoir ainsi une connaissance qualitative de leur portefeuille bien plus fine et moins faussé par le souci de plaire à des bailleurs de fonds.

Cette visibilité est cruciale pour les assureurs et les IMF. Elle permet aux uns et aux autres de mieux tarifer le risque, et d’augmenter correctement le périmètre de mutualisation en allant aussi bien vers des populations plus pauvres, que des ménages issus des classes moyennes basses ou émergents, très vulnérables en raison d’absence de protection assurancielle ou sociale digne de ce nom.

De fait, la microassurance participe à une évolution de la microfinance, qui en allant aussi bien vers des populations plus aisées que plus marginalisées, continue sa croissance. L’enjeu est aussi crucial que délicat comme en Afrique de l’Ouest où les COOPEC incluent à présent non seulement les classes moyennes ayant déjà une capacité d’épargne mais également un sociétariat féminin et des jeunes, franges plus pauvres de la population(6).

Une assurance emprunteur plus complexe qu’il n’y paraît

Une question se pose alors aux assureurs et IMF : quelles assurances doivent-ils mettre en place pour réduire la vulnérabilité de leurs clients et accompagner finalement le développement de leur portefeuille ? La simplicité et la recherche de rentabilité incitent la plupart d’entre eux à commencer par des assurances emprunteurs. En cas de décès, d’invalidité ou de défaillance de l’emprunteur, l’assureur se substitue à lui et rembourse tout ou partie des échéances à l’établissement prêteur. Dans le domaine de la microassurance, ce remboursement concerne le plus souvent le solde restant du, l’événement déclencheur étant le décès de l’emprunteur ou sa perte totale et irréversible d’autonomie.

Il reste que les retours d’expériences ont depuis longtemps montré que ce type d’assurance bénéficie le plus souvent à l’institution de crédit plus qu’il ne protège les assurés. Ce qui permet finalement aux assureurs et aux IMF de dégager des marges bénéficiaires conséquentes. Quant à sa contribution à une diffusion positive de l’assurance, celle-ci est loin d’être établie en raison de son caractère souvent obligatoire, du manque de formation des agents, de l’absence de pédagogie auprès des populations.Des exceptions existent, mais les dérives demeurent.

Comme en France, où la Tribune de l’assurance constate un élément commun à des pratiques courantes parmi des opérateurs de la microfinance peu sensible aux enjeux réels de la microassurance, à savoir : « l’emprunteur ne fait alors qu’adhérer à une convention d’assurance signée entre l’assureur et l’établissement de crédit et n’a pas d’autre choix que d’y adhérer. Conséquence : l’assurance emprunteur est la plupart du temps trop vite abordée et « vendue » comme un accessoire obligatoire pour l’obtention d’un prêt, accompagnée d’explications succinctes des garanties, exclusions, franchises, délais de carence, par des professionnels du crédit souvent dépourvus de connaissances en matière d’assurance pour donner un conseil efficace » (7). Tandis que la journaliste Floriane Bozzo, de l’Argus de l’assurance, explicite une polémique encore en cours actuellement : « Et de deux ! Après le crédit immobilier, c’est au tour des assurances emprunteur liées aux crédits à la consommation d’être fustigées par l’association de consommateurs UFC-que-Choisir. Elle dénonce une nouvelle fois les pratiques liant établissements financiers et assureurs. L’association déclare avoir la « preuve que certains établissements financiers ont mis en place un système de commissions artificiellement élevées, qui leur permet de capter en amont les bénéfices attendus des contrats d’assurance ». […] Depuis 1997, l’association a calculé que 4,5 Md€ auraient dû être reversés aux assurés au titre de la « participation aux bénéfices » prévue par la loi. Les assureurs contestent ce dernier point » (8).

La situation de la microassurance en Afrique, analysée par le Fond pour l’Innovation en microassurance, révèle pour sa part des ratios combinés particulièrement stimulants pour nombre d’assureurs et d’IMF, beaucoup moins pour les assurés. Il ne s’agit certes pas de plaider pour des résultats techniques et financiers déficitaires, signant à terme l’arrêt de mort de tels programmes, mais plutôt d’insister sur l’importance des justes équilibres et le danger des opacités. Peut-on ainsi qualifier d’assurance emprunteur le mécanisme consistant à prélever ou à rajouter automatiquement un taux de prime (de 0,8% à 8% !), au montant du capital prêté, alors même qu’il n’existe aucun contrat de microassurance, aucune formation d’agents à la microassurance, aucune explication aux populations des procédures de souscription, d’avenant ou règlements de sinistres ? Nous serions surpris des réponses données par nombre d’opérateurs à travers le monde, et pas seulement en Afrique.

A contrario, certains assureurs et IMF montrent l’exemple, et mesurent que l’assurance emprunteur doit également aller au-delà de la seule couverture de prêt et se compléter par des garanties complémentaires identifiées auprès des populations, des procédures claires et précises, des formations, des actions de marketing opérationnels et de communication, des règlements des sinistres rapides, transparentes et efficaces.

Le coeur du problème

L’assurance emprunteur est finalement bien plus complexe qu’un simple fonds de garantie. Elle incite à se poser plusieurs questions : faut-il la limiter à la durée du prêt alors même que les prises de micro-crédit d’une durée de quatre mois, par exemple, sont parfois discontinues dans une même année ? Une couverture plus longue pour l’assuré permettrait d’éviter les trous de garantie, et serait moins couteuse que le renouvellement, tout en réduisant les risques de l’anti-sélection. Faut-il la circonscrire au seul emprunteur alors que ce dernier peut se retrouver dans l’incapacité de rembourser en raison d’un décès ou de l’hospitalisation couteuse d’un membre de son foyer ? Comment définir la notion de famille alors que papa et maman sont des termes courant employés en Afrique pour définir vos protecteurs dans un marché populaire ou une zone d’émigration ? Comment définir la famille lorsque celle-ci est élargie ? Comment identifier les assurés dans des pays où les certificats de naissance ou de décès n’existent pas ou font l’objet de commerces illégaux ? Quels sont les pièces justificatives à collecter, et comment s’assurer de leur validité ? Comment permettre aux familles éprouvés par un deuil et le souci immédiat de disposer d’un capital ou d’une prestation en nature très rapidement, sans pour autant que l’assureur devienne un payeur aveugle et naïf ? Comment définir des grilles d’invalidité acceptables par les assureurs mais aussi par les populations ? A un assuré qui vient de perdre son bras, comment lui expliquer, ainsi qu’à sa famille, que la couverture ne se déclenche pas en raison d’une invalidité inférieure à 30% par exemple, sans que cela ouvre la porte à de nombreux et désastreux conflits ? Quels systèmes d’informations faut t-il mettre en place dès le départ afin de gérer des produits certes simples, mais susceptibles de donner lieu à la mise en place de produits de plus en plus complexes, pour des populations de plus en plus larges ?

Quels indicateurs de performance économique et sociale peut-on mettre en place sachant qu’une assurance emprunteur imposée sans pédagogie, sans contrat formel et non nominatif est à l’opposée d’une assurance emprunteur distribuée selon une philosophie proche d’une assurance facultative (9) ? Faut-il enfin commencer dans le secteur de la microassurance en développant non seulement l’assurance emprunteur mais également des produits plus ambitieux et correspondant aux besoins exprimés par les populations ; l’assurance emprunteur servant finalement de subvention croisée pour des produits à plus forte valeur ajoutée, mais plus risqués : versement complémentaire d’un capital décès, garantie funérailles, garantie Indemnités Journalières (IJ), « rentes » éducation, etc. ?

Une actualité brûlante

Cette liste de question n’est naturellement pas exhaustive. Elle se pose d’ores et déjà pour tout assureur et IMF soucieux de développer avec sérieux la microassurance (10). Tel est le cas en Côte d’Ivoire avec l’UNACOOPEC et son assureur partenaire Allianz Africa (ex AGF Afrique) qui proposent depuis octobre 2009, à travers un réseau dédié à la microassurance, un produit funérailles, « COOPEC Solidarité », allant donc bien au-delà de la seule assurance emprunteur. En mars 2009, près de 9000 contrats avaient déjà été souscrits.

Quant au Maroc, alors que l’on s’attend depuis 2008 à l’imminence du développement de la microassurance, avec notamment une législation permettant aux AMC de distribuer des produits de prévoyance ou contre le vol et l’incendie, les opérateurs de micro-crédit marocaines fusionnent ou nettoient leur portefeuille (11). Les résultats d’une étude menée pour la réalisation du contrat programme du secteur des assurances (2009-2014) soumis en septembre 2009 au ministre de l’Economie et des Finances, M. Salaheddine Mezouar, par les représentants des compagnies d’assurances et de réassurance, souligne que pour développer la micro-assurance, il faudrait rendre obligatoires les assurances prévoyance lors de la souscription d’un crédit auprès d’une AMC et exonérer les produits de taxe sur les primes (12).

Vaste et nécessaire débat… bien au-delà de l’assurance emprunteur, que ce soit au Maroc, sur le continent africain ou ailleurs (13).

Notes •

(1) Inventaire 2009 sur la Microassurance en Afrique, Fonds pour l’Innovation en microassurance.

(2) M. Nabeth, « Assurance et Microassurance en Afrique », Risques, N°71, septembre 2007.

(3) Laurence Fontaine, L’économie morale : Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Gallimard, 2009.

(4) Isabelle Guérin, Marc Roesch, Jean-Michel Servet, « Développement : quand la bulle de la microfinance éclatera », Les Echos, 16 juin 2009.

(5) François-Xavier Albouy, « L’assurance, cela sert d’abord à réduire la pauvreté », Risques, N°77, mars 2009.

(6) Alpha Ouédraogo et Dominique Gentil (dir.), La microfinance en Afrique de l’Ouest. Histoires et innovations, ed. CIF-Karthala, 2008.

(7) Anne Vathaire, Assurance Emprunteur, Banquiers et assureurs individuels croisent le fer, La tribune de l’Assurance, juillet-août 2009.

(8) Floriane Bozzo, « L’UFC-Que choisir met de nouveau en cause l’assurance emprunteur », L’argus de l’assurance, 20 septembre 2007.

(9) Citons le travail considérable réalisé ainsi par l’assureur AIC et l’IMF Fonkoze en Haïti. AIC vient d’ailleurs de remporter un prix lors du concours final des Pionniers de la Prospérité : « The 2009 Pioneers of Prosperity Caribbean program is pleased to announce that Bulkan Timber Works of Guyana has taken the competition’s grand prize. Alternative Insurance Company of Haiti and Totally Male Ltd. of Jamaica were also recognized. On September 11, 2009, ten finalists from seven countries across the Caribbean competed for a grant of US $100,000 to invest in the growth of their company, and the prestigious title of Pioneer of Prosperity.The Honorable Orette Bruce Golding, Prime Minister of Jamaica, presided at the event and presented the grand prize. From a highly competitive pool of 580 applications, ten Pioneers of Prosperity emerged representing some of the most innovative, dynamic businesses in the region”. Cf : https://pioneersofprosperity.org/images/presskit/20090912%20pioneers%20of%20prosperity%20press%20release.pdf. Malgré le séisme du 12 janvier 2010, AIC continue de poursuivre ses activités de microassurance. Voir : https://www.microinsurancenetwork.org/challenge10.php ainsi que Michel Fradin de Bellabre et Marc Nabeth, Ni fatalité, ni malédiction : les dessous de l’hypocrisie et de l’espoir en Haïti, Institut Thomas More, janvier 2010.

(10) La création, en avril 2009, du département de microassurance de l’assureur commercial libanais Commercial Insurance s’est immédiatement accompagnée d’une étude de besoins auprès des clients et des agents d’une IMF libanaise. Ce qui a permis d’aboutir à la construction d’un package comportant des garanties vie et non vie et à la proposition de procédures tenant compte du contexte social, politique, économique, culturel du pays.

(11) La réactualisation de cet article invite à citer La Marocaine Vie qui vient de lancer en avril 2010, en partenariat avec Inmaa, une assurance décès invalidité et une assurance accidents de travail pour les clients de l’association de micro-crédit Inmaa.

(12) Afifa Dassouli, « Assurances : L’étude sur le contrat programme validée par le Ministre des Finances », La nouvelle Tribune, octobre 2009, et Khadija Masmoudi, « Assurances: Le détail du contrat-programme », L’économiste, 11 septembre 2009.

(13) Voir M. Nabeth, « La microassurance en Afrique, ou la construction d’assurances modernes au-delà des apparences », L’assureur africain , N°73 et N°74, juin et octobre 2009.