Tenir et maintenir · Les Occidentaux sur le front afghan

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

8 février 2012 • Analyse •


Les 2 et 3 février 2012, la réunion des ministres de la Défense de l’OTAN a laissé transparaître la volonté de se retirer d’Afghanistan au plus vite. En France comme aux Etats-Unis, les prochaines échéances électorales tendent à prévaloir sur la date de 2014, date fixée lors du sommet de Lisbonne, au risque de fausser l’évaluation des enjeux et des perspectives sur ce théâtre d’opérations, à la croisée de plusieurs aires et problématiques géopolitiques. Au prochain sommet de Chicago, en mai 2012, la décision devrait être arrêtée. Les difficultés de tous ordres ne doivent pas occulter les risques liés à la possible reconstitution d’un émirat islamique en Afghanistan. Il faut donc tenir et maintenir.


C’est après l’annonce par la France d’un retrait anticipé de ses troupes, à la fin de l’année 2013, que s’est tenue la dernière réunion en date des ministres de la Défense de l’OTAN, les 2 et 3 février 2012. Sitôt en route vers l’Europe, le secrétaire américain à la Défense, Leon Panetta, avait fait connaître la volonté américaine d’accélérer le transfert des missions de combat aux forces afghanes de sécurité. Les choses devraient être clarifiées lors du prochain sommet atlantique de Chicago, au mois de mai 2012. De fait, les choses sont difficiles et il a fallu en rabattre sur les ambitions initiales des puissances occidentales en Afghanistan. La complexité et les tourments de la géopolitique afghane, tant au plan intérieur que régional, ont remis en cause le projet de « nation building » mis en œuvre dans l’unanimisme dix ans plus tôt, suite à la Conférence de Bonn (5 décembre 2001). Ce n’est pas l’OTAN comme telle, ses structures et ses procédures qui sont en cause mais le manque de cohésion, de substance et de détermination des Etats membres auxquels appartiennent la décision politique et les ressources militaires. Les Occidentaux sont las de porter les responsabilités qui leur échoient, en Haute Asie comme dans le Grand Moyen-Orient. Pour autant, il est difficilement envisageable de prétendre se désintéresser de l’Afghanistan sans subir les contrecoups de son impéritie. La situation requiert une vision d’ensemble des enjeux et perspectives afin d’éviter que la logique du pire ne l’emporte.

L’engagement de l’OTAN

Pour comprendre l’engagement de l’OTAN sur ce théâtre « hors-zone », il nous faut revenir sur les circonstances et les développements de l’intervention américano-occidentale en Afghanistan, en réponse aux attentats terroristes organisés par Al-Qaida, le 11 septembre 2001. De suite, les Etats-Unis mettent sur pied une coalition et, avec l’aval des Nations unies, ils lancent l’opération Enduring Freedom (« Liberté immuable »), le 7 octobre 2001. En peu de temps, les Talibans et les forces d’Al-Qaida sont balayés par les coalisés qui, sur le terrain, coopèrent avec l’Alliance du Nord (Tadjiks, Ouzbeks, Turkmènes, Hazaras). Dans l’intervalle, les pays membres de l’OTAN ont activé l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord (la clause d’assistance mutuelle) et plusieurs d’entre eux participent à la coalition américaine (1). La Russie elle-même apporte sa contribution (renseignements, contacts avec l’Alliance du Nord et appui diplomatique en Asie centrale pour l’obtention de facilités logistiques). Signés parallèlement à l’opération Enduring Freedom, les Accords de Bonn du 5 décembre 2001 visent à organiser le soutien de la « Communauté internationale » à la refondation de l’Etat afghan (création de nouvelles forces de sécurité, reconstruction des infrastructures, mise en place d’institutions). Il s’agit là d’une ambitieuse entreprise de « nation building », en phase avec le constructivisme de l’Occident moderne (2). C’est alors qu’est décidée la mise sur pied de la FIAS (Force internationale d’assistance à la sécurité), destinée à assurer dans la capitale afghane une mission de maintien de la paix. La décision est entérinée par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, le 20 décembre 2001. D’une manière générale, l’engagement militaire américano-occidental en Afghanistan fait figure de juste guerre («guerre de nécessité »), ce que l’actuel Président des Etats-Unis n’a cessé de marteler durant la campagne électorale de 2008 afin de marquer la différence avec la guerre d’Irak (une « guerre de choix »).

Les six premiers mois, la FIAS est sous commandement britannique. Déployée à Kaboul, elle regroupe 5000 hommes, très majoritairement issus des pays membres de l’OTAN. La Turquie assume ensuite la fonction de nation-cadre et la dégradation de la situation amène la FIAS à étendre son aire de responsabilité au-delà de Kaboul. Les nations européennes éprouvent vite des difficultés à générer les forces nécessaires et l’option « OTAN » est d’ores et déjà envisagée. L’Allemagne et les Pays-Bas succèdent conjointement à la Turquie et se tournent vers le SHAPE (Quartier général du Commandement suprême allié en Europe) pour certaines tâches de planification et d’exécution. Début 2003, le Canada prend le relais et demande à ce que la FIAS soit placée sous la responsabilité de l’OTAN. Le Conseil de l’Atlantique Nord en prend la décision le 16 avril 2003. Le recours à l’OTAN permet de faciliter la rotation des forces, d’élargir le nombre des Etats contributeurs, de mutualiser une partie du financement et d’assurer la continuité des chaînes de commandement. Progressivement, la FIAS accroît ses effectifs, élargit plus encore son aire de responsabilité et s’engage dans la reconstruction du pays avec la mise sur pied de PRT (Provincial Reconstruction Team). Sur le terrain, la distinction entre la pacification et la « guerre contre le terrorisme » s’estompe. Le 8 décembre 2005, le Conseil de l’Atlantique Nord décide de doubler les effectifs de la FIAS et d’étendre sa présence dans les zones de confrontation, au sud et à l’est du territoire afghan. Bientôt, ce sont quarante nations, membres et partenaires de l’OTAN, qui fournissent un effectif de 47 000 hommes et la mission s’étend à l’ensemble du territoire (3).

Pourtant, la situation militaire se détériore progressivement et l’« irakisation » du théâtre afghan est évoquée dès 2006, alors même que la Mésopotamie menace de basculer dans une guerre sectaire entre chiites et sunnites. Le retour en force des Talibans qui bénéficient de bases arrières dans les zones tribales et frontalières du Pakistan – l’appui des services secrets pakistanais (ISI) à certains groupes d’insurgés est connu -, met en péril la finalité politique de l’opération (le commandement suprême des Talibans, dirigés par le mollah Omar, serait hébergé dans la région de Quetta, au sud-est du Pakistan). Depuis, les Etats-Unis et leurs alliés ont considérablement renforcé le dispositif d’ensemble, développé des approches civilo-militaires et procédé à des réajustements stratégiques (nous y reviendrons). Si l’insurrection talibane et les agissements d’Al-Qaida n’ont jamais été en mesure de menacer frontalement les troupes de l’OTAN et leurs alliés, la situation reste instable et l’on craint que l’Armée nationale afghane (ANA) ne soit pas en mesure d’assurer sa mission de sécurité sans réassurance occidentale. D’aucuns mettent en question l’OTAN et ses modes de fonctionnement mais ce n’est pas la « technostructure » atlantique qui est en cause. Le manque de détermination politique, l’insuffisance des moyens militaires déployés et les règles d’engagement restrictives (les caveats) de certaines nations renvoient chacun à ses responsabilités propres ; aucune alliance ou coalition de volontaires ne saurait pallier le manque, sinon l’absence, de volonté de puissance de ses membres. Chez les alliés européens plus particulièrement, le Welfare State a dévoré le Warfare State et l’on prétend travestir le grand déclassement en cours du Vieux Continent en un accomplissement final (voir les palinodies sur le Soft Power de l’Europe pensée comme une nouvelle tour de Babel). Or, l’OTAN et ses Etats membres sont plongés dans une guerre asymétrique menée par un ennemi protéiforme aux motivations autrement puissantes et enracinées. De surcroît, ce conflit s’inscrit dans une géopolitique afghane tourmentée (clivages ethniques entre Tadjiks et Pachtounes ; rivalités tribales et oppositions sectaires sur fond d’islamisme généralisé) et travaillée par les contradictions régionales (voir infra).

De la contre-insurrection au contre-terrorisme

C’est dans ce contexte stratégique et géopolitique, avec en toile de fond un forme nouvelle de « malaise américain », que l’Administration Obama a décidé de porter l’effort sur la guerre d’Afghanistan en élargissant des opérations aux provinces nord-ouest du Pakistan où les Talibans, protégés par les services pakistanais, bénéficient de bases arrières. Le « surge » de 2009-2011, c’est à dire l’envoi en renfort de 30 000 soldats américains supplémentaires (le corps expéditionnaire américain atteint le total de 100 000 hommes, soit les deux tiers des effectifs alliés) se fait dans une logique de contre-insurrection, sous la direction du général Petraeus. L’idée de manœuvre est de mener en synergie des actions militaires graduées et adaptées aux conditions locales, des actions psychologiques et des programmes de développement pour rallier les populations locales («conquérir les cœurs et les esprits »). Dans le sud et l’est de l’Afghanistan sont lancées des offensives pour reconquérir le terrain perdu et le tenir dans la durée. Des frappes ciblées au moyen de drones armés et des opérations spéciales sont aussi conduites dans les régions tribales pakistanaises. Parallèlement, une tactique de contre-guérilla permet d’éliminer physiquement nombre de chefs talibans. Dans cette guerre où les notions de victoire et de défaite sont difficiles à appréhender, l’OTAN a remporté de réels succès. Aussi les Talibans ont-ils étendu leur action à des zones moins instables (le nord et l’ouest de l’Afghanistan) et, en sus des engins explosifs sur les routes des convois, ils organisent des attentats-suicides. Au total, le bilan est mitigé et un récent rapport interne de l’OTAN, dévoilé peu avant la dernière réunion des ministres de la défense (2 février 2012), est en retrait sur les annonces officielles (4).

Le principe d’un retrait des troupes de l’OTAN à l’horizon 2014 a pu être arrêté lors du sommet atlantique de Lisbonne (novembre 2010). Les fragiles acquis de la contre-insurrection et le succès de l’opération menée contre Oussama Ben Laden – le chef d’Al-Qaida est exécuté par un commando américain, le 2 mai 2011, sur le sol pakistanais (5) –, ont ouvert la possibilité de préciser le calendrier de retrait avec passage de relais aux forces de sécurité de l’Etat afghan (Armée nationale afghane, forces de police et milices locales), soit environ 300 000 hommes qui doivent être formés et équipés par les Occidentaux. L’entreprise est difficile et l’édification d’une armée nationale suscite l’hostilité des insurgés qui veulent empêcher la mise sur pied d’une force de combat autochtone. Ce faisant, les Occidentaux ont redéfini dans un sens plus restreint ce que l’on nomme, dans le jargon des stratèges, l’« état final recherché », c’est à dire le « but de guerre » (le Zweck de Clausewitz). L’objectif est de consolider un pouvoir central afghan qui soit à même de contrôler le territoire et d’interdire la reconstitution d’un émirat islamique. Le « but dans la guerre » (le Ziel de Clausewitz) consiste à mener la nécessaire « défense de l’avant », pour que l’Etat afghan et ses forces soient consolidés, tout en ouvrant un processus de négociation avec les Talibans (6). Il faut en effet dissocier les fléaux et introduire un coin entre les insurgés qui combattent dans une optique locale d’une part, les jihadistes engagés dans une entreprise planétaire d’autre part (le clivage ne recoupe que partiellement la distinction entre les Talibans et Al-Qaida). In fine et selon les catégories de Carl Schmitt, il s’agit donc de discriminer le « partisan tellurique » qui inscrit son combat dans le cadre limité d’un territoire du partisan global mû par une hostilité illimitée (7).

Ainsi l’OTAN et ses alliés basculent-ils de la contre-insurrection au contre-terrorisme, une « guerre au scalpel » menée au moyen de drones, de forces spéciales et de soldats afghans formés par les armées occidentales. Les objectifs de cette guerre sont mieux circonscrits et, pour autant que la « ligne rouge » ne soit pas perdue de vue, ils semblent à portée. Si le processus était artificiellement accéléré, le repli du corps expéditionnaire occidental et le passage de relais aux forces afghanes pourraient se transformer en une fuite honteuse, entraînant des contrecoups dans l’ensemble du Grand Moyen-Orient et dans le bassin occidental de la Méditerranée, voire même dans la zone sahélo-saharienne, nul ne nous reconnaissant un quelconque « pré-carré » naturel dans ces espaces. En Afghanistan, le brusque retour au pouvoir des Talibans tel qu’il est anticipé par certains observateurs et analystes signifierait un échec dramatique dont on a peine à anticiper la série de causalités géopolitiques en découlant. L’autre perspective à envisager est celle d’une guerre civile entre les ethnies regroupées au sein d’une nouvelle « Alliance du Nord » (une coalition entre Tadjiks, Ouzbeks, Turkmènes et Hazaras) d’un côté, les Talibans et les clans pachtounes (ils sont majoritaires dans le Sud et l’Est de l’Afghanistan) de l’autre. L’affrontement aurait une dimension internationale avec le probable soutien russe et indien, voire iranien, à cette « Alliance du Nord », celui déjà effectif du Pakistan aux Pachtounes et Talibans. Aussi le prochain retrait militaire occidental devra-t-il être compensé par un appui renouvelé au pouvoir central afghan et à son armée. A ces fins, les Etats-Unis, l’OTAN et ses principaux Etats membres, dont la France, négocient avec Kaboul des « partenariats stratégiques » qui visent à prolonger l’effort après 2014 pour consolider le fragile acquis et conserver une présence allégée en Haute-Asie, axée sur le contre-terrorisme.

Un théâtre à la croisée de plusieurs aires géopolitiques

Cette présence, fût-elle allégée, est d’autant plus nécessaire que l’Afghanistan n’est pas un lointain bout du monde « au milieu de nulle part » mais un territoire à la croisée de plusieurs aires géopolitiques (Asie du Sud et de l’Est, Haute-Asie et Moyen-Orient) et d’importantes problématiques stratégiques (islamisme, terrorisme et prolifération, désenclavement de l’Asie centrale). La situation requiert donc une vision géopolitique globale des enjeux. On sait que l’Afghanistan constitue un enjeu dans le conflit larvé qui oppose le Pakistan à l’Inde sur le Cachemire. Ce conflit indo-pakistanais est aggravé par le fait qu’il s’agit là de deux puissances nucléaires qui se sont affrontées à plusieurs reprises, même après les campagnes de tir de 1998 (cette « petite guerre » montre que la logique de dissuasion, censée rationaliser les postures stratégiques, n’est pas une loi du monde). Bien que le Pakistan se soit engagé au côté des Etats-Unis dans la « guerre contre le terrorisme » lancée après le 11 septembre 2001, une partie de l’appareil de pouvoir (militaires et services secrets) et leurs relais islamistes s’ingénient à faire de l’Afghanistan leur « grand arrière » pour s’assurer une certaine profondeur stratégique face à l’Inde et neutraliser les revendications historiques de Kaboul sur le les zones pachtounes pakistanaises (8). En retour, New-Delhi a renforcé ses relations avec le président Hamid Karzaï et le pouvoir central afghan. Sur les frontières nord-orientales de l’Afghanistan (voir le pédoncule du Wakhan, entre les chaînes du Pamir et l’Hindou Kouch), la Chine et son jeu propre doivent aussi être pris en compte. Rival de l’Inde, le pouvoir chinois est l’allié du Pakistan et, au fur et à mesure que les relations entre New-Delhi et Washington se dégradent, l’alliance sino-pakistanaise se renforce (9).

Sur ses frontières occidentales, l’Afghanistan a pour voisin l’Iran chiite et ces espaces ont été, au XVIIe siècle, le théâtre de conflits récurrents entre les empires Perse et Moghol, un « grand jeu » qui a précédé les rivalités anglo-russes du XIXe siècle en Haute-Asie ; une partie de l’Afghanistan était intégrée dans l’Empire Perse, notamment la ville d’Hérat, un relais important sur les routes commerciales reliant le Moyen-Orient au sous-continent indien (10). L’influence historique et culturelle de l’Iran en Afghanistan, via les Hazaras (chiites de religion) et les Tadjiks (sunnites mais de langue persane), n’est certainement pas à négliger. A l’époque contemporaine, l’Afghanistan est aussi un terrain d’affrontement entre l’islamisme chiite impulsé par Téhéran et l’islamisme sunnite dont Islamabad est l’un des centres nerveux (11). L’arrivée au pouvoir des Talibans, en 1996, a donc suscité l’inquiétude de l’Iran et, de fait, des populations chiites ont été massacrées. Aussi Téhéran a-t-il travaillé à la lutte contre les Talibans puis s’est engagé dans la « reconstruction » de l’Afghanistan, notamment dans la région d’Hérat où ces capitaux iraniens sont investis dans les infrastructures et la fourniture d’électricité. L’installation dans la durée des Occidentaux, la guerre en Irak et la crise nucléaire entre Téhéran et la « Communauté internationale » ont renouvelé la donne. Sur les confins occidentaux de l’Afghanistan, la « contradiction principale » n’est plus entre chiites et sunnites mais entre Iraniens et Américains. Engagé dans de troubles jeux de nuisance, le pouvoir iranien soutient aussi des chefs de guerre et des extrémistes de religion sunnite, pourvu qu’ils s’attaquent aux troupes de l’OTAN et cherchent à accélérer le départ des Occidentaux.

Dans le prolongement du Pakistan, l’Afghanistan est aussi une aire de passage vers les Etats frontaliers d’Asie centrale (Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan) et le Bassin de la Caspienne, des espaces encore largement enclavés et dépendants de la Russie pour l’exportation de leurs ressources sur le marché mondial. Dans cette aire géographique, « hommes forts » et « satrapes » craignent l’extension des troubles afghans et ils cherchent des réassurances au moyen de solidarités entre nomenklaturas post-soviétiques, dans le cadre de l’OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective) – une alliance centrée sur la Russie -, et de l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghaï) dont la Chine est partie prenante. Par ailleurs, ces Etats coopèrent aussi avec l’OTAN, à travers le Partenariat pour la Paix. Plus au nord, les dirigeants russes redoutent également l’extension du désordre dans cette Asie centrale qu’ils considèrent comme relevant de leur « étranger proche » (Vladimir Poutine veut mettre en place une Union eurasienne, plus cohésive que l’actuelle Communauté des Etats indépendants). Moscou joue tout à la fois de l’OTSC et de l’OCS pour consolider ses positions, contrer la percée américano-occidentale et contenir la Chine. Très actifs en Asie centrale, les dirigeants chinois entendent tenir à l’écart les dynamiques islamiques et pantouraniennes susceptibles de retentir au Sin-Kiang mais renforcer les liens économiques avec les espaces producteurs d’hydrocarbures de la Caspienne (12).

Mélancolie ou grande fatigue ?

A l’évidence, le théâtre afghan est d’importance et recèle des enjeux d’ordre stratégique au plan régional. On ne saurait donc s’en détourner pour mieux se concentrer sur le front électoral et les sondages plutôt que de convaincre l’opinion publique du bien-fondé de cet engagement. A fortiori dans le cas des grandes nations européennes puisqu’il s’agit là d’un engagement limité, à la mesure de leurs moyens. Cela dit, le point de vue olympien ne doit pas escamoter les aspérités du terrain et la complexité de la situation afghane, d’autant plus que les provocations iraniennes à l’encontre de la « Communauté internationale » et les turbulences du Grand Moyen-Orient conduisent au raccourcissement des lignes d’engagement pour mieux déterminer les points d’application de la stratégie occidentale.

Sur ce théâtre situé aux portes de l’Asie centrale, les Occidentaux sont à l’extrême limite de la grande stratégie d’enlargement qui a prévalu au sortir de la Guerre froide et de fait, ils ne doivent pas se laisser prendre au piège de l’hyper-extension impériale. L’« afghanisation » du conflit et le basculement vers le contre-terrorisme ouvrent une voie médiane entre fixisme stratégique et retraite précipitée, un scénario honteux en plus d’être dangereux. Au vrai, les défis relèvent avant tout de la sphère de la volition et des représentations.  Le spectre de la décadence rôde et les Occidentaux sont menacés d’une grande fatigue. Les Occidentaux sont menacés d’une grande fatigue et les temps invitent à la mélancolie. Aussi faudrait-il lire Saint Augustin, quelques autres encore, pour comprendre que l’idée de décadence est un puissant ressort dans l’histoire de l’Occident. Il ne s’agit pas de se complaire dans de telles époques mais de mesurer les erreurs pour relever les défis.

Notes •

(1) C’est dans ces circonstances que Donald Rumsfeld déclare : « La mission définit la coalition ». L’objectif de l’Administration Bush était de se réserver la plus grande liberté d’action qui soit et éviter une réitération de la guerre du Kosovo au cours de laquelle le choix des frappes avait donné lieu à de longues et pénibles négociations interalliées. Influencée par Jomini, la stratégie américaine confère une grande liberté d’action aux chefs militaires une fois que le pouvoir politique a pris la décision d’entrer en guerre.

(2) Cette entreprise d’ingénierie sociopolitique achoppe sur les réalités identitaires afghanes mais la critique se limite le plus souvent à mettre en cause l’accaparement de l’Administration Bush par la guerre d’Irak et l’insuffisance des moyens financiers déployés en Afghanistan. Ce sont pourtant des sommes énormes qui auront été déversées sur ce pays dont la forte croissance économique (10% par an), tirée par les dépenses militaires et l’aide internationale, a tout d’une « bulle ». A la racine du « nation-building », ce corpus d’illusions à l’extrême pointe des théories artificialistes de la modernité occidentale, il y a une « présomption fatale » (Friedrich A. Hayek) dont on se refuse à tirer toutes les conséquences.

(3) L’extension de la mission de l’OTAN, de 2003 à 2006, accompagne le processus politique afghan et l’instauration d’un gouvernement plus ou moins « décent » et démocratique. Avec l’accord de la Loya Jirga, la « grande assemblée » intertribale, une constitution est adoptée en 2003. L’année suivante, Hamid Karzaï – un notable pachtoune réputé modéré et surtout opposé aux Talibans qui recrutent principalement dans les zones pachtounes – est élu président. En 2005, des élections législatives sont organisées. Toutefois, les rivalités ethniques et confessionnelles (Pachtounes contre Tadjiks et sunnites contre chiites pour schématiser la situation) ainsi que le jeu des tribus et des chefs de guerre sur fond de narcotrafics et de corruption généralisée, limitent drastiquement l’autorité et le pouvoir effectif de l’Etat central lui-même miné par la corruption et les allégeances personnelles. Le déroulement de l’élection présidentielle afghane de 2009 et la reconduction d’Hamid Karzaï ont été entachés de fraudes.

(4) Dévoilé le 1er février 2012 par la presse britannique, ce rapport met en évidence la talibanisation de la société afghane et l’ampleur du soutien pakistanais aux « insurgés ». Le Pakistan et l’ISI connaissent les lieux de résidence des plus hauts dirigeants talibans, d’après ce document, qui, selon la BBC, est le fruit de 27.000 interrogatoires de plus de 4.000 prisonniers talibans et membres d’Al-Qaida et de combattants et civils étrangers. Islamabad a réagi à ces révélations. Abdul Basit, le porte-parole du ministère pakistanais des Affaires étrangères, a qualifié de « futiles » ces « accusations ». « Nous menons une politique de non interférence en Afghanistan », a-t-il déclaré à l’AFP. Le Pakistan, qui « a énormément souffert du long conflit afghan », soutient « le processus de réconciliation en Afghanistan mené par les Afghans » car il est « dans l’intérêt (pakistanais) d’avoir un Afghanistan stable et en paix », a-t-il ajouté (dépêche AFP, 1er février 2012).

(5) Voir Jean-Sylvestre Mongrenier, La contre-figure de Ben Laden et son impact historique, Institut Thomas More, 31 août 2011.

(6) Les Talibans ont accepté, début janvier 2012, d’ouvrir un bureau de représentation au Qatar pour négocier directement avec les Etats-Unis. Le gouvernement de Karzaï et le Pakistan, ainsi marginalisés par le processus de paix, tenteraient d’ouvrir un canal de négociation concurrent en Arabie Saoudite.

(7) Voir Carl Schmitt, « Théorie du Partisan » (1962), in La notion de politique, Calmann-Lévy, 1972.

(8) Le pouvoir afghan a longtemps contesté la légitimité de la « ligne Durand », la frontière orientale de l’Afghanistan tracée en 1892 par lord Mortimer Durand, vice-roi des Indes, au sud de la passe de Khyber. Cette limite passe au milieu d’une zone de montagnes peuplées de Pachtounes. A l’est de la ligne Durand, les tribus pachtounes bénéficiaient d’une très large autonomie dans le cadre de l’Empire des Indes. La région constituait une zone-tampon avec le royaume d’Afghanistan et les tribus pachtounes fournissaient des troupes aux Britanniques. Ces même régions sont organisées sous la forme de « territoires tribaux » autonomes dans le cadre du Pakistan (les Pathans du Pakistan sont des Pachtounes) et elles abritent les bases arrières talibanes. C’est avec le soutien diplomatique de l’URSS, que le gouvernement communiste d’Afghanistan – la monarchie est abolie en 1973 et le Parti Démocratique du Peuple Afghan (PPDA) est au pouvoir –, revendique le « Pachtounistan », c’est-à-dire les territoires à l’est de la « ligne Durand ». Les litiges historiques entre Afghanistan et Pakistan portent par ailleurs sur le Baloutchistan, la plus vaste des provinces pakistanaises étant agitée par des mouvements autonomistes et séparatistes. L’ethnie baloutche couvre aussi le sud de l’Afghanistan et l’est de l’Iran. Cette zone se trouve à l’intersection de l’Afghanistan et du golfe Arabo-Persique. Elle abrite le port de Gwadar (construit par la Chine), à proximité du détroit d’Ormuz. Sur la délimitation des frontières afghanes dans le cadre des rivalités anglo-russes du XIXe siècle et les différents niveaux d’analyse de la géopolitique afghane, voir Yves Lacoste, « L’Afghanistan : grand jeu et logiques tribales », in Géopolitique. La longue histoire d’aujourd’hui, Larousse, 2006, pp. 284-293.

(9) Outre sa forte présence diplomatique de New-Delhi en Afghanistan et la signature, en octobre 2011, et la signature d’un accord de sécurité avec Kaboul (il porte notamment sur la formation des forces afghanes), les projets de développement et les investissements indiens en Afghanistan sont importants. L’ouverture d’une route énergétique entre l’Inde et l’Iran est aussi à l’étude. Cette présence indienne conduit l’« Etat profond » pakistanais à accroître son soutien occulte aux Talibans et ses liens avec Pékin. L’alliance sino-pakistanaise est multidimensionnelle. Pékin a financé la construction du port de Gwadar – une position-clef dans la stratégie du « collier de perles », entre golfe Arabo-Persique et Méditerranée asiatique (Mer de Chine méridionale) -, renforcé sa coopération nucléaire avec Islamabad et soutient plus ou moins ouvertement les positions pakistanaises sur la question du Cachemire. Après le raid américain sur la cache de Ben Laden, le 2 mai 2011, Youssouf Gilani, premier ministre du Pakistan, a dressé un éloge remarqué de la Chine, laissant à penser que cette dernière pourrait représenter une alternative au partenariat stratégique avec les Etats-Unis. Sur le territoire afghan, la Chine est aujourd’hui un investisseur majeur, notamment dans le secteur des produits miniers (voir les mines de cuivre d’Aymak). Plus généralement, l’intérêt de la Chine pour l’Afghanistan s’inscrit dans sa politique centre-asiatique, Pékin cherchant dans ce « milieu des empires » à développer des voies terrestres d’approvisionnement énergétique mais aussi à contenir l’islamisme et verrouiller la question des Ouighours du Sin-Kiang.

(10) Popularisé par Rudyard Kipling dans son Kim, l’expression de « Grand Jeu » aurait été forgée par un capitaine de la Compagnie des Indes orientales. Sur l’histoire de cette rivalité anglo-russe, voir Peter Hopkirk, Le Grand Jeu. Officiers et espions en Asie centrale, Editions Nevicata, 2011. L’expression est quelque peu galvaudée mais néanmoins fort utile pour désigner les rivalités géopolitiques en Haute Asie. Michel Jan, co-auteur du Milieu des empires (René Cagnat et Michel Jan, Le milieu des empires ou le destin de l’Asie centrale, Robert Laffont, 1981), évoque désormais, du fait de l’élargissement des horizons, un « Très Grand Jeu ».

(11) Etat fondé sur le principe d’un islam politique idéologisé, le Pakistan est peut-être le foyer islamiste le plus actif au monde. Au plan doctrinal, les divers groupes islamistes pakistanais s’appuient sur l’héritage du Jamaat-e-Islami (« Parti islamique ») fondé en 1941, à l’époque des Indes britanniques, et sur celui de l’école déobandie, elle-même fondée en 1867. Les islamistes pakistanais se sont aguerris au Cachemire et en Afghanistan, pendant la période soviétique.

(12) Sur la poussée chinoise en Asie centrale et le gazoduc qui relie le Turkménistan au Sin-Kiang (l’ancien Turkestan chinois et actuel Xinjiang), voir Jean-Sylvestre Mongrenier, Du Turkménistan au Sin-Kiang. Axes énergétiques et reconfigurations géopolitiques de l’ancien Turkestan, Institut Thomas More, 5 janvier 2010.