Nucléaire iranien · L’urgence d’une décision souveraine

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

17 septembre 2012 • Analyse •


Le début de cette semaine a vu s’ouvrir la Conférence générale de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique). En dépit d’un optimisme de commande, les négociations relatives au programme nucléaire iranien et sa dimension militaire n’ont pas progressé ces derniers mois. Nous entrons dans une zone d’incertitude et le défi requiert une décision souveraine.


Voici près de dix ans que le conflit autour du programme nucléaire iranien a commencé de se nouer. Malgré les diverses résolutions du Conseil des gouverneurs de l’AIEA et du Conseil de sécurité des Nations unies, le régime islamique iranien n’a eu de cesse de développer sa capacité à enrichir l’uranium et d’entraver les efforts de l’AIEA pour lever le voile quant à la dimension militaire de ce programme. Celui-là entre dans une « zone d’immunité » et les décisions ne pourront plus longtemps être différées sans engendrer de graves conséquences stratégiques et géopolitiques. Du fait de leur ampleur, elles reposent sur les épaules des puissances occidentales à hauteur de leurs responsabilités historiques.

Un échec de la diplomatie

A ce stade du conflit, il n’y guère de place pour le doute quant aux intentions du régime iranien et le semblant de négociation amorcé en 2003, négociations interrompues par de longues périodes d’atermoiement, aura surtout permis à Téhéran de gagner du temps et d’avancer sur la voie de l’atome militaire. Au vrai, le président iranien en titre, Mahmoud Ahmadinejad, nous avait avertis du fait que le programme nucléaire était « une locomotive sans frein,  ni marche arrière » (20 février 2007). Les inspections de l’AIEA sur les sites iraniens suspects n’ont pu être conduites en raison des obstacles dressés par le pouvoir. Quant aux deux dernières réunions organisées entre Téhéran et les « 5+1 »  (les membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne), à Istanbul puis à Moscou (avril-juin 2012), elles auront été de nouveaux échecs.

Publié le 30 août dernier, un nouveau rapport de l’AIEA met en exergue le refus de Téhéran de coopérer avec les inspecteurs dépêchés par cette organisation qui, en ce domaine, représente la communauté internationale. Parmi les sites dont l’AIEA s’est vu refuser le plein accès, mentionnons la base militaire de Parchin, près de Téhéran. Le régime est soupçonné d’y avoir mené des tests d’explosion applicables au nucléaire (le site est en cours de « nettoyage »). L’accès aux scientifiques les plus investis dans ce programme ainsi qu’aux informations nécessaires pour dissiper les vastes zones d’ombre est aussi difficile, voire impossible. De surcroît, le rapport de l’AIEA souligne le doublement de la capacité d’enrichissement de l’uranium sur le site de Fordow, près de Qoms. Téhéran dispose d’une quantité encore accrue d’uranium enrichi à 20%. Dès lors, le passage à 90% – c’est le seuil nécessaire pour réaliser une arme nucléaire – est à portée de Téhéran.

Longtemps, le déni aura été la norme dans une partie de l’opinion dite éclairée mais les choses changent peu à peu. Ceux-là même qui se montraient sceptiques quant à l’ambition nucléaire iranienne – orientalistes amoureux de leur objet ou locuteurs patentés des langues persanes –, expliquent désormais qu’un tel événement serait insignifiant. Demain, ils cultiveront plus encore le paradoxe et prétendront démontrer les avantages d’une puissance nucléaire iranienne, au Moyen-Orient comme pour l’ensemble des équilibres mondiaux. La dissuasion nucléaire et ses effets pacifiants ne constitueraient-ils pas une sorte de loi du monde ? Sophismes et paralogismes seraient censés nous préserver du danger. Ce sont là tactiques d’évitement.

Nous pourrions disserter sur la nature des régimes politiques et les prolongements induits au plan extérieur, sur le fait que la symétrie des arsenaux peut s’accompagner d’une asymétrie morale entre leurs détenteurs, sur les intentions hostiles proclamées du régime iranien ou encore les risques et menaces d’une prolifération en cascade dans une région névralgique, égarée entre haines ataviques, idéologies mortifères et conflits multiples. Au vrai, la seule intelligence de ce qu’est le « Politique », saisi dans son essence, devrait suffire à anticiper la menace que constituerait un Iran nucléarisé. Du point de vue de l’homo politicus, cela relève des « certitudes-formes de vie » et des logiques profondes qui génèrent l’hostilité. Malheureusement, les sociétés de notre modernité tardive sont elles-mêmes à la dérive. Démonie de l’économie, affolement des technosciences et ruptures anthropologiques semblent avoir anesthésié le sens du tragique et la perception des dangers.

Le temps presse

Certes, la conjugaison de sanctions économiques alourdies au fil des ans (l’UE a mis en place un embargo pétrolier au 1er juillet 2012), de pressions diplomatiques et d’opérations clandestines, sur lesquelles un coin du voile a été levé, ont affaibli l’Iran. La bascule de la Syrie dans la guerre et l’incapacité du régime baassiste à reprendre le contrôle intégral de la situation ont aussi un grand impact sur les équilibres régionaux, le régime iranien ne disposant guère d’autres alliés au Moyen-Orient. Au Liban, le Hezbollah en subit les contrecoups, le territoire syrien  jouant jusqu’alors le rôle de plaque tournante dans les relations avec l’Iran (notamment pour le trafic d’armes). L’ « arc chiite » tant redouté par les régimes arabes-sunnites du Moyen-Orient est d’ores et déjà bien endommagé. Le 13 septembre dernier, le vote par le Conseil des gouverneurs de l’AIEA d’une nouvelle résolution a encore accru la pression sur Téhéran.

Pourtant, l’isolement diplomatique dont est affecté l’Iran doit être nuancé. Cet « Etat-paria» préside actuellement le Mouvement des non-alignés (MNA) et il s’est révélé en mesure d’organiser à Téhéran un sommet auquel de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement ont participé (16e sommet du MNA, 26-31 août 2012). S’il ne faut certes pas y voir un ralliement pur et simple au régime iranien et à ses orientations, le fait est pourtant que nombre des Etats présents ne font pas de la lutte contre la prolifération une priorité politique et diplomatique. On soulignera à ce propos qu’au sein du Conseil des gouverneurs de l’AIEA, l’Egypte et la Tunisie se sont abstenues de voter la dernière résolution en date (celle-là a été votée par 31 Etats sur 35).

Par ailleurs, beaucoup de « non-alignés » sont prompts à apporter leur concours verbal à Téhéran, pour peu que les dirigeants iraniens instrumentalisent les haines qui se focalisent sur Israël, l’Etat hébreu étant perçu et présenté comme la quintessence de l’Occident. Sur un plan plus général, la Russie comme la Chine persistent dans leur ambivalence. Si ces deux Etats sont parties prenantes des efforts de la Communauté internationale pour refouler les ambitions iraniennes, ils ménagent en fait le partenariat géopolitique qui les lie à l’Iran. Dans les conflits entre l’Occident et certains pays du Sud, Pékin et Moscou se posent sur le fléau de la balance et font prévaloir leurs intérêts de puissance, sans grand souci des responsabilités internationales qui leur échoient.

Aussi et surtout, le temps commence à faire défaut, le programme nucléaire iranien s’approchant dangereusement d’une « zone d’immunité ». L’expression ne désigne pas tant les seuils technologiques en passe d’être franchis que la capacité de Téhéran à préserver ses installations contre une campagne de bombardements aériens et de frappes de missiles. C’est le site de Fordow – creusé dans une montagne, sous 90 mètres de granite – qui est ici en question (Fordow se trouve à proximité de la ville religieuse-chiite de Qoms). Bientôt, des installations cruciales pourraient être totalement à l’abri des vues et coups des puissances occidentales, conférant ainsi à Téhéran une sorte d’invulnérabilité. Il sera alors trop tard, si l’on veut s’en tenir à une stratégie aérospatiale, pour arrêter à moindres risques cette machine infernale.

Une conception altière de la souveraineté

Par voie de conséquences, les instances politiques des puissances occidentales pourraient être rapidement amenées à trancher entre les antinomies de l’action historique (il faut choisir le moindre mal). C’est là une question de souveraineté, au sens le plus noble et éminent du terme. Trop souvent, la souveraineté est invoquée pour justifier le laisser-aller des finances publiques, l’expansion de la sphère étatique très au-delà des fonctions régaliennes, la perpétuation d’une social-démocratie à bout de souffle ou, au plan international, la préservation d’une tyrannie et le maintien d’un statu quo qui n’existe plus. Aussi le concept est-il quelque peu galvaudé.

C’est à une conception autrement plus vraie et existentielle de la souveraineté que nous nous réfèrerons donc. Il s’agit là d’une décision d’ordre vital, en réponse à une situation de détresse ou à un cas d’urgence (l’« Ernstfall » des constitutionnalistes allemands). La pleine souveraineté présuppose un chef politique ne se réfugiant pas derrière un corpus de règles abstraites, apte à décider et agir lorsque le droit se révèle impuissant. Conservons à l’esprit la formule de Carl Schmitt : « Est souverain celui qui décide de (et dans) l’exception ». Elle renvoie au « summum imperium » des Romains, à la « puissance absolue et perpétuelle » de Jean Bodin, lui-même se reportant à la « majestas » des Latins.

Très concrètement, la possibilité d’une intervention de vive force, par les airs, est plus que jamais d’actualité et elle ne doit pas être considérée comme une simple rhétorique de la menace. Une telle décision ne saurait reposer sur le seul Etat hébreu, cible principale de la vindicte iranienne et de l’hostilité proclamée du régime islamique, ni même des Etats-Unis d’Amérique. Les puissances occidentales dans leur ensemble, celles qui entendent tenir leur rang et remplir leur mission politique à tout le moins, sont appelées à assumer leurs responsabilités historiques.

La décision, si elle s’impose à l’esprit, ne doit pas être suspendue à la prétendue bonne volonté de la Russie et de la Chine, artificiellement posées en champions du droit international. L’existence même du droit de veto au Conseil de sécurité est une possibilité d’arbitraire politique, ce qui est la négation du droit. Plus généralement, le respect intégral du multilatéralisme onusien prôné ici ou là n’est que le masque de l’impuissance et du consentement au déclin, processus que l’on souhaiterait tranquille et point trop inconfortable. D’aucuns parleraient de « tiédeur mortelle » pour désigner cette ambiance psycho-politique qui n’est pas sans évoquer le règne du « dernier homme ».

Des vertus quiritaires

Au total, la crise autour du nucléaire iranien et l’impératif de souveraineté mettent en jeu ce que Georges Sorel nommait les « vertus quiritaires ». L’épreuve nous renvoie à l’état intellectuel, moral et spirituel de nos sociétés, les caractéristiques de la modernité tardive se révélant peu favorables à l’émergence de personnalités d’envergure et aux décisions historiales. Croire à peu de choses ne mène jamais qu’à peu de choses.

Et pourtant. Dans les temps longs de l’Occident, le thème du déclin est omniprésent et cette vive conscience eschatologique est aussi un puissant ressort moral.  Les décadences sont des phénomènes ondulatoires et l’Histoire demeure ouverte. Le ressentiment à l’encontre de l’Occident, les manifestations haineuses et le solipsisme nucléaire iranien pourraient provoquer des chocs en retour.