Boko Haram · Le frère nigérian d’Al Qaïda au Maghreb islamique

Antonin Tisseron, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Novembre-Décembre 2012 • Opinion •


Plusieurs sources ont récemment fait état de la présence de combattants de Boko Haram dans le nord du Mali. Ces connexions ne sont pas nouvelles. Mais alors que le Nord-Mali est en cours d’« afghanisation », ces connections sont particulièrement dangereuses pour la sous-région. Retour sur ce frère nigérian d’Al Qaïda au Maghreb.


Boko Haram, dont le nom signifie en haoussa « l’éducation occidentale est un péché », fait partie des groupes considérés comme les plus dangereux en Afrique de l’Ouest. Entre mi 2009 et juin 2012, plus d’un millier de personnes seraient mortes du fait de ses actions. Si en 2002 Oussama Ben Laden a demandé aux membres de la secte de se soulever contre le pouvoir central et d’imposer la charia dans leur pays, et malgré le rapprochement entre Al Qaïda au Maghreb et Boko Haram depuis 2009-2010, il importe de replacer chaque mouvement dans son histoire locale. Boko Haram, tout en ayant rejoint les groupes jihadistes internationaux, reste un mouvement nigérian, dont la dimension religieuse n’est qu’un aspect.

Le basculement dans la violence

Boko Haram n’est pas un nouveau venu sur la scène nigériane. Ce mouvement islamique armé, qui se revendique du salafisme, est fondé en 1995 dans le nord-est du Nigeria. Pendant les premières années de son existence, il fait toutefois peu parler de lui mais, à partir de 2003, l’arrivée à sa tête d’Ustaz Mohammed Yusuf s’accompagne d’un engagement progressif du groupe dans des actions violentes au nom du rejet de la culture et des valeurs occidentales. Concrètement, l’objectif de Mohammed Yusuf est de renverser le pouvoir en place, d’établir un État islamique et de faire appliquer rigoureusement la charia dans les 36 États du Nigeria. L’introduction de la loi islamique dans les douze États du nord du pays est en effet pour lui insuffisante et les autorités nigérianes, outre qu’elles défendent l’idée d’un État laïc, sont corrompues et ont donc perdu leur autorité.

Le 24 décembre 2003, Boko Haram attaque des postes de police et des bâtiments publics dans les villes de Geiam et Kanamma (Yobe). Au cours de l’opération conjointe menée par l’armée et la police contre les terroristes, 18 membres de la secte sont tués, et plusieurs dizaines interpellés. En 2004, Mohammed Yusuf installe la base opérationnelle du groupe à proximité de la frontière avec le Niger, dans le village de Kanamma et, le 21 septembre, plusieurs postes de police de l’État de Borno sont attaqués.

La spirale des attentats

En juillet 2009, des renseignements concordants parviennent aux autorités nigérianes selon lesquelles Boko Haram serait en train de s’armer. L’armée décide de lancer une opération préventive. En réaction, les membres de la secte s’en prennent à des postes de police, de douane, à de bâtiments publics et à la minorité chrétienne dans cinq États du nord du pays : Bauchi, Borno, Kano, Katsina et Yobe. Dans les opérations qui s’ensuivent, plus de 700 membres de Boko Haram, dont son chef sont tués, tandis que plusieurs autres sont emprisonnés sans pour autant mettre fin à la violence. Au cours de l’année 2010, Boko Haram multiplie les attaques dans les États de Borno et de Bauchi. Mallam Umaru Sanni, qui a pris la tête du mouvement, disposerait alors d’environ 300 combattants permanents, auxquels s’ajouteraient près de 300 000 partisans dans les États du nord du Nigeria mais aussi au Niger et au Tchad. Le 7 septembre, la prison de Bauchi est prise d’assaut. Plus de 800 prisonniers, dont une centaine de membres du groupe, sont libérés. Le jour de Noël, sept engins improvisés explosent, entraînant la mort de 80 personnes.

Durant l’année 2011, les attentats continuent. Les candidats aux élections, dénoncées par Boko Haram car « importées de l’Ouest », sont visés, faisant écho au sentiment d’injustice de la population nigériane musulmane. En effet, la candidature du président Goodluck, un chrétien du sud pour succéder au retrait en cours de mandat du musulman du nord Umaru Musa Yar’Adua, est perçue par une partie des musulmans comme un non-respect du principe tacite au sein du People’s Democratic Party selon lequel il doit y avoir une alternance tous les huit ans entre un président chrétien et un autre musulman. En parallèle, Boko Haram cible les représentants de l’État et les dirigeants musulmans qui s’opposent à son projet. Le 16 juin 2011, un kamikaze tente de tuer à Abuja l’inspecteur général de la police. L’attentat est déjoué, mais deux personnes sont tuées. Deux mois et demi plus tard, le 26 août, les bureaux des Nations unies sont frappés à leur tour par un nouvel attentat suicide, témoignant de la capacité de Boko Haram à frapper hors des États du nord.

Limites d’une lecture religieuse

La principale grille de lecture concernant Boko Haram renvoie à son identité religieuse. Lorsqu’il commence à revendiquer ouvertement une application plus stricte de la charia au sortir de la dictature militaire en 1999, Mohammed Yusuf s’inspire des enseignements des « chiites » d’Ibrahim el-Zakzaky, du mouvement fondé par Abubakar Mujahid à Kano en 1994 et d’une faction salafiste appelée la « Communauté des traditionalistes » (Ahl as-Sunnah wa alJama’a). De par son sectarisme et l’évolution de sa confrontation avec l’État nigérian, Boko Haram rappelle également l’insurrection de Maitatsine sous l’égide de Muhammad Marwa à Kano en 1980, qui avait entraîné une sanglante répression de l’armée, la destruction de quartiers entiers, la mort du chef du mouvement, l’entrée en clandestinité de ses fidèles et l’extension des troubles dans les années suivantes.

Mais la comparaison avec d’autres mouvements islamistes s’arrête là. En effet, Boko Haram se singularise par son engagement dans une logique de désobéissance et de confrontation avec les représentants d’un État « laïc », bien plus qu’avec les tenants d’un islam traditionnel. Elle se situe à la confluence des mouvements salafistes et islamistes « républicains », en cherchant à endoctriner les jeunes autour de la vision d’un gouvernement islamique régulant tous les aspects de la vie privée, en prohibant les vêtements serrés mais, dans le même temps, en n’interdisant pas à ses adeptes de porter des montres ou d’autres signes de richesse et de modernité.

La critique de Boko Haram contre le monde moderne ne puise toutefois pas ses racines dans le seul islamisme. Elle renvoie aussi à un courant de pensée anticolonial. L’échec du modèle éducatif occidental est en effet particulièrement flagrant dans le Borno, État de la fédération nigériane compte le plus faible taux de scolarisation primaire (21%) en 2010. Le succès de Boko Haram témoigne ainsi de l’absence de développement du nord musulman. Le mouvement compte d’ailleurs des mendiants et des cadres au chômage qui n’ont jamais terminé leur cursus universitaire. Suivant cette perspective, Boko Haram évoque une révolte sociale basée sur une sorte de théologie de la libération en faveur de la justice, la demande de la secte en faveur d’une stricte application de la charia reflétant alors les aspirations réformistes d’une partie de la population, avec en toile de fond les désillusions de la transition démocratique depuis la fin de la dictature militaire en 1999. La secte serait un mouvement de protestation sociale comparable à des groupes armés comme le Movement for the Emancipation of the Niger Delta qui, dans le sud du Nigeria, a su capter les frustrations de la jeunesse et développer des connexions internationales pour amplifier sa rébellion contre les élites au pouvoir. La différence est que Boko Haram ne professe pas de discours ethnique et ne s’appuie pas sur un sentiment de classe diffus, mais use d’arguments religieux.

Le bel avenir des talibans nigérians

L’État nigérian a fait le choix de la répression, allouant une part importante de ses ressources au renforcement des forces armées. Le 24 septembre, les militaires annonçaient d’ailleurs avoir tué un chef de Boko Haram et arrêté plus de 150 membres présumés lors de raids dans le nord-est du pays. Parallèlement cependant, des négociations ont été entamées. Des canaux indirects, déclarait fin août le porte-parole de la présidence nigériane, « sont utilisés pour communiquer avec le seul objectif de comprendre quelles sont exactement les revendications de ces personnes et ce qui peut être fait pour résoudre les crises ». L’intégration du « canal historique » de Boko Haram sur l’échiquier politique et religieux du Nigeria est en effet l’un des grands défis pour les autorités pour enrayer une spirale de la violence et une radicalisation des discours et pratiques.

Au sein de la mouvance musulmane nigériane, Boko Haram suscite une certaine unanimité contre elle. Toutefois, comme l’annonçait un responsable nigérian au cours d’une rencontre sécuritaire organisée à Bamako par le G8, le mouvement est loin d’appartenir au passé. « Sous différentes dénominations, la secte Boko Haram avait déjà existé dans les années 1980. Et, sous différentes dénominations, elle existera toujours. Pour la réprimer, dans les années 1970 et 1980, l’armée avait tué quelques milliers de personnes. » De même, la capacité de la secte à développer des ramifications internationales et à interférer dans les affaires gouvernementales n’est pas exceptionnelle en soi. Mais son insertion dans un jihadisme sous-régional aux connections globales, l’afflux d’armes libyennes en Afrique de l’Ouest et le recours aux attentats-suicides marquent, indubitablement, des nouveautés inquiétantes dans sa capacité de destruction et de nuisance. À cet égard, Boko Haram va encore faire parler d’elle dans les années à venir, et pas seulement au Nigéria ou au Mali.