Attentats de Boston · Des « loups solitaires » en Amérique

Laurent Vinatier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Avril 2013 • Note d’actualité 1 •


Depuis les évènements de Boston, soudain, la Tchétchénie et les Tchétchènes reviennent sur les écrans radars des décideurs politiques et des médias. On se souvient d’une guerre d’indépendance commencée il y a vingt ans par moins d’un million d’individus contre la Fédération de Russie qui, après s’est substantiellement islamisée et avoir débordé sur les régions voisines au début des années 2000, ne semble pas aujourd’hui tout à fait terminée. On découvre surtout que plus d’une centaine de milliers de réfugiés tchétchènes, ayant fui un conflit d’une rare violence, sont installés à l’étranger, en Europe principalement mais aussi dans une moindre aux Etats-Unis et au Canada, et commencent à s’organiser en diaspora.


Jusqu’à présent, aucun de ces individus n’avaient vraiment attiré l’attention publique, à l’exception de cas de petite criminalité classique ou de solidarité financière vers l’insurrection. Au contraire, s’intégrant facilement, peu velléitaires contre les sociétés qui les accueillent, ils ne posaient pas de problèmes insurmontables. La tragédie de Boston change la perspective : et si au fond, cette guerre oubliée avait fini subrepticement par se transporter vers les Etats d’accueil ?

Il paraît naturel de relier politiquement et militairement la diaspora à sa source ; il est normal donc aujourd’hui de penser que peut-être les guerres de Tchétchénie et du Caucase sont sur le point de se poursuivre aux Etats-Unis, en Europe ou ailleurs par le biais de groupuscules cachés. Les Tchétchènes de la diaspora en seraient sans doute les premiers surpris. La présente note entend discuter la pertinence de ce lien apparemment logique, en précisant d’abord le contexte de la formation diasporique aux Etats-Unis, en éclairant ensuite la divergence croissante entre la diaspora et la terre d’origine, en détaillant enfin le processus de radicalisation « virtuelle ». Il repose sur des investigations de l’auteur menées directement, sur le terrain, auprès de sources caucasiennes depuis 10 ans.

Formation de la diaspora tchétchène aux Etats-Unis

Les Etats-Unis connaissent trois vagues successives de migration tchétchène, très marginale. De 1991 à 1994, partent quelques familles tchétchènes très aisées qui refusent l’indépendance de la Tchétchénie ; celles-ci s’intègrent sans difficultés au sein de la société américaine.

Ensuite, dès 1996 jusqu’au début de la seconde guerre, compte tenu de la détérioration de la situation politique, économique et sociale, ce sont les enfants de l’intelligentsia et certaines personnalités tchétchènes de premier plan, à l’instar d’Ilyas Akhmadov, intellectuel, ministre des Affaires étrangères sous la présidence d’Aslan Maskhadov, ou de Khassan Baïev, chirurgien, héros de la guerre pour avoir sauvé de nombreuses vies, russes et tchétchènes d’ailleurs, qui s’installent aux Etats-Unis.

Enfin, à partir de 2003, il semble que de plus en plus de familles, réfugiées jusqu’alors dans un pays tiers (Azerbaïdjan, Géorgie, Kirghizstan, Kazakhstan), parviennent à bénéficier du programme de prise en charge du Haut Commissariat aux Réfugiés qui leur trouve un pays d’accueil occidental. Il s’agit donc avant tout de personnes privilégiées, le plus souvent éduquées, qui par leurs connections, aisance financière ou talent personnel, parviennent à se démarquer de la masse de leurs concitoyens réfugiés et à bénéficier de passerelles exceptionnelles. La communauté tchétchène aux Etats-Unis, au milieu des années 2000, ne s’élève au mieux qu’à cent ou deux cent individus d’un haut niveau social.

Le découplage Caucase-diaspora

Tout ce qui se passe en diaspora n’est pas nécessairement relié à la terre d’origine. Dans le Caucase russe, les groupes insurrectionnels armés, engagés non plus seulement en Tchétchénie mais sur l’ensemble de la région (Daghestan, Ingouchie et Kabardino-Balkarie) sous la bannière islamiste de l’Emirat du Caucase, n’ont jamais sérieusement considéré l’Europe ou les Etats-Unis comme des ennemis. Ceux-là, certainement, manifestent, parfois verbalement et publiquement, une hostilité idéologique à l’égard de Washington qui se bat contre des Musulmans en Irak ou en Afghanistan et qui « occupe », dans leur perspective, un territoire de l’Islam, mais à aucun moment cette différentiation ne se concrétise politiquement et opérationnellement.

Les groupes combattants, par rapport à l’Occident, entretiennent une relation simple, pragmatique, fondée sur un pacte tacite et conditionnel de seconde frappe. Tant que des représentants occidentaux, étatiques ou membres d’organisations non-gouvernementales européennes n’agissent pas contre eux, alors ceux-là ne seront pas pris pour cibles. Il y a même une forme de reconnaissance de la part de l’Emirat du Caucase à l’égard de l’Occident. Les militants apprécient par exemple l’aide humanitaire qui continue sporadiquement à être délivrée sur place aux familles de victimes du conflit. Ils perçoivent bien aussi que l’accueil réservé en Europe ou aux Etats-Unis à leurs concitoyens, et y compris aux membres de leur famille, se révèle dans l’ensemble positif. Ils notent en particulier l’extraordinaire avantage de pouvoir librement pratiquer la foi salafiste, sans craindre, comme en Russie, de disparaître du jour au lendemain. Les groupes insurrectionnels caucasiens ont ainsi une posture politique de neutralité bienveillante vis-à-vis de l’Occident : états européens et Etats-Unis.

La Russie demeure l’ennemi fondamental, prioritaire et ultime. La mobilisation salafiste et djihadiste sert avant tout un objectif de libération du territoire. Il s’agit pour l’Emirat de pouvoir établir la loi de l’Islam sur la terre qu’il revendique et donc d’en chasser les Russes. Ce qui compte essentiellement par conséquent, est de faire la preuve de son engagement armé et de terrain au contact de l’ennemi désigné. L’Emirat valorise et légitime ainsi celui qui fait la démonstration de son implication contre la Russie, notamment et surtout dans le Caucase-Nord mais désormais de plus en plus aussi en Syrie. En cela, la diaspora, notamment celle éloignée des terrains d’opérations caucasiens et syriens, n’apparaît donc pas comme un lieu pertinent de combat. Elle n’est pas un horizon opérationnel. Toute initiative qui en émane n’est pas non plus véritablement considérée. A ce titre, il est assez révélateur de constater que l’un des principaux sites daghestanais de l’Emirat a publié une déclaration du commandement insurrectionnel local affirmant qu’il se désolidarisait de l’acte des frères Tsarnaev, que l’Emirat du Caucase n’est pas en guerre que les Etats-Unis et rappelait que l’Emir, Dokou Oumarov, avait interdit les attentats ciblant directement les civils. Compte tenu de la grande autonomie des groupes, on ne peut exclure qu’un autre cherche à récupérer médiatiquement l’évènement et le revendique.

La radicalisation « virtuelle »

Pour les résidents en diaspora, déconnectés en pratique du terrain, à l’instar des frères Tsarnaev tout au long de la décennie 2000, le lien est maintenu par le biais des réseaux internet. Les réfugiés, jeunes ou moins jeunes s’informent de l’état de l’insurrection en suivant régulièrement la myriade de sites internet de l’Emirat du Caucase, d’inspiration clairement salafiste-djihadiste. Pour une partie d’entre eux, dès lors, l’attrait de l’islam se renforce. Il s’agit d’ailleurs pour beaucoup d’une question essentiellement identitaire. Au fur et à mesure de ces consultations sur internet, ils se familiarisent avec les principes de base de l’islam dans sa version salafiste.

On ne peut sous-estimer en parallèle l’importance des prêcheurs, non nécessairement caucasiens bien sûr, dans les mosquées de proximité notamment en Europe et aux Etats-Unis que les réfugiés peuvent fréquenter occasionnellement. Le processus de radicalisation, ensuite, se poursuit principalement par l’acquisition et l’interprétation quasi-personnelle de sources (lectures et vidéos) qui ancrent dans l’esprit du candidat une somme « virtuelle », car théorique, de connaissances et de pratiques sociales, dites salafistes. Au-delà des sites, Facebook et les réseaux sociaux plus spécifiquement russes, tel que vkontakte (vk.com), jouent également un rôle déterminant par les échanges et la diffusion d’informations qu’ils permettent. Les discussions les plus extrémistes ou les marques les plus affirmées d’une volonté en faveur d’engagement armé y ont libre cours. Il reste néanmoins à franchir le pas de la réalité.

Des « loups solitaires » en Amérique

Ces individus radicalisés « virtuellement » partent à la recherche d’expériences concrètes, réelles, de radicalité. Certains gagnent l’Afghanistan pour y recevoir un entraînement opérationnel. D’autres, comme Tamerlan Tsarnaev, se rendent en Russie, au Daghestan, pour y tenter d’y faire leurs premières armes et d’acquérir la légitimité du terrain. Tout au départ de Tsarnaev est encore virtuel et rien n’indique a priori qu’il ait réussi dans son entreprise daghestanaise. Cela peut expliquer en partie qu’il soit passé à travers les mailles du FBI et du FSB russe. A son retour, toujours déconnecté, isolé, mais se considérant comme un combattant de l’islam, il décide, à sa propre initiative, seul ou presque, de réaliser un coup d’éclat. Il y a quelque chose dans cet évènement de Boston de très similaire à l’action de Mohammed Merah à Toulouse. Le parcours, idéologique et opérationnel, des deux hommes se ressemble, sauf que l’un est lié au Caucase et l’autre à l’Afghanistan. Tous deux sont des « loups solitaires » qui ne voient pas l’inconsistance politique de leur passage à l’acte. On ne peut exclure à terme la multiplication de ces loups solitaires, voire de meutes de loups, qui reviendraient par exemple de Syrie.