Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale · Flou conceptuel et ambitions rétrécies

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Mai 2013 • Note d’actualité 3 •


Le 29 avril dernier, la commission en charge du Livre blanc de défense et de sécurité nationale a présenté au Président de la République le résultat de ses travaux. Le livre est succinct et la vision rétrécie. Le document annonce une nouvelle réduction des ambitions militaires de la France, mettant en péril son statut politique, sa puissance effective et sa contribution à une Europe du grand large.

Un faible apport à la réflexion stratégique

C’est avec retard que la commission en charge du nouveau Livre blanc de défense et de sécurité nationale a présenté les résultats de ses travaux au Président de la République. Au vrai, on peut penser que l’actualisation du précédent Livre blanc, publié sous Nicolas Sarkozy, aurait suffi. Pour des raisons qui échappent à la grande politique, il en a été décidé autrement. Marquant un rétrécissement du champ de vision, le résultat final n’est pas d’un grand apport à la réflexion géopolitique. Aussi et surtout, ce Livre blanc annonce une nouvelle réduction des ambitions militaires françaises. Subrepticement, le processus d’attrition des forces armées met en péril le statut politique de la France, sa puissance effective et sa contribution diplomatico-stratégique à une Europe du grand large.

Un certain flou conceptuel

De prime abord, la lecture de ce document révèle des tours linguistiques significatifs des « temps présents», comme l’on dit pompeusement. Parler de « menaces de la force » (p.33), pour désigner de possibles guerres interétatiques, et de « risques de la faiblesse » (p.39), l’expression renvoyant aux menaces liées à la faillite de certains Etats du « Sud », n’est guère heureux. Simple question de forme ? « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement – Et les mots pour le dire arrivent aisément » (Boileau). Dans la même veine, on notera les références multiples aux « femmes et aux hommes » au service de la défense, sans respect aucun pour la langue française. La post-modernité est aussi un âge post-littéraire, la pensée stratégique y perdant en précision, en clarté et en puissance.

Le chapitre relatif aux fondements de la stratégie française laisse apparaître un certain flou conceptuel. Après avoir situé la France dans le paysage stratégique mondial et rappelé son engagement dans diverses « constructions institutionnelles » (i.e. les instances euro-atlantiques et internationales), le Livre blanc explique que « le respect de la légalité internationale est un préalable intangible à tout recours à la force » (p. 23), ce qui induit la reconnaissance d’un droit de veto de puissances tierces, comme la Russie et la Chine, qui campent sur une vision restrictive de leurs intérêts étatiques et refusent d’assumer leur part du « fardeau » (cf. le « devoir de protection » adopté au sein de l’ONU). Pourtant, lorsque surgit une situation d’exception qui remet en cause la normalité, le droit demeure silencieux (seule la norme peut-être normée). Dès lors, c’est une décision souveraine qui s’impose.

Si l’on se reporte à un cas géopolitique concret, le débordement de la guerre en Syrie, le recours aux armes chimiques et le risque de chaos régional pourraient conduire les puissances occidentales à passer outre le veto de Pékin et Moscou à l’ONU, pour intervenir de vive force. S’abstenir au nom de la légalité internationale et laisser ce conflit s’élargir, jusqu’à en perdre le contrôle, serait impolitique et partant illégitime. Assurément, la légalité et la légitimité ne doivent donc pas être confondues. Enfin, l’expression d’« Etat de droit » renvoie au règne de la loi à l’intérieur d’une unité politique donnée et elle ne saurait être employée pour décrire l’ordre international. En dernière instance, les régimes juridiques internationaux reposent sur la bonne volonté des Etats (le droit public international est un droit non point vertical mais horizontal).

Le rétrécissement des ambitions françaises

L’état du monde et l’importance des instances euro-atlantiques – l’OTAN comme alliance politico-militaire et l’UE comme projet d’ensemble -, sont exposés dans leurs grandes lignes mais l’analyse géopolitique demeure insuffisamment poussée. La crise de 2008 est présentée comme une rupture débouchant sur l’avènement d’un « monde véritablement multipolaire » (p.33), ce qui est discutable. Si le monde est polycentrique, il est aussi hétérogène et l’on ne voit pas s’esquisser un équilibre entre puissances d’envergure comparable. Dans le traitement des révolutions arabes et des transformations du Moyen-Orient, l’islamisme et ses différentes formes ne sont pas même évoqués, ce qui relève du déni. Le rééquilibrage de l’engagement américain entre Atlantique et Pacifique est bien résumé mais la conclusion évidente selon laquelle il faudra plus d’efforts militaires en Europe débouche en fait  sur une réduction des ambitions françaises.

Les risques et menaces recensés concernent l’Europe dans son ensemble et les pressions de la Russie sur son environnement, avec de possibles effets sur la France par le jeu des interdépendances énergétiques et des alliances, ne sont pas esquivées. La prolifération des armes de destruction massive, dans une zone allant du Moyen-Orient à l’Asie du Nord-Est (cf. l’Iran et la Corée du Nord) occupe une place importante. Si le livre blanc en conclut à l’importance pour la France des enjeux de sécurité sur les différentes façades  de l’Europe (Bassin méditerranéen,  voisinage oriental, Proche-Orient) ainsi qu’au Sahel, le document est moins affirmatif au-delà. Pourtant, la France et l’Europe ne sauraient s’abstraire du golfe Arabo-Persique, de l’océan Indien et de l’Asie-Pacifique. Dans la durée, cela serait-il seulement conciliable avec le statut de puissance mondiale et de membre permanent du Conseil de sécurité ?

Au total, l’exercice amène à la réduction du modèle d’armée, des effectifs amputés (34 000 hommes de moins entre 2014 et 2020) et un budget militaire à 1,5% du PIB dès l’an prochain (une division par deux en 30 ans). Aussi le contrat opérationnel sera-t-il amplement réduit (une opération majeure de 15 000 hommes contre 30 000 dans le schéma précédent) et il apparaît que la France devrait éprouver des difficultés croissantes à s’engager avec force et de manière décisive sur des théâtres extérieurs, en national comme dans un cadre interallié. C’est donc son rôle de « nation-cadre », à même de commander une opération multinationale d’envergure, qui serait compromis. D’aucuns envisagent le futur de la France comme celui de l’« Italie, plus la bombe » : un contributeur sans capacité d’initiative et de direction.

Déraison

Le rétrécissement des ambitions françaises et de la vision du monde qui les fonde est aussi celui de l’Europe, recroquevillée sur un espace géographique dont elle n’est pas en mesure de défendre par elle-même les limites et les confins. Réalisme ?

Méprisant les lois du tragique, l’hédonisme post-moderne et la démonie du social relèvent de la déraison. D’ores et déjà, le « modèle européen » obère la prospérité et la puissance économique; la sûreté et la sécurité du continent suivront. « Amor fati! »