Les derniers romains

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

23 mai 2013 • Analyse •


Ce mercredi 29 mai, les Occidentaux aux racines longues-vivantes se remémoreront la chute de Constantinople. Le 29 mai 1453, les Ottomans conquéraient la « seconde Rome » pour en faire la capitale de leur empire. Voilà plusieurs années que l’événement est célébré à Istanbul avec faste. D’aucuns parlent de néo-ottomanisme mais la politique étrangère turque est autrement plus prudente. Pour l’Europe, le souvenir de l’Empire romain d’Orient est d’abord et principalement une puissante incitation à persévérer dans l’être.


Alors que les pays européens s’emploient à éradiquer symboles et références identitaires, la Turquie et Istanbul célèbrent rituellement la chute de Constantinople, (29 mai 1453) et l’édification de l’Empire ottoman dans les ruines de la « seconde Rome ». En cette année 2013, l’évènement prend plus de relief encore. Vue d’Occident, cette commémoration devrait être source de réflexion : « L’homme de l’avenir, écrit Nietzsche, est celui qui aura la plus longue mémoire ». Il nous faut donc rappeler le sens et la portée de cette date pivot dans l’histoire de l’Europe.

La « seconde Rome »

C’est en 330 après Jésus-Christ que l’Empereur Constantin refonde l’ancienne ville grecque de Byzance pour en faire une « nouvelle Rome » (Roma Nova), bientôt baptisée Konstantinopolis. Après le partage de l’Empire romain entre les deux fils de Théodose, en 395, Constantinople devient la capitale de l’Empire romain d’Orient (l’Occident va à Honorius et l’Orient, à Arcadius). Après que le général Odoacre, d’extraction germanique, ait déposé Augustule, les structures politiques de l’Occident romain finissent de s’effondrer et Constantinople est désormais l’unique capitale d’un empire centré sur les Détroits (Bosphore et Dardanelles).

Si les royaumes romano-germaniques d’Occident et l’Empire romain d’Orient procèdent de la même matrice antique, les traits caractéristiques du Moyen Âge occidental – la féodalité, les rapports de parenté, le rôle central du serment dans les rapports entre les hommes ainsi que le statut de la terre –, ne se retrouvent pas chez le second avant le XIe siècle. Au-delà et malgré les convergences entre l’Orient grec et l’Occident, le modèle politique hérité de l’Antiquité tardive se prolonge. Il associe le couple Empereur-Eglise d’une part, appareil fiscal et étatique d’autre part (le démosios). Ainsi la puissance publique est-elle perpétuée jusqu’à la fin de l’Empire. Il est vrai qu’au sommet, les grandes familles aristocratiques bénéficiant de la proximité du Basileus (le monarque) tendent à s’approprier l’Etat mais celui-là ne se dissout pas.

La chute

Durant mille ans, l’Empire romain perpétue l’héritage antique et chrétien face à l’Asie, constituant une barrière dont bénéficie la Chrétienté occidentale. Depuis Constantinople, un pouvoir grec de religion chrétienne anime ce « monde-détroits » situé au carrefour de l’Occident, de l’aire slave et de l’Orient islamique. Au fil de son histoire, Constantinople affronte la Rus’ de Kiev et les Petchenègues au nord, les Turcs et les Arabes à l’Est comme au Sud, les Bulgares et les Serbes à l’Ouest. A ces inimitiés s’ajoute le schisme avec la Chrétienté occidentale (1054) et la pression des Francs (ou Latins) sur les possessions en Europe (Italie du Sud, Sicile). Ainsi l’année de la défaite de Manzikert face aux Turcs (1071) est-elle aussi celle de la perte de Bari et Brindisi, au bénéfice des Normands. Par la suite, le détournement de la IVe croisade vers Constantinople – le pape Innocent III condamne – constitue une catastrophe (on sait le rôle de Venise).

De 1204 à 1261, les Francs occupent donc la « seconde Rome ». En Anatolie, l’espace impérial est fragmenté en plusieurs entités et la dynastie des Paléologues (1261-1453) ne pourra surmonter cette division. Parmi les principautés nées de la dislocation du sultanat turc seldjoukide, sous l’effet du choc mongol, celle des Ottomans prend le dessus. Ceux-là débordent sur le Sud-Est européen (les « Balkans »). L’Empereur d’Orient passe un accord avec la Papauté sur l’union des églises (1439) mais les renforts attendus de l’Occident sont insuffisants. Au printemps 1453, Mehmet II entame le siège de Constantinople que défendent 8000 combattants dont 2000 étrangers (Génois, Vénitiens, Catalans). Face à eux, 160 000 guerriers ottomans avec 15 000 janissaires pour fer de lance. Le 29 mai 1453, après deux mois de siège, l’artillerie ottomane ouvre une brèche. Constantin XI meurt au combat et la ville tombe. Derechef, l’Eglise Sainte-Sophie est transformée en mosquée. Ceux qui échappent au massacre sont réduits à l’esclavage et dispersés.

La portée géopolitique

L’événement est d’importance majeure et il frappe les esprits ; papes, monarques et conseillers des princes envisagent alors différents projets d’unification de l’Europe (voir l’appel de Pie II aux « Européens »). Au siècle suivant, l’avancée ottomane s’amplifie. Suite à la bataille de Mohacs (1526), la Hongrie est prise. En 1529 puis en 1683, Vienne est assiégée. C’est ensuite que le prince Eugène et les armées d’Autriche inversent le cours des choses. Au XVIIIe siècle, le reflux ottoman est le prélude à la « question d’Orient ». Dans l’intervalle, l’étroit contrôle des Ottomans sur les routes de l’Orient et la subjugation de l’Asie musulmane auront poussé les Occidentaux à ouvrir des voies océaniques initiant ainsi les « grandes découvertes ». Assurément, le 29 mai 1453 est un tournant ; une perspective cavalière sur l’histoire de cet empire met la chose en évidence.

Si Mustafa Kemal s’inscrivait en rupture avec l’ottomanisme, l’actuel gouvernement AKP a remis cette époque à l’honneur. Il est connu par ailleurs que la politique étrangère d’Ahmet Davutoglu se veut « néo-ottomane ». Pourtant, on se gardera de superposer les situations historiques. La référence ottomane masquait une diplomatie de statu quo cherchant à manœuvrer dans les interstices mais la grande effervescence régionale aura pris à contrepied la politique turque (cf. la Syrie). In fine, ce pays demeure le pilier oriental de l’Alliance atlantique et, sous couvert de l’OTAN, des Patriot ont été déployés aux frontières turco-syriennes. La Turquie forme aussi un pont énergétique vers la Caspienne. C’est sur la base de ces réalités que l’Union européenne et la Turquie doivent dépasser par le haut la problématique d’une candidature renvoyant à des temps autres.

Une leçon pour l’Europe

Enfin, dans une Europe épuisée et oublieuse de ce qui la fonde en propre, le souvenir de la chute de Constantinople ne saurait éclipser ce qu’Edward Luttwak a nommé « la grande stratégie de l’Empire byzantin » qui, longtemps, a permis de repousser l’échéance fatale (Odile Jacob, 2010).

Au fil des siècles, empereurs et généraux auront su user de tous les moyens pour faire de la multiplicité de leurs ennemis un avantage stratégique, les amenant à se combattre réciproquement. Surtout, ces chefs n’auront jamais abdiqué de leur identité grecque, romaine et chrétienne. Une leçon d’énergie pour une Europe privée d’assise spirituelle.