Le modèle allemand et les limites de la géoéconomie

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

1er octobre 2013 • Analyse •


L’actualité politique et économique met en lumière le modèle allemand mais la puissance n’est pas réductible à la géoéconomie. Au vrai, l’Allemagne n’est pas un simple État marchand. Son poids et son rôle dans l’UE et l’OTAN seront décisifs pour le devenir de l’Europe.


L’efficacité de l’économie allemande et la victoire électorale d’Angela Merkel conjuguent leurs effets pour mettre en lumière un modèle de pouvoir et d’influence fondé sur l’industrie, le commerce et une certaine distance vis-à-vis des enjeux de sécurité planétaires. Au total, l’Allemagne contemporaine donnerait raison à Walther Rathenau, ancien ministre des Affaires étrangères de la République de Weimar, selon lequel l’économie serait le destin (Rathenau est mort assassiné).

La thèse a le mérite de ne pas véhiculer l’image d’une Allemagne impérialiste et coercitive, image avec laquelle les forces aux deux extrémités de l’échiquier politique français jouent pour rassembler les mécontents. Pourtant, il serait erroné de croire la stratégie et la géopolitique vouées à céder devant la géoéconomie. Au vrai, le modèle allemand n’est pas réductible à ses aspects économiques.

Normalité et géoéconomie

Lorsque la réunification de l’Allemagne se profila à l’horizon, la perspective de cet événement suscita l’inquiétude des alliés et partenaires ouest-européens, réactivant des représentations géopolitiques structurées autour des thèmes de la « Verspätete Nation » (la « nation tardive »), par nature instable, et du « Sonderweg » (le «chemin spécifique »), en opposition à l’Occident et sa civilisation démocratique-libérale. Ainsi se souvient-on des réticences de François Mitterrand, prêt à tendre la main à la RDA moribonde ou à un Gorbatchev dépassé par la logique de la « perestroïka », dans l’espoir fou de repousser les échéances. Progressivement, l’Allemagne est bien redevenue une puissance centrale, l’expression renvoyant à son espace géographique – l’Europe médiane entre Baltique, Adriatique et mer Noire -, à son poids démographique et économique ou encore à l’exemplarité de ses institutions politiques ainsi qu’à sa place et son rôle dans les instances euro-atlantiques (OTAN-UE). Les concepts de puissance et d’intérêt national ont été réhabilités mais ils sont tempérés, aujourd’hui encore, par une « culture de la retenue » et une réticence certaine quant à l’usage de la force armée. Désormais entourée de pays alliés, l’Allemagne est engagée dans une dialectique entre  son appartenance à l’Occident d’une part, le grand intérêt qu’elle porte à l’« Est » (la Russie) et aux marchés du «Grand Est » (Asie centrale et Chine) d’autre part. Pour Berlin, il s’agit tout à la fois d’œuvrer à la stabilisation de l’hinterland eurasiatique, d’assurer la sécurité énergétique du pays et de consolider les positions acquises dans ces économies dites émergentes.

L’approche allemande de son environnement proche et lointain n’a guère à voir avec le romantisme politique d’antan et les réserves quant à l’engagement otanien en Libye (2011) ou à l’égard de possibles frappes militaires en Syrie, malgré la signature de la déclaration de Vilnius (7 septembre 2013), ne doivent pas être perçues à travers le prisme de Rapallo (le traité germano-bolchevik signé en marge de la conférence de Gênes, le 16 avril 1922). S’il ne s’agit pas là des signes avant-coureurs d’un basculement géopolitique vers la Russie ou vers les « BRICS », l’attitude de l’Allemagne est l’expression de réalités profondes: un « passé qui ne veut pas passer » (Ernst Nolte) et le pacifisme d’une grande partie de l’opinion publique ; un système politique pensé et voulu pour conjurer tout aventurisme militaire et de fortes contraintes constitutionnelles. A cela s’ajoutent la méfiance des citoyens quant aux plans de sauvetage de la zone Euro et les pressions qui s’ensuivent sur la classe politique allemande, en retrait par rapport aux choix antérieurs (engagement en ex-Yougoslavie et en Afghanistan). Au total, l’auto-affirmation de l’Allemagne (« Selbstbehauptung ») se fait sur un mode géoéconomique, Berlin renouant avec la voie qui était la sienne à l’époque du « Made in Germany »(titre d’une série d’articles d’Ernest Williams, en 1896, ce journaliste britannique appelant l’attention sur la forte poussée industrielle et commerciale allemande). En conséquence, l’Allemagne n’est pas encline à développer des efforts militaires à la mesure de sa puissance économique (un sommet de l’UE sera organisé en décembre sur les questions de défense et de sécurité).

L’économie n’est pas le destin

Le profil de l’Allemagne et les vertus prêtées à son modèle entrent en résonance avec les travaux d’Edward N. Luttwak. Le stratégiste américain est le premier à se référer à la géoéconomie dans un article publié dans la revue The National Interest (« From Geopolitics to Geoeconomics. Logics of Conflict, Grammar of Commerce », The National Interest, été 1990). Il approfondit sa réflexion dans The Endangered American Dream (1993) et Turbo-capitalism (1999), ses ouvrages étant traduits en français (cf. les éditions Odile Jacob). Selon les analyses de Luttwak, l’après-Guerre froide inaugure un monde « post-héroïque » dans lequel la guerre est dévaluée en tant qu’instrument politique, du fait de son coût, du régime démographique moderne et des sensibilités contemporaines. Dans l’alchimie de la puissance, les facteurs technologiques et économiques prendraient le pas sur les facteurs diplomatiques et militaires, les rapports de force entre Etats s’exprimant principalement sur le plan géoéconomique, avec pour enjeux la maîtrise des technologies-clefs, l’attraction des capitaux, l’accroissement des parts de marché et des réserves de change. Si la géoéconomie ainsi définie renvoie bien au jeu du monde, cette approche érigée en théorie dominante sous-estime le poids des questions territoriales, des passions identitaires, du terrorisme et des conflits armés dans la marche des événements ; l’après-guerre froide et la fin du statu quo ont plutôt ouvert de nouveaux espaces pour les stratégies d’action, les interventions militaires extérieures et les « vraies guerres ». Du reste, Luttwak a depuis publié un ouvrage sur la « grande stratégie » de l’Empire byzantin dont les leçons – sur le plan de l’assise morale et spirituelle d’un empire, du savoir-faire diplomatique et de l’art de la guerre -, nous mènent bien au-delà de la géoéconomie (La grande stratégie de l’Empire byzantin, Odile Jacob, 2010).

Par ailleurs, la géoéconomie devrait-elle être considérée comme une discipline à part entière, distincte de la géopolitique ? Les tenants de la thèse voient en elle une sorte d’étage noble tourné vers  les relations entre pays avancés et émergents, quand la géopolitique concernerait plus les pays du Sud engagés dans des stratégies territoriales et archaïques. Si dans chacun des deux termes, le préfixe « géo » renvoie bien à l’espace, la géoéconomie se réfère à un espace fluide, voire virtuel, alors que celui de la géopolitique serait constitué de territoires concrets, modelés par la géomorphologie, le climat, les distances et autres caractéristiques géographiques. Enfin, la géopolitique aurait pour objectif propre le territoire quand la géoéconomie serait tendue vers la suprématie économique et technologique. Ainsi cette dernière serait-elle appelée à supplanter la vieille géopolitique ou du moins à la marginaliser. Cette vision des choses présuppose une réduction arbitraire du champ propre de la géopolitique, celle-ci incluant aussi les enjeux économiques et technologiques, pour peu qu’ils soient appréhendés dans leurs dimensions territoriales et conflictuelles. La conquête et le contrôle des territoires n’ont jamais constitué un but en soi : les espaces convoités le sont en fonction de leur valeur économique intrinsèque, de leur situation dans les réseaux de communication ou encore de leur valeur symbolique. Sur un plan plus général, il faut rappeler qu’il n’existe pas de question politique sui generis. Les disputes théologiques, les querelles dynastiques ou les rivalités économiques, si elles sont susceptibles de déboucher sur un conflit d’envergure mettant en péril la cité, sont tout autant « politiques » que les luttes partisanes, les questions constitutionnelles, les conflits territoriaux ou les rivalités diplomatico-militaires. Par voie de conséquence, l’économie et ses enjeux – dès lors qu’ils sont appréhendés globalement et sur le plan des affrontements de puissance -, entrent aussi dans le champ de la géopolitique.

Retour à l’Allemagne

In fine, les vertus du modèle allemand ont pour mérite de souligner les vices d’un modèle français aux allures de village Potemkine : fiscalisme, endettement et addiction à la dépense publique ; défiance généralisée aux antipodes de la « société de confiance » (Alain Peyrefitte). Pourtant, cela ne signifie pas que l’administration des choses puisse se substituer au gouvernement des hommes, la politique se réduisant à de l’« économie concentrée ». Compris dans son essence, le politique est phénomène de force et de puissance ; il n’est pas soluble dans l’économisme ou le moralisme humanitaire.

L’Allemagne n’est d’ailleurs pas un simple Etat marchand, moins encore une « grande Suisse » régie par des élites provincialistes tournées vers l’introspection.  Sa politique étrangère combine moyens civils et militaires pour exercer pouvoir et influence dans son environnement proche et lointain. Ainsi le gouvernement allemand a-t-il respecté les engagements pris dans l’OTAN et maintenu ses forces en Afghanistan. Outre la mise en ordre de la zone Euro, le poids et le rôle de Berlin seront décisifs dans l’organisation des périphéries de l’UE, particulièrement dans l’Est européen. A l’horizon, le prochain sommet consacré au « Partenariat oriental » (Vilnius, 28-29 novembre 2013).