Al-Qaïda 2.0 en Syrie · Recomposition locale de l’islamisme djihadiste

Laurent Vinatier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Octobre 2013 • Analyse •


Les visages d’al-Qaïda changent. De nouvelles générations, au Moyen-Orient et en Afrique sub-saharienne principalement, se sont emparées du symbole et de ses méthodes. Mais quelles mutations cette reprise engendre-t-elle ?


Les visages d’al-Qaïda changent. La poignée de survivants parmi les compagnons d’Oussama Ben Laden, réfugiés et cachés depuis plus d’une décennie aux confins du Pakistan ou de l’Afghanistan, n’ont plus le monopole de la violence islamiste internationale. De nouvelles générations d’héritiers, au Moyen-Orient et en Afrique sub-saharienne principalement, se sont emparées du symbole et de ses méthodes, le plus souvent terroristes. Ces hommes, reliés ou formés à la source, ont choisi de revendiquer, chez eux, sur leur terre d’origine, le message réimplanté de la structure mère, façonnant ainsi les franchises : al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQAP), al-Qaïda en Irak (devenu en octobre 2006 l’État islamique d’Irak) ou encore une partie des Shebabs somaliens.

Pétris d’idéologie globale, déracinés pour certains, ces militants sans ancrage ont cherché à s’allier sur place à des forces locales, salafistes en général, qu’il s’agissait d’instrumentaliser, de phagocyter en fait, afin de réussir la greffe sur les conflits en cours et d’absorber les vecteurs traditionnels, politiques et sociaux des révoltes indigènes. Al-Qaïda 2.0, par ses franchises, se nourrit et se développe au contact de mouvements autochtones; celles-ci profitent des relais et capacités mobilisatrices préexistantes, à la manière de parasites, relativement bien acceptés cependant par les hôtes tactiques.

La Syrie n’échappe pas à la règle. Lorsque la rébellion, amorcée au printemps 2011 et sombrant dans la violence dès l’été, a vu sensiblement progresser sa composante islamiste, avec l’apparition et la rapide montée en puissance de groupes armés djihadistes tout au long de l’année 2012, l’État islamique d’Irak (EII) a cherché à s’étendre à l’est pour constituer un État islamique d’Irak et du Levant (EIIL). Selon un processus d’alliance/absorption, similaire à d’autres, l’État islamique d’Irak a ainsi annoncé en avril 2013 la fusion avec Jabhat al-Nusra (JAN), l’une des structures armées islamistes les plus radicales sur le terrain syrien d’alors. Sans succès.

Cet article voudrait discuter de cette tentative échouée d’internationalisation islamiste de la guerre en Syrie. La dimension transnationale, irako-syrienne, n’a pas pris et ne prendra sans doute pas dans un futur proche. Elle apparaît assez révélatrice d’ailleurs d’un phénomène général, partagé à degré divers par toutes les franchises d’al-Qaïda : la résilience politique du « local », qui aboutit en fait à une forme de trahison idéologique des franchises à l’égard de la structure « al-Qaïda mère ».

Les éléments d’analyse proposés ici reposent sur des entretiens de terrain menés pendant quinze jours en septembre 2013 auprès d’une vingtaine d’acteurs, dont des logisticiens, des journalistes et des docteurs syriens basés et opérant tous à la frontière turco-syrienne (Gaziantep, Kilis, Reyhanli et Antakya).

Divergence JAN/EII en Syrie

La fusion en avril est annoncée unilatéralement par l’émir de l’EII, Abou-Bakr al-Bagdadi, qui proclame en même temps l’État islamique conjoint d’Irak et du Levant (ou Sham, dans le discours islamiste), intégrant JAN. Quasiment immédiatement, la démarche est rejetée par le leader de la composante syrienne, Abou-Mohammed al-Golani qui refuse explicitement de reconnaître la prééminence d’al-Bagdadi. Le chef d’al-Qaïda-mère, Ayman al-Zawahiri, donne d’ailleurs raison au premier, suggérant ultérieurement que JAN doit conserver une certaine autonomie. L’effet sur le terrain est cependant dévastateur pour JAN qui voit partir la plupart des combattants étrangers, volontaires arrivés au fil des mois précédents en soutien à l’insurrection: ceux-ci préfèrent le bi- ou trans-nationalisme et rejoignent la nouvelle structure. Le coup porté est double quand al-Golani, croyant limiter l’effusion, affirme son allégeance à al-Zawahiri : il perd alors ses militants syriens. Tout au long de l’été 2013, JAN se trouve très affaibli. Il reprend cet automne un peu d’ampleur, retrouvant certains de ses anciens partisans syriens.

Les motifs profonds de la décision d’al-Golani demeurent encore mystérieux. D’autant que celui-ci a été l’adjoint d’al-Bagdadi lors des troubles en Irak au cours de la décennie 2000. Parmi certains journalistes syriens, il se dit qu’al-Golani et une bonne partie de ses amis n’auraient pas voulu s’engager complètement en Irak. Ils auraient participé comme par défaut à la guerre civile irakienne, simplement parce qu’il leur était impossible de rester en Syrie, à moins d’accepter l’enfermement et peut-être les tortures. Quelle que soit la véracité de ces spéculations sur les motivations profondes d’al-Golani en Irak, le fait est, en tout cas, qu’à son retour, il retrouve aussitôt le chemin de la prison. De même, quelle que soit la justification de son refus, cet acte démontre qu’il entend se battre exclusivement dans un cadre syrien pour des objectifs politiques syriens. La constitution, le 24 septembre dernier d’un ensemble auto-déclaré «Armée de l’islam», qui associe treize groupes islamistes syriens ne reconnaissant pas l’autorité de l’Armée syrienne de Libération, mais ne faisant non plus aucune mention de l’EIIL, renforce l’idée d’un islamisme syrien à vocation essentiellement nationale, tendant à se méfier des tentatives extérieures de récupération. De manière assez inattendue, la focalisation sur des enjeux locaux vaut aussi pour la plupart des volontaires internationaux.

Politisation back home des combattants internationaux

Au-delà des motivations purement idéologiques, mêlant solidarité musulmane et lutte contre les injustices qu’un mécréant inflige, la plupart des militants étrangers venus se battre en Syrie maintiennent un lien politique clair avec les enjeux spécifiques de leur terre d’origine. Leur mobilisation et déplacement relèvent d’abord de phénomènes locaux, back home, y compris pour l’État islamique d’Irak et du Levant. Le projet irakien a beaucoup profité de l’affaiblissement relatif de JAN, intégrant en son sein la majorité des étrangers qui quittaient l’organisation syrienne, les Irakiens en premier lieu bien sûr mais aussi, en particulier, les Saoudiens, les Yéménites et des ressortissants des États du Golfe (Koweït, Emirats Arabes Unis, Qatar). Au fil des ajustements ponctuels et transferts individuels qui ne cessent pratiquement jamais, ce groupe présente en fait actuellement une certaine homogénéité régionale centrée sur la Péninsule arabique et sur l’Irak. Ces hommes, qui soutiennent évidemment le projet transnational d’Irak et de Sham, luttent aussi et surtout contre l’impérialisme chiite dont l’Iran, selon eux, est le vecteur principal. Les Saoudiens, les Irakiens et les autres ont pour objectif en Syrie de contrer au maximum les velléités d’influence iraniennes, déjà actives et relativement efficaces au Liban et en Irak et qui pourraient, en cas de victoire, prendre suffisamment d’importance pour gêner les sunnites au cœur même de la Péninsule arabique.

Le phénomène de politisation back home est encore plus évident pour les Caucasiens et les Libyens. Ils combattent en général séparément des autres groupes et ont des références claires, les uns à la Russie, les autres à Kadhafi. Pour les premiers, il s’agit d’être utile là où il est possible de se battre. Face aux conditions trop difficiles chez eux, beaucoup, y compris des volontaires venus directement des républiques nord-caucasiennes, choisissent de s’engager en Syrie. C’est sans nul doute une manière de lutter contre la Russie ; ils font savoir aussi qu’une fois Assad renversé, grâce aux contacts établis, ils seront en mesure d’opposer au Kremlin une force multinationale, motivée et entraînée, qui se déplacera jusque dans le Caucase. Ce raisonnement, du moins dans sa partie première, vaut pour les Centrasiatiques, les Azerbaïdjanais, les Algériens et les Marocains : « puisque chez nous, il ne fait pas sens (encore) de se rebeller, autant partir ». Les Caucasiens, un temps, par le biais de leur chef, Abou-Oumar al-Chichani, se sont rapprochés de l’EIIL; al-Chichani a même été nommé commandant de la région nord de l’État islamique ; mais en septembre il semble, selon plusieurs informations concordantes, avoir pris quelques distances. Pour les Libyens, et cela se vérifie aussi pour les Tunisiens et les Egyptiens, le djihad en Syrie s’inscrit dans la droite ligne des révolutions du printemps arabe : une victoire islamiste permettra de favoriser à domicile la progression des forces salafistes et, espèrent-ils, de les renforcer dans leur quête du pouvoir, possiblement violente en dernier ressort.

Les lignes de partage nationales ou régionales entre les unités ne sont évidemment pas figées. Les passages sont aisés, les groupes sont fluides, même si pour chacun une origine tend à dominer. Des Caucasiens se battent avec l’EIIL, au même titre que certains Libyens, Tunisiens, Egyptiens, Algériens, Centrasiatiques, sans compter les convertis européens, qui ne représentent cependant qu’une petite partie des combattants. De même peut-on trouver des ressortissants du Golfe et des Irakiens dans d’autres structures combattantes. Il ne faut simplement pas surestimer le rôle et la prégnance transnationale du groupe irako-syrien.

Un récit islamiste transnational inabouti

Contre al-Qaïda qui, à ses débuts, se définit comme un mouvement transnational, supranational, une avant-garde armée de l’oumma, dont les partisans «dénationalisés», sont capables d’agir n’importe où dans le monde, ses franchises actuelles à l’inverse tendent à se «re-territorialiser». Prenant corps au gré de problématiques politiques ancrées dans le tissu social d’un lieu, ces structures recomposées se relocalisent. Elles s’autonomisent de la structure-mère (1) et perdent de ce fait la dimension transnationale originelle. L’affiliation à al-Qaïda relayée aux confins des montagnes orientales d’Afghanistan existe toujours, mais se révèle assez théorique sur les divers terrains d’action – Syrie, Irak, Somalie, Yémen. Allégeance est bien sûr faite à al-Zawahiri, mais celui-ci n’exerce en pratique aucune autorité. Il est exclu aussi qu’il puisse donner des instructions à ces ensembles armés qui se réclament pourtant de la marque dont il a hérité. Ceux-ci déterminent eux-mêmes leurs cibles, leurs modes d’engagement et leur approvisionnement logistique, notamment financier. Certains experts soulignent (2) que les plus jeunes leaders, au sein de cette seconde génération «localisée» n’entretiennent avec al-Zawahiri qu’un lien très superficiel, principalement idéologique, mais à bonne distance. Le silence d’Al-Bagdadi de l’EIIL, qui a littéralement ignoré la déclaration du leader d’al-Qaïda au moment du malentendu avec Jabhat al-Nusra, en est un exemple révélateur.

La déconnexion prend une importance marquée sur le plan stratégique, au point de trahir l’esprit et le projet d’al-Qaïda première version. En effet, les priorités opérationnelles de ces groupes 2.0 n’ont plus rien à voir avec la source. Désormais, pour toutes les franchises, il s’agit de s’attaquer à l’ennemi de proximité plutôt qu’à l’ennemi lointain. Agir et frapper au cœur de l’Occident n’est plus un objectif immédiat ; il est vrai aussi que ces groupes, même s’ils gardent cette option à l’esprit, n’en ont pas vraiment les moyens matériels et humains. Ils visent plutôt les États mécréants, corrompus, qui dans leurs actes dévoient la loi de l’Islam et qui collaborent avec les puissances occidentales, se compromettant avec elles et autorisant la présence de troupes étrangères, «chrétiennes», sur les territoires de l’islam.

Ils visent aussi les chiites : l’Iran, ses alliés et ses milices supplétives, qui, selon eux, on l’a vu, ont des velléités expansionnistes. La dimension anti-chiite s’avère particulièrement mobilisatrice pour les franchises basées en Irak et dans les États du Golfe. La confessionnalisation intra-islamique, anti-chiite et anti-sunnite modéré, tend même aujourd’hui, de manière générale, à l’emporter sur la lutte inter-civilisationnelle opposant chrétiens (associés aux juifs) et musulmans. Ils rompent ici clairement avec les préceptes établis par Ben Laden lui-même qui, en aucun cas auparavant, n’avait stigmatisé les chiites (3). Plusieurs cadres d’al-Qaïda, au début des années 2000, auraient même profité de complicités iraniennes dans les tentatives de réorganisation des réseaux djihadistes (4). De façon assez paradoxale, dans un contexte globalisé, le transnationalisme islamiste peine à s’imposer.

Conclusion

La négation transnationale n’est sans doute que momentanée. L’opposition au kâfir, chiite, chrétien ou sunnite non-pratiquant, est probablement le meilleur vecteur d’un retour du transnationalisme. Si les mouvements perdurent, tel qu’ils se sont constitués et se développent actuellement en Syrie, en Irak, en Egypte, en Libye, au Sahel, en Somalie (et Kenya), des passerelles devraient apparaître, des réseaux plurinationaux devraient se former. A force de se battre localement, à force parallèlement de tenter des unions transnationales à l’instar de l’État islamique d’Irak et du Levant, des histoires se bâtissent. Au fur et à mesure des circulations individuelles entre fronts de guerre, des liens se tissent et durent. Alors un récit prend corps. Les volontaires djihadistes se positionnent et s’inscrivent dans un cadre d’action dont le sens repose sur une profondeur narrative, sur des expériences passées, sur des cas devenus historiques. C’est à cette condition essentielle que le récit islamiste transnational peut exister et mobiliser. Il était trop tôt du temps d’Oussama Ben Laden. Puis, à la manière d’une dialectique hégélienne, l’islamisme territorialisé, niant le premier mouvement, s’est imposé. Il sera lui-même nié ou plutôt dépassé et pourrait faire place à un ensemble réellement et effectivement déterritorialisé, islamiste-djihadiste, disposé à ajouter aux chiites les Occidentaux sur la liste de leurs ennemis.

Notes •

(1) Idée avancée également par Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou dans son ouvrage Understanding Al Qaeda: The Transformation of War, Pluto Press, 2006.

(2) Information rapportée par The Economist, “Briefing: The State of Al-Qaeda”, 28 septembre 2013, p. 22.

(3) Comme le fait remarquer Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou, lors d’un entretien avec l’auteur, à Genève, au Centre de Politique de Sécurité, 9 septembre 2013.

(4) Les Iraniens auraient par exemple laissé transiter librement des activistes d’al-Qaïda juste après les attaques du 11 septembre.