L’Ukraine entre Europe et Russie · Maintenir la politique de la « porte ouverte »

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

3 décembre 2013 • Analyse •


Les 28 et 29 novembre derniers, Vilnius accueillait un sommet consacré au Partenariat oriental, lequel recouvre le champ des coopérations que l’Union européenne développe avec ses voisins d’Europe médiane et du Sud-Caucase, ceux-ci subissant de fortes pressions russes. Huit jours plus tôt, Kiev annonçait le report de l’accord d’association négocié avec Bruxelles. Un désastre pour l’UE ? Non point, mais une leçon de géopolitique appliquée.

Méthode d’analyse des conflits pouvoirs-territoires, la géopolitique distingue les ordres de grandeur et combine les niveaux d’analyse. Dans le cas présent, la concurrence entre le Partenariat oriental de l’UE et l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan a conduit à négliger le niveau national-étatique. Or, la situation intérieure de l’Ukraine présente ses caractéristiques propres.

D’une part, l’Ukraine est plongée dans une récession économique, aggravée par les sanctions russes des derniers mois, et la conjoncture repousse à l’arrière-plan les considérations plus vastes. D’autre part, la vie politique ukrainienne, certes plus libre et animée, présente des similitudes avec le système russe. La règle de droit est fragile, les luttes politiques tournent autour du contrôle des rentes et la relation entre « patron » et « client », dans un sens politico-mafieux, est centrale. Bref, à Kiev comme à Moscou, la confusion des genres règne, ce qui génère une sorte de solidarité mécanique entre « autoritarismes patrimoniaux ».

Les similitudes n’excluent pas différends et oppositions. Sitôt élu à la présidence, en février 2010, Ianoukovitch a donné des gages au Kremlin, en renouvelant le bail de location de la base de Sébastopol, jusqu’en 2042, et en levant la candidature à l’OTAN. Pourtant, les « oligarques » qui soutiennent le Parti des Régions, face à leurs homologues russes, veulent préserver leurs intérêts et les dirigeants ukrainiens ne se voient pas comme de simples chefs de province. Aussi le gouvernement de Mykola Azarov a-t-il poursuivi la négociation en vue d’un accord avec l’UE, celle-ci faisant fonction de contrepoids à la Russie.

La signature d’un tel accord a en partie achoppé sur le sort d’Ioulia Timochenko. A Bruxelles, on juge, avec de solides arguments, que l’ancien premier ministre est victime d’une justice sélective. Ne voulant prendre le risque de la retrouver sur son chemin, lors de la prochaine présidentielle, Ianoukovitch a fait prévaloir ses intérêts politico-partisans. Nul doute pourtant que les pressions russes aient été décisives. On sait que Poutine et Ianoukovitch se sont rencontrés sur un aéroport moscovite, le 9 novembre dernier, le président russe « tordant le bras » à son homologue ukrainien pour le détourner de l’UE.

Au vrai, dès l’été 2013, Moscou a lancé une guerre commerciale contre l’Ukraine, menacée de sanctions si elle signait avec l’UE. Dans la partie orientale de l’Ukraine, plusieurs groupes industriels se sont vus interdire le marché russe (38% des exportations ukrainiennes) et ils licencient. Le pouvoir russe dispose d’un autre levier de pouvoir : les mouvements séparatistes dans les régions majoritairement russophones, notamment en Crimée. A plusieurs reprises, les officiels russes ont joué sur ces lignes de partage et brandi la menace du séparatisme.

Les pratiques russes, dont on se demande si elles sont compatibles avec les règles de l’OMC, illustrent les méthodes bolcheviques qui persistent à Moscou. De fait, le bolchévisme est d’abord une pensée en termes de mouvement, d’affrontement et d’élimination de l’adversaire : « Qui vaincra qui ? » (Kto kovo ?), tel était le mot d’ordre de Lénine. Si l’économie planifiée s’est effondrée, la « polémique » léniniste et le mental qui la sous-tend demeurent.

Plus largement, les rivalités autour de l’Ukraine sont l’expression d’un conflit géopolitique latent entre Moscou et Bruxelles. Avec l’élargissement à l’Europe centrale et orientale, Poutine a pris conscience du potentiel de puissance de l’UE, étayée par l’Alliance atlantique. Son projet d’Union eurasienne vise à reconstituer, une force d’opposition dans l’hinterland continental de l’Europe. Au-delà, Poutine mise sur la déliquescence de l’UE, le retour à des jeux d’alliances et de contre-alliances ouvrant de nouvelles perspectives à la « Russie-Eurasie ».

Au total, le report d’un accord d’association entre l’UE et l’Ukraine est un sérieux avertissement. Le « monde qui vient », jusque dans le voisinage immédiat de l’UE, ne sera pas celui du soft power et des stratégies win-win. Las de l’Histoire, gouvernants et gouvernés souhaiteraient se recentrer sur leurs problèmes internes, mais il n’est pas possible de prendre congé ; la politique étrangère est aussi notre pain quotidien.

L’UE et ses Etats membres ne sauraient donc ignorer le mouvement de contestation qui se développe à Kiev. La partie est toujours en cours, c’est là une autre leçon géopolitique, et il ne faut pas jeter le manche après la cognée : la politique de la « porte ouverte » doit être maintenue.