Élections législatives maliennes · Un simple passage obligé ?

Antonin Tisseron, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Décembre 2013 • Note d’actualité 17 •


Les élections législatives au Mali, dont le deuxième tour se tient le dimanche 15 décembre, marquent le rétablissement de l’ordre constitutionnel. Étape apportant une légitimité internationale au gouvernement, le premier tour a cependant rappelé le peu de crédibilité de la classe politique malienne et l’étendue des chantiers qui l’attendent pour redonner du sens à l’État et à ses représentants.


Dimanche 15 décembre, 6,5 millions de Maliens sont appelés aux urnes pour le second tour d’élections législatives destinées à pourvoir les sièges de l’Assemblée restés vacants à l’issue du premier tour. Ceci étant, par-delà les résultats, la faible mobilisation observée lors du premier tour est révélatrice des efforts qui restent à faire pour réformer la sphère politique, redonner envie aux Maliens de croire en leurs dirigeants et refonder un pays et un État. Alors que la classe politique souffre d’un profond manque de crédibilité et que les anciennes habitudes sont bien ancrées, réformer les mœurs s’avère une tâche à la fois nécessaire et difficile pour le Président Ibrahim Boubacar Keïta.

Une faible mobilisation

La participation historique du scrutin présidentiel de juillet-août dernier aura été de courte durée. Certes, lors du premier tour des élections législatives, les listes emmenées par les grandes formations politiques du pays arrivent en tête dans la plupart des cinquante-cinq circonscriptions électorales et, à Kidal, deux ex-rebelles passés sous la bannière du parti au pouvoir, le Rassemblement pour le Mali (RPM) ont été élus. Mais sur une grande partie du territoire, un second tour doit avoir lieu. Ainsi, à Bamako, la capitale, aucun représentant n’a été désigné le 24 novembre pour siéger à l’Assemblée Nationale, aucune liste n’ayant réussi à s’imposer pour les quatorze sièges à pourvoir dans cette circonscription électorale. Surtout, le taux de participation n’a pas dépassé 38,49%, soit un chiffre largement en-deçà des attentes du ministre de l’Administration du territoire.

La faible mobilisation électorale n’est pas sans masquer plusieurs disparités. Les électeurs de Bamako et d’autres grands centres urbains du pays ont majoritairement boudé les urnes, tandis que le taux de participation atteignait parfois presque les 50% à l’intérieur du pays. Même à Kidal, où l’appel au boycott faisait craindre une abstention record, les habitants sont allés voter. D’une part, il faut dire que la question de l’insécurité et de l’avenir de la région sont au centre des préoccupations. D’autre part, dans une région où les rapports sociaux sont encore marqués par l’organisation globale de la société touarègue d’avant la colonisation, les élections sont un champ d’affrontement entre l’ancienne aristocratie et l’ancienne couche sociale des tributaires, la première « cherchant à conserver son hégémonie, les autres luttant pour s’en affranchir définitivement » (1).

Le chef de la mission d’observation de l’Union européenne, Louis Michel, a mis en avant la différence des modes de scrutin entre les élections présidentielles et législatives pour expliquer le décalage en termes de participation : « les deux élections sont d’une nature différente, ce qui peut sans doute partiellement expliquer cela […]. Ce n’est pas une élection qui oppose in fine deux champions ! C’est une élection qui oppose des partis qui sont assez nombreux. C’est une élection qui est beaucoup moins personnalisée, dans la mesure où c’est un scrutin majoritaire à deux listes » (2). En effet, le scrutin législatif ne met pas face à face des candidats, mais des listes de candidats. Par exemple, dans une circonscription électorale où il y a trois postes de députés à pourvoir, chaque liste doit comporter les noms des trois candidats à la députation, qui gagnent ou perdent tous ensemble (3).

Une classe politique peu crédible

Invoquer le nombre de listes et les logiques d’alliances ne sauraient toutefois expliquer seuls le désaveu à l’égard des législatives. La logique électorale favorise certes les coalitions sans réel sens politique autre que l’obtention d’un siège à l’Assemblée nationale et des revenus – directs et indirects – qui lui sont associés. Le mode de scrutin, majoritaire à deux tours, oblige en effet les partis opposés à s’unir dans le seul but de siéger au sein de l’hémicycle : « par exemple, constate un journaliste à propos du premier tour, on a vu dans des circonscriptions électorales, candidats du RPM et candidats de l’Union pour la République et la démocratie sur la même liste. Pourtant, le premier parti politique cité est au pouvoir et le second entend animer l’opposition parlementaire » (4).

Mais les maux sont plus profonds. D’abord, l’état de grâce d’Ibrahim Boubacar Keïta semble appartenir au passé, et pas seulement en raison de la candidature de son fils, Karim Keïta, dans la commune II de Bamako. Nombre d’habitants du Sud attendent que l’ordre soit restauré dans le Nord et ils ont le sentiment d’être abusés par le jeu du MNLA avec un président incapable d’établir son autorité sur l’ensemble du territoire malien (5).

Ensuite, l’attitude à l’égard des hommes politiques renvoie au dévoiement du système électoral lors des précédentes élections et au peu de crédibilité des dirigeants maliens. D’une part, lors des élections présidentielles de 2002 et de 2007, le président était élu lors de scrutins ouvertement fraudés. À Bamako, un bulletin de vote se négociait entre 2 000 et 3 000 francs CFA (entre 3 et 4 euros), suivant une tradition qualifiée d’« achat de conscience »… De même, le Mali compte une majorité d’analphabètes qui, lorsqu’ils votent, « suivent les consignes des chefs de tribus et des imams de leurs mosquées » (6). D’autre part, l’image de la classe politique n’est guère reluisante. « Ce que veulent nos leaders politiques, résume un journaliste de Bamako, c’est leur part du gâteau. […] Le but de nos élites, c’est d’avoir une femme qui accouche en France, des enfants qui font leurs études au Canada, les belles villas pour eux et leurs maîtresses, la frime, les paillettes »(7). Plusieurs Maliens désespéraient d’ailleurs, dès la fin du premier tour des élections présidentielles, d’une véritable mutation politique du pouvoir, regrettant les bourrages d’urnes, les « achats de conscience » et l’absence de neutralité de l’administration.

Le poids de la corruption et de l’impunité

Dans un entretien publié par le journal Le Monde, le 4 décembre 2013, Ibrahim Boubacar Keïta réaffirmait sa volonté de rompre avec les anciennes pratiques. « Pendant la campagne, j’ai dit que certains auraient pu ouvrir une quincaillerie ! J’ai autour de moi des hommes et des femmes dont je connais l’intégrité et auxquels j’ai dit : aucune faille ne sera tolérée » (8). Les pratiques criminelles sont cependant bien ancrées et loin de se limiter à quelques personnes. Selon la CIA, dans une liste dont la presse malienne s’est fait l’écho en février 2010, 57 cadres de la haute administration et du secteur privé seraient impliqués dans le narcotrafic, tandis que neuf généraux maliens seraient liés au trafic de cocaïne dans le Sahara (9).

Si la corruption et l’impunité régnaient dans les sphères du pouvoir sous la président d’Amadou Toumani Touré, elle ne s’y limite pas et irrigue l’ensemble de la fonction publique, jusqu’aux personnes chargées de représenter l’État auprès de la population. Dans l’enseignement, les professeurs « vendent » aux étudiants les réponses, soit en les donnant par téléphone soit en transmettant les corrigés. De son côté, la police est « davantage occupée à racketter les automobilistes qu’à protéger la population », tandis que les juges vendent au plus offrant les verdicts, entraînant une recrudescence des actes de « justice populaire » se soldant par la mise à mort expéditive des suspects (10).

La crise politique et sécuritaire de l’année 2012 a-t-elle entraîné une prise de conscience ? Fin janvier 2013, la justice malienne lançait des mandats d’arrêt pour narcotrafic à l’encontre de six personnalités du Nord dont Ould Awaïnatt, protégé de l’ancien président entretemps passé au Mujao, et l’ancien maire de Tarkint, Ould Coueck. Les deux hommes ont été rapidement arrêtés et acheminés, le 4 février, dans une prison de Gao, n’échappant au lynchage que grâce à l’intervention de l’armée française, avant de disparaître avant même leur transfert à Bamako le lendemain. Or selon plusieurs médias locaux, ils ont été libérés à la suite de l’intervention du maire de Gao et d’officiers supérieurs de l’armée malienne. De même, à Bamako, tout le monde continue de fonctionner au bakchich.

Les trajectoires des candidats élus à Abeïbara et à Tin-Essako, dans le nord-est du Mali, renforcent cette image de dirigeants prêts à tout pour rester au pouvoir et d’un immobilisme de la vie politique. Mohamed Ag Intallah, fils du vieil Aménokal Intallah, le puissant chef des Ifoghas à Kidal, et l’un des leaders du Haut Conseil pour l’Unité de l’Azawad (HCUA), a retrouvé son poste de député avec 100% des suffrages sous l’étiquette du RPM, tout comme, à Abeïbara, Ahmada Ag Bibi, ancien porte-parole d’Ansar Dine et membre du Mouvement islamique de l’Azawad (MIA), avec 96,69% des voix.

Un changement qui prendra du temps

En dépit de l’arrestation du général Sanogo, après son refus de comparaître devant un juge d’instruction, le changement s’annonce donc long et difficile. La désorganisation des trafics de drogue au Mali diminue la manne financière en jeu et ne peut qu’apaiser les tensions internes en mettant fin à une source de profits aiguisant les convoitises et déstabilisant la société. Mais l’absence de réel renouvellement des dirigeants ne plaide pas en faveur d’une réforme des pratiques et d’une moralisation de la vie politique.

Dans cette perspective, la communauté internationale et les différents bailleurs devront rester vigilants dans l’utilisation des fonds. Toutefois, c’est avant tout aux Maliens eux-mêmes de prendre conscience des raisons qui ont poussé leur pays dans une crise sans précédent depuis l’indépendance, et qui ne sauraient se limiter aux seules relations avec les Touaregs ou à l’attitude de la France à l’égard du MNLA. Le défi est à la hauteur de l’enjeu car, comme le rappelait lucidement l’enseignant malien Naffet Keïta en juillet dernier, l’« effacement des repères des Maliens n’est pas près de s’estomper, même à coups de prêches, de sensibilisation, de mobilisation et de conscientisation. Les Maliens n’arrivent pas encore à admettre que leur pays est gangréné, à l’image d’un corps humain, et que celui-ci est en passe de se transformer en géhenne »(11).

Notes •

(1) Mohamed Traore et Sékou Mamadou Chérif Diaby, Les élections au Mali. Pourquoi le taux de participation est-il toujours si bas ?, Friedrich Ebert Stiftung, octobre 2011, pp. 21-22.

(2) Cité dans « Législatives au Mali : faible taux de participation », RFI, 25 novembre 2013.

(3) Les populations du Nord sont représentées à l’Assemblée nationale par dix-neuf députés, huit pour Gao, sept pour Tombouctou et quatre pour Kidal, sachant que 147 députés sont élus tous les cinq ans. La loi électorale prévoit un député pour 60 000 habitants (sur la base du recensement de 1996) et un siège supplémentaire de député est attribué pour toute tranche comprise entre 40 000 et 60 000 habitants. Les circonscriptions électorales de moins de 40 000 habitants ont droit à un siège de député, permettant de mieux représenter les régions les moins peuplées comme Kidal, dont chacun des cercles envoie un député à l’Assemblée.

(4) « Mali : les partis en lice pour le second tour des législatives », RFI, 28 novembre 2013.

(5) Jean-Louis Le Touzet, « Les Touaregs ne veulent pas de nous, et moi je ne veux pas d’eux », Libération, 24 novembre 2013.

(6) Nicolas Beau, Papa Hollande au Mali. Chronique d’un fiasco annoncé, Paris, Balland, 2013, p. 106.

(7) Ibid., pp. 107-108.

(8) Ibrahim Boubacar Keïta (propos recueillis par Charlotte Bozonnet et Yves-Michel Riols), « La communauté internationale oblige le Mali à négocier avec un groupe armé », Le Monde, 4 décembre 2013.

(9) Georges Berghezan, « La corruption, au cœur de l’effondrement de l’État malien », dans Bérangère Rouppert (dir.), Sahel. Éclairer le passé pour mieux dessiner l’avenir, GRIP, 2013, pp. 41-60, p. 57.

(10) Ibid., p. 44.

(11) Naffet Keïta, « Comment être Malien ? », Les dossiers du CERI, juillet 2013.