Accords de Minsk · Rien n’est joué en Ukraine

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

16 février 2015 • Analyse •


Le 12 février 2015, le sommet de Minsk s’est conclu par un nouvel accord de cessez-le-feu. Outre le fait que la situation sur le terrain est fragile, cet accord avalise l’agression russe : Calliclès est de retour. Il a aussi mis en évidence une certaine complaisance française à l’égard de la Russie-Eurasie.


Le 12 février 2015, le sommet réunissant François Hollande, Angela Merkel, Petro Porochenko et Vladimir Poutine, le « parrain » des groupes paramilitaires qui tiennent une partie du Donbass, s’est conclu par un nouvel accord de cessez-le-feu (« Minsk 2 »). Après une longue nuit de négociations, l’heure était à l’autosatisfaction du côté de la présidence française : « Ce fut une longue nuit et un long matin, mais nous sommes arrivés à un accord sur le cessez-le-feu et à un règlement politique global ». Et d’entonner la ritournelle du couple franco-allemand. Lucide et prudente, la chancelière allemande aussitôt émis ses réserves quant à la suite des événements. De fait, le « soulagement » dont François Hollande a fait part, sans grande pudeur, n’est pas sans évoquer le « lâche soulagement » de Léon Blum en d’autres temps.

Un incertain et fragile cessez-le-feu

Ce que François Hollande a présenté comme un « règlement politique global » n’est qu’un fragile et incertain cessez-le-feu, avec pour présupposé la bonne volonté de Vladimir Poutine, celui-là même qui a saisi militairement la Crimée (février 2014), a équipé de pied en cap sicaires et hommes de main dans le Donbass, a entrepris une « guerre couverte » (printemps 2014), avant d’intervenir directement dans le Donbass pour y mener une guerre ouverte contre l’Ukraine. Le même est aujourd’hui présenté comme un faiseur de paix que Hollande s’est empressé de remercier. Le président français semble vouloir croire que son homologue russe ne poursuit dans cette guerre que des buts négatifs : s’assurer que l’Ukraine ne mène pas une politique hostile à l’encontre de Moscou et reste à l’extérieur des instances euro-atlantiques (UE et OTAN). En se conformant au jeu des ambiguïtés constructives, censées faciliter le règlement des conflits, Hollande apparaît donner raison au thème russe d’une guerre défensive. Partant, résister à la Russie, ce serait la provoquer, et l’intelligence politique consisterait à céder à la loi du plus fort. Dans l’après-midi, Hollande a résumé sa pensée : « Nous ne voulons pas la guerre. Nous voulons la paix ». Il est vrai que l’agresseur ne veut pas la guerre : il ne veut que les fruits de la victoire…

Alors même que Poutine négociait les modalités de retrait des armes lourdes de la ligne de front et l’évacuation des forces étrangères, des chars traversaient la frontière russo-ukrainienne pour amplifier l’offensive. Sitôt « Minsk 2 » signé, Poutine se comportait en maître du terrain. Il déclarait que les soldats ukrainiens défendant Debaltseve devaient déposer les armes et livrer ce carrefour routier et ferroviaire aux groupes paramilitaires, dits « pro-russes ». L’intervalle négocié entre la signature du document et l’entrée en vigueur du cessez-le-feu semble l’avoir été pour laisser à Moscou et à ses sicaires le temps de s’assurer de nouveaux gains territoriaux. De fait, dans les jours qui ont suivi, les combats ont redoublé en intensité. Depuis le 15 février, le message répété en boucle par la diplomatie des pays garants et leurs médias est que « le cessez-le-feu est globalement respecté ». Pourtant, journalistes et observateurs mentionnent des dizaines d’« incidents » armés. Aussi et surtout, les groupes paramilitaires « pro-russes » ont interdit aux observateurs de l’OSCE l’accès à la région de Debaltseve. Confortés par le Kremlin, leurs chefs considèrent que la ville leur revient de droit. Ils n’ont pas renoncé à s’assurer un territoire élargi et viable (aéroport de Donetsk, nœud de Debaltseve, port de Marioupol). Quant à s’inscrire dans un processus civil constitutionnel ukrainien, on peut douter. Leur maître-mot : « Novorossia ».

Le retour de Calliclès

Si l’on ne se perd pas dans les détails, dont on sait par ailleurs l’importance, il appert que Hollande et Merkel ont entériné un certain nombre de concessions au profit de l’agresseur russe. Les tenants de la « positive attitude » et ceux qui restent persuadés que les mots sont les choses arguent du fait que le texte mentionne l’intégrité territoriale de l’Ukraine, n’évoque pas la « fédéralisation » poussée par la Russie (i.e. la désintégration de l’Ukraine) et stipule que les forces étrangères doivent être retirées. Il faut y regarder de plus près. Il n’est pas fait mention de la presqu’île de Crimée dont le rattachement manu militari à la Russie constitue bel et bien un viol de l’intégrité territoriale ukrainienne. Quant aux forces russes à l’oeuvre dans le Donbass, Poutine nie contre toute évidence leur rôle et leur présence. Dès lors, aucun problème pour agréer un document que la partie russe n’a pas même signé. Certes, le terme de « fédéralisation » n’apparaît pas mais l’autonomie prévus pour la partie du Donbass sous contrôle russe (environ le tiers du territoire des régions de Donetsk et de Louhansk) implique une forme de reconnaissance du pouvoir acquis par les chefs de milices et affidés du Kremlin ainsi que des « relations spéciales » avec Moscou, avec le financement de l’État ukrainien. Enfin, le contrôle de Kiev sur la frontière avec la Russie est reporté à la mise en œuvre d’une solution globale, sine die donc, et Moscou en conserve la maîtrise. Sur le terrain, elle est effacée et l’agresseur russe est à demeure.

En somme, l’agresseur est remercié par Hollande pour ses bons services et il enregistre un certain nombre de succès. Le révisionnisme géopolitique russe qui sous-entend les revendications de Moscou à l’encontre de ses voisins et de l’Europe en tant que telle a débouché sur le remaniement les frontières dans l’Est et le Sud de l’Ukraine. Les choses doivent être mises en perspective. Dans les vingt ans qui ont suivi la dislocation de l’URSS, les hommes au pouvoir à Moscou ont méthodiquement manipulé les guerres et conflits locaux, en Moldavie comme dans le Sud-Caucase (Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabagh), pour disposer d’un certain nombre de leviers lorsque le rapport des forces et les circonstances seraient plus à leur avantage. A l’Ouest, on a voulu voir dans ces régions déchirées des « conflits gelés » sans grande importance. A l’intérieur de la Russie, l’arrivée au pouvoir de Poutine, en 1999-2000, a définitivement dissipé l’illusion d’une transition vers la démocratie de marché. Au plan extérieur, le masque est tombé une première fois lors de l’élection présidentielle ukrainienne de 2004, un deuxième fois avec le discours de guerre froide prononcé à Munich, le 10 février 2007. Après des mois de tensions, une guerre avec la Géorgie a éclaté ; la Russie annexe de facto l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud (août 2008). La pression s’est ensuite accrue sur Kiev qui a renoncé à sa candidature à l’OTAN (2010). Cela n’ a pas suffi et un simple traité commercial avec l’UE a suscité l’ire de Poutine qui depuis est à l’offensive. L’Ouest temporise et transige : Calliclès est de retour et la loi du plus fort l’emporte sur le terrain. Le reste n’est que sophismes et paralogismes.

La complaisance française

Il se peut que « Minsk 2 » permette temporairement aux Ukrainiens de reprendre leur souffle et d’éviter un effondrement militaire sur les lignes de front. De ce point de vue, ces accords seraient un moindre mal, pour autant qu’ils tiennent. Cela dit, ce qui a été présenté comme une initiative franco-allemande est d’abord une réponse à une lettre de Poutine, soucieux peut-être d’enregistrer de premiers gains et de rompre l’isolement diplomatique, alors que les sanctions économiques portent leurs effets et que le mécontentement du consommateur russe menace de démentir la vision héroïco-sacrificielle complaisamment colportée par les moscoutaires français. Dans cette perspective, Hollande et Merkel, par refus de la guerre et crainte de l’escalade, auraient fourni un répit à Poutine. Le spectre de la « guerre totale » évoquée par Hollande – mépris du sens des mots après une année passée à commémorer la Première Guerre mondiale –, n’aurait servi qu’à justifier par avance un recul diplomatique, sur le plan des principes et dans la réalité de la négociation. Si l’avenir est plus ouvert qu’analyses et contre-analyses ne le laissent penser, il reste qu’un État souverain et internationalement reconnu, membre de l’ONU et du Conseil de l’Europe, est agressé et partiellement démantelé. Au minimum, François Hollande se devait de ne pas céder au story-telling et à l’autosatisfaction qui caractérise ses interventions. Il est allé jusqu’à remercier Poutine…

Au vrai, la complaisance à l’égard du pouvoir russe s’est étalée chez maints commentateurs parisiens et dans les rangs de l’opposition. Des jacobins en diable, hostiles à la ratification de la Charte européenne sur les langues régionales, reviennent sur la prétendue interdiction de la langue russe, fiction par laquelle ils expliquent l’intervention militaire de Poutine. Ceux-là même qui se satisfont d’une nouvelle géographie régionale définie par le haut, sans égard pour les provinces historiques (voir la dissolution de l’Alsace dans un « Grand Est » du type DATAR), ne jurent que par l’autonomie du Donbass, acceptant sans barguigner que Poutine en prenne le contrôle. Ils s’indignent que l’UE et ses États membres négocient un accord de libre-échange avec Kiev, portant ainsi atteinte à la nouvelle doctrine Brejnev énoncée par Poutine. Ces nouveaux moscoutaires affirment que la politique de voisinage de l’UE n’a pas été proposée à la Russie, ce qui est faux (le Kremlin a repoussé cette politique ainsi que la renégociation du partenariat Bruxelles-Moscou). Enfin, l’antiaméricanisme leur tient lieu d’argument d’autorité. Bref, ces gens ont pris fait et cause pour la « Russie-Eurasie », sa propagande et la vision paranoïaque du Kremlin. Simple affairisme ? Fantasme d’une alliance de revers contre l’Allemagne et le « Saint-Empire germano-américain du capital » ? Tous n’ont pas fait leur deuil de la violence jacobino-bonapartiste qui traverse l’histoire de la France contemporaine, d’où une grande complaisance à l’égard d’une forme brutale de pouvoir.

Et maintenant ?

Si l’on va à l’essentiel, l’État ukrainien est à la découpe et le révisionnisme géopolitique russe a remis en cause les principes sur lesquels l’ordre international public européen est fondé. Il serait illusoire de penser qu’il s’agit là de simples ajustements territoriaux, sans véritable portée au-delà des confins ukrainiens. Les principes entrent dans la corrélation des forces, le cynisme au petit pied de ceux qui invoquent la Realpolitik relevant de l’irréalisme. Aussi, il ne saurait être question de céder au « lâche soulagement » et de détourner le regard, pour mieux se livrer aux délices et poisons des sondages et de la cuisine électorale. Il est du devoir de nos responsables politiques de se mettre à la hauteur des enjeux, de renouer avec le sens du tragique et de se préparer au pire.

A Minsk, des concessions ont été faites mais rien n’est définitivement joué, et ce conflit géopolitique est d’abord une épreuve de volontés qui se jouera dans la durée. Les points sur lesquels François Hollande et Angela Merkel n’ont pas cédé doivent être sans cesse martelés, leur respect scrupuleux conditionnant toute levée de sanctions, sans oublier la Crimée qui ne peut passer par pertes et profits. Beaucoup dépendra du soutien financier apporté à Kiev, de la réforme de l’État et du redressement de l’économie ukrainienne. Pourtant, le conflit avec la Russie n’est pas un « concours de beauté », ni même une compétition géoéconomique : il faudra aussi réorganiser et rééquiper l’armée ukrainienne afin qu’elle soit en mesure de tenir la ligne de front. Pas de « solution militaire » en Ukraine ? Aux partisans du radical-pacifisme d’expliquer la chose à Poutine.