Hommage · Jean-François Mattéi et la métaphysique de l’Europe

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

27 mars 2015 • Hommage •


Le 24 mars 2014, Jean-François Mattéi, qui avait été membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More, nous quittait pour rejoindre le ciel des idées platoniciennes, mais sa pensée et son œuvre demeurent. Il nous aura fait comprendre que l’Europe est d’abord une figure spirituelle ou encore une métaphysique. Cette « Grande Idée » sera le point d’Archimède de toute action de rectification politique.


Le 24 mars 2014, Jean-François Mattéi quittait notre monde sublunaire, son âme rejoignant le ciel des idées platoniciennes. Philosophe de haut vol, l’homme était discret et pudique, ce qui n’excluait pas la prise de parole, sur l’agora et dans diverses hétairies, ainsi que de solides engagements intellectuels et métapolitiques. Rappelons notamment que Jean-François Mattéi avait rejoint le Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More. S’il n’était pas ce que l’on appelle un intellectuel public, sa pensée, puissante et architectonique, influençait le débat des idées, à travers ses ouvrages, ses conférences et les entretiens accordés à la presse. Métaphysicien, Jean-François Mattéi aura écrit sur Pythagore, Platon (sa thèse porte sur l’ontologie platonicienne), Nietzsche, Heidegger et l’histoire de la philosophie. Il aura dirigé et coordonné deux tomes de l’Encyclopédie universelle de la philosophie (PUF). De La barbarie intérieure (1999) jusqu’à L’homme dévasté (2015), publié à titre posthume, Jean-François Mattéi aura médité la désolation des sociétés post-modernes et dressé une vive critique de la « déconstruction » de notre monde. Aussi et surtout, il nous aura fait comprendre que l’Europe n’est pas seulement une portion des terres émergées, ou un simple système de domination déchu. Civilisation transcontinentale tournée vers l’universel, l’Europe est une « figure spirituelle » (Edmond Husserl).

L’Europe sur la scène du monde

La question de l’Europe, comprise dans un sens très proche de ce que l’on nomme aussi l’Occident, est étudiée dans Le regard vide – Essai sur l’épuisement de la culture européenne (Flammarion, 2007) et dans Le procès de l’Europe – Grandeur et misère de la culture européenne (PUF, 2011). Il faut également mentionner L’identité de l’Europe, un livre codirigé par Chantal Delsol et Jean-François Mattéi qui comprend de précieuses contributions d’Alain Besançon, Jacques Dewitte, Gérard-François Dumont, Mezri Haddad, Philippe Nemo, Joanna Nowici et André Reszler (PUF, 2010). Au vrai, l’essentiel se trouve dans Le regard vide, ouvrage difficile dans lequel Jean-François Mattéi caractérise l’Europe par le les modalités du regard qu’elle porte sur le monde, sur la cité et sur l’âme. Ce regard théorique et critique a ouvert l’Europe sur l’universel et lui a permis d’essaimer ses formes de pensée et ses réalisations bien au-delà des limites historiques, géographiques et ethno-culturelles du continent. In fine, la mondialisation, telle qu’elle a été amorcée aux XVe et XVIe siècles par les nations ibériques, n’est-elle pas une occidentalisation ? C’est d’ailleurs à partir des catégories intellectuelles et des outils techniques forgés en Europe que des peuples et des cultures autres ont depuis remis en cause les empires conquis au-delà des mers par les principales nations européennes, puis sont entrés en rivalité avec l’Occident. Tout cela fait de l’Europe, seule forme de civilisation à avoir pensé dans leur universalité l’homme et le monde, ce que Jean-François Mattéi nomme une « métaculture ». Nul ethnocentrisme dans l’idée d’une éminence de l’Europe.

Au point de départ, il y a le mythe d’Europe, la fille d’Agénor, roi de Tyr, enlevée par Zeus Taurin sur les rivages asiatiques et transportée en Crète, une île située à la croisée de l’Hellade et des civilisations palatiales de l’Orient. Tel qu’il est rapporté par Hérodote, père de la géographie et de l’histoire, le mythe préfigure les traits majeurs du destin européen. Péninsule avancée de l’antique Asie, l’Europe n’a pas sa source en elle-même. Arrachée au sol natal, elle est emportée dans un mouvement en quête de l’Occident (les Hespérides des Anciens Grecs). Le dépassement des particularités initiales ouvre sur l’universel, l’expansion géographique et de nouvelles fondations politiques : envoyés par le roi de Tyr à la recherche de leur sœur Europé, Cadmos et ses frères fondent de nouvelles cités. L’enlèvement de la princesse phénicienne est donc la « scène primitive de l’Europe ». Les penseurs grecs élaborent ensuite une représentation de type polaire entre l’Est et l’Ouest, un jeu complexe de distinctions d’ordre physique, ethno-psychologique et politique valorisant l’Europe par rapport à l’Asie, avec pour thème central la liberté et l’énergie, par opposition à la servitude et à la torpeur qui marquent l’empire des Perses et ses succédanés (le thème sera repris par Machiavel pour opposer l’Europe des royaumes et des principautés à l’Empire ottoman). La polarité Grecs-Barbares se perpétue dans la dialectique entre romanité et barbarie, Rome s’épuisant à absorber les peuples germaniques et autres qui se fracassent puis débordent le « limes »impérial (nombre d’entre eux relevaient de la clientèle de Rome et avaient été romanisés).

Après le pillage de Rome par Alaric, en 410 ap. J.-C., saint Augustin porte cette polarité sur un plan vertical, avec la distinction entre la Cité de Dieu et la Cité terrestre ; les deux cités cheminent ensemble, étroitement enchevêtrées, jusqu’au jour du Jugement dernier. La Chrétienté a certes une assise territoriale et géopolitique, l’Occident médiéval recouvrant l’Europe de l’Ouest et la partie centrale du continent, mais cette Res Publica est ouverte dans l’espace et dans le temps. En puissance, la totalité de l’œkoumène est dans l’orbe du catholicisme romain. Selon Jean-François Mattéi, cette dimension universelle et eschatologique amplifie le regard de l’Europe sur un horizon lointain. Tel est l’arrière-plan métaphysique du formidable élan qui, à l’aube de la Renaissance, porte navigateurs, conquérants et missionnaires à parcourir l’océan mondial et à s’emparer des terres émergées. L’Europe, soulignait Julien Freund dans La fin de la renaissance, est la partie du globe qui a exploré le monde entier. Significativement, c’est à cette époque que le terme d’Europe s’est imposé sur le plan géographique, ses peuples prenant alors conscience de leur identité commune au regard des nouveaux mondes qu’ils découvrent. La grande épopée séculaire s’achève avec la conquête du cœur de l’Afrique (le Congrès de Berlin de 1884-1885 fixe les règles), puis des glaces et des terres de l’Arctique et de l’Antarctique, peu avant que les nations européennes ne s’affrontent en une nouvelle guerre de trente ans (1914-1945). Depuis, l’Europe ne veut plus assumer ce que Husserl a appelé la « fonction archontique de l’humanité entière» (cf. Edmond Husserl, La crise de l’humanité européenne et la philosophie, conférence de 1935). Elle se voue non plus à l’universel mais à sa déréliction.

Le triple regard transcendantal

A rebours de la post-modernité et des « déconstructeurs » qui désormais sévissent, Jean-François Mattéi s’inscrit dans le prolongement de la grande tradition qui voit dans l’Europe d’incarnation d’une âme. « Pour la pensée européenne, depuis la Grèce, écrit-il, l’âme européenne est un souffle de vie, pneuma ou psuchè, dont l’impulsion invisible est manifestée par le regard humain » (Le regard vide, op.cit., p. 26). Les formes de la conscience européenne tiennent dans le triple regard que l’âme européenne – à travers ses penseurs, ses écrivains et ses artistes –, a porté sur le monde, sur la cité et sur elle-même. Depuis les débuts de la philosophie, dont on sait qu’elle née de l’étonnement devant l’être, l’âme s’est détachée du monde immédiat et des réalités singulières. A la recherche de l’essence ultime de la réalité, elle déploie un regard lointain sur toutes choses, tendu vers l’infini. Ainsi l’Europe conçoit-elle le monde sur le modèle d’un théâtre qui dévoile au regard la scène cosmique sur laquelle se jouent le drame de l’existence et le destin de la connaissance appréhendée comme vision (théâtre et théorie renvoient à la vision et à la contemplation). Distancé et critique, ce regard théorique transforme les choses en problèmes auxquels une recherche infinie apporte des réponses toujours provisoires, sous un horizon historique qui recule sans cesse. Ce faisant, la pensée européenne est partie à la conquête de la connaissance sur le plan théorique, et l’Europe s’est métamorphosée en une « métaculture » qui a étendu ses normes à l’humanité à travers la découverte géographique, le contrôle des terres et des mers, l’étude des autres cultures. Cette investigation du monde sensible prend la forme d’un regard transcendantal « qui s’élève du singulier à l’universel et se détache des événements passagers pour accéder à la longue durée de l’histoire » (Le regard vide, op.cit., pp. 107-108). Au-delà, il vise la Grande Idée, principe unificateur du Kosmos.

Depuis le théâtre du monde, le regard de l’âme européenne s’est ensuite porté vers la Cité, ce qui ouvre sur une définition noble et haute de la politique. Là encore, face au spectacle des hommes, des institutions et des drames historiques, l’âme européenne s’est refusée à l’immédiateté ou au fatalisme. « Les poètes grecs avaient ouvert la voie, rappelle Jean-François Mattéi, avec Homère pleurant les malheurs de Troie, détruite par les Achéens, ou Eschyle compatissant à la défaite des Perses à Salamine, et ils n’avaient pas hésité à chanter la dignité des vaincus face à la barbarie des vainqueurs » (Le regard vide, op. cit., p. 133). Plus tard, à l’âge classique de la civilisation grecque, la mort de Socrate indignera Platon et sera à la source de la pensée de la révolte. Le regard lointain et perçant posé sur l’injustice des actes, la critique de l’iniquité, la référence à l’Idée transcendante de justice inspirent depuis les grands textes de la philosophie politique, de Platon à Leo Strauss. Le sentiment d’indignation devant la souffrance des hommes, et les injustices qu’ils subissent, a débouché sur l’idée de dignité. D’abord réservée au petit nombre de ceux qui assumaient des responsabilités politiques au sein de la Cité, la dignité est devenue l’attribut de chaque être humain (cf. Pic de La Mirandole, De Dignitate homini oratio, 1486). Dans cet élargissement, le christianisme et l’idée d’un homme fait à l’image et à la ressemblance de Dieu auront été décisifs. C’est en s’appuyant sur les arguments philosophiques et théologiques des penseurs grecs, romains et chrétiens que Montaigne, Bartolomé de Las Cas et Francisco de Vitoria ont dénoncé les exactions liées à la conquête des Amériques. Présupposé de la morale, la liberté dont il est ici question est d’ordre métaphysique. Dans la caverne de Platon, c’est le Soleil, symbole du Bien suprême, qui incite le prisonnier à se libérer de ses chaînes. L’indignation devant l’injustice, les idéalités platoniciennes et la liberté donnée à l’homme de poursuivre le Bien ont conduit à la pensée d’une morale universelle, à l’instauration de l’État de Droit et à la déclinaison des libertés fondamentales.

Après avoir parcouru le monde et la Cité, le regard de l’homme européen revient à lui, ce regard que l’âme pose sur elle-même renvoyant au « connais-toi toi-même » inscrit sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes (« Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux »). A la façon dont la vision permet à un œil, en regardant un autre œil, de se voir lui-même, l’intellection permet à une âme, en regardant une autre âme, de se connaître elle-même. C’est ainsi que Platon élabore la dialectique du propre et de l’étranger, sans nul besoin de congédier le même au prétexte de reconnaître les altérités extérieures (à la différence de nos modernes « déconstructeurs »). Dans le dialogue au cours duquel Socrate rappelle à Alcibiade le commandement delphique, il fait passer ce dernier de la recherche du « soi » à la découverte de son « âme » puis à la connaissance de Dieu. Jean-François Mattéi explique la chose : « Sans cette connaissance de nous-mêmes, qui est permise par celle de l’autre et qui se reflète dans sa partie la plus profonde, Dieu, comme origine et fin du regard, nous ne saurions pas ce qu’il y a en nous de bon et de mauvais ». Il poursuit : « Que le regard humain soit dirigé vers l’Idée ou vers Dieu, il ne prend de signification que s’il se croise lui-même dans le regard que Dieu ou l’Idée porte sur lui. La parenté de l’Idée et de l’âme est si étroite que la suppression de la première entraînera la disparition de la seconde » (Le regard vide, op. cit., p. 192). Saint Paul, saint Augustin et l’enseignement chrétien approfondissent ensuite le souci de ce que Platon nommait l’« homme intérieur ». Cette constante délibération avec soi-même aura nourri la philosophie, la littérature et la grande spiritualité de l’Europe, de l’Antiquité à nos jours.

« Retrouver le chemin qui conduit chez nous »

Depuis, l’Europe a connu une rupture d’équilibre, tant sur le plan ontologique que géopolitique. Emporté par son mouvement, l’homme européen s’est détourné de l’Un et l’âme individuelle s’est retirée dans sa particularité, isolée de Dieu et du monde. Le sujet moderne a voulu éprouver son être en dehors de toute référence extérieure : il y a perdu substance et intériorité. Privé de tout point d’appui, le monde est dévasté et le désert spirituel a tout recouvert ou presque. Au plan géopolitique, les États européens se sont retirés des positions autrefois occupées dans le monde. Sans l’alliance avec les États-Unis, ils seraient bien en mal de défendre seuls leurs frontières communes. Le Vieux Continent n’est plus que l’ombre de lui-même et ses anciens tributaires considèrent avec mépris ses palinodies sur la « puissance douce » ou sa prétention à réaliser la « fin de l’Histoire ».

Cela dit, le désespoir n’est pas de mise. La métaphysique est au-delà des atteintes du temps et la « Grande Idée », telle qu’elle est exprimée poétiquement par Fernand Pessoa, demeure un point fixe dans le ciel, l’étoile polaire qui permettra de retrouver le « chemin qui conduit chez nous » (Platon, Philèbe). Elle invite à ne pas se satisfaire d’une sorte de provincialisation de l’Europe, à refuser la résorption de ce monde d’isthmes et de péninsules dans la masse terrestre eurasiatique, pour maintenir ouvertes les routes du grand large et renouveler ses liens avec les nouveaux mondes qu’elle a découverts et fécondés. « Plus oultre », selon la devise de Charles Quint, et « plus haut ». La vision de l’Europe comme « Grande Idée » en appelle à ce qui passe infiniment l’Homme. Point d’avenir sans regard vers le lointain, visée transcendante et dépassement des formes héritées dans une synthèse supérieure.