Poutine face au défi de la dette colossale de la Russie

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Atlantico

30 juillet 2015 • Entretien •


La dette de la Russie s’élève à 42 milliards de dollars, soit 144% de ses revenus, et cela va en empirant. Plusieurs régions (Belgorod, régions du Caucase…) sont au bord du défaut de paiement. Comment le pays en est arrivé là ?

Pour être précis, il s’agit là de la dette des gouvernements régionaux (la Russie est une fédération de 84 « sujets »). La Russie présente la particularité de combiner une faible dette publique, s’il l’on considère le seul État central, et une importante dette des différentes entités régionales qui la composent (les « sujets »). Il faut y ajouter le fort endettement des grands groupes économiques, notamment des firmes publiques (les « corporations d’État »).

Au total, la Russie est donc fortement endettée, mais le fait a été en partie masqué par le remboursement anticipé de la dette de l’État, au début des années 2000. Les hauts cours du pétrole et donc l’afflux de ressources fiscales permettaient alors de le faire. Ils ont aussi permis la constitution d’importantes réserves de change et de fonds souverains (ils ont depuis été sérieusement écornés).

Différents facteurs expliquent la situation présente. Pour s’assurer une large élection lors de la dernière présidentielle et désamorcer le mécontentement d’une partie de la population, notamment des classes moyennes urbaines, qui n’avait pas apprécié le jeu de passe-passe entre Poutine et Medvedev, l’exécutif russe a combiné une politique de répression de l’opposition et des largesses publiques. Décision a été prise d’augmenter les salaires des fonctionnaires et les dépenses sociales. Cela pèse aujourd’hui sur les budgets publics, au niveau central comme au niveau des gouvernements régionaux. De surcroît, le pays connait une importante fuite des capitaux, une donnée structurelle aggravée par la politique menée en Ukraine (annexion de la Crimée, « guerre hybride » au Donbass), et ses contrecoups (sanctions occidentales). La récession économique (moins 5% en 2015 ?) ampute les finances publiques.

Quelle analyse peut-on faire de cette situation ? Faut-il s’en inquiéter ?

Le problème pour la Russie est que cette récession n’est pas réductible à un mouvement conjoncturel : elle ne s’explique pas par un quelconque cycle des affaires ou un cycle Juglar. Si Poutine manie volontiers le discours du « monde émergent », pour donner une touche futuriste au système autoritaire patrimonial russe, et met en avant le forum des BRICS ou celui de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai), principalement à des fins diplomatiques, l’économie russe n’est pas une économie émergente.

Comme la Russie d’avant 1914 et l’URSS des années 1970-1980, elle repose très largement sur l’exportation de matières premières (notamment du pétrole et du gaz). Les produits de base représentent 90 % des exportations russes. L’économie et les ressources fiscales dépendent donc des cours du pétrole et des commodities. Ce n’est pas une économie fondée sur la matière grise, la recherche-développement et des secteurs de haute valeur ajoutée (même si la Russie est le deuxième exportateur mondial d’armes et vend aussi sa technologie nucléaire à l’étranger). Poutine et Medvedev n’ont rien fait pour changer cette situation qui, lorsque le prix du pétrole est à la hausse, comme dans les années 2000, a ses commodités. Avec de telles facilités et rentes de situation, pourquoi donc produire des efforts? En fait, la Russie souffre de ce les économistes appellent le Dutch disease ou, plus parlant, de la « malédiction des matières premières ».

Dans le cas de la Russie, cette situation est aggravée par le culte de la puissance étatique et guerrière (la Derjava), par l’ambition de reconstituer une sorte d’union post-soviétique (l’Union eurasienne) et la mise en œuvre d’une politique de puissance en Ukraine et dans l’« étranger proche ». Les coûts de cette « grande stratégie » – le prix de la « guerre hybride » dans le Donbass et le déversement de roubles sur la Crimée, pour justifier a posteriori son rattachement manu militari à la Russie -, et les effets des sanctions occidentales, qui aggravent les conséquences de la baisse des cours du pétrole, fragilisent plus encore une économie anémique et carbocentrée.

Un des soucis majeur est que les régions sont soumises à des obligations financières importantes en matière de dépenses sociales, et que les prêts bancaires sont trop onéreux pour être remboursés en temps et en heure. Pour soulager les régions, Moscou propose des prêts à des taux imbattables de 0.1% et réserve un budget de 310 milliards de roubles pour la fin 2015, est-ce suffisant ?

Cela revient à transférer le coût des déficits et de l’endettement des régions sur le budget de l’État central, qui est lui-même en déficit et sous tension, du fait de la récession. Les autorités centrales ont déjà dû concéder des facilités de refinancement aux grands groupes publics, ceux-ci ne pouvant plus se tourner comme antan vers le marché mondial des capitaux pour faire de la cavalerie. En dernière analyse, n’en déplaise à ceux qui pensent pouvoir voter sur l’arithmétique, ce ne sont pas là de simples conventions ou jeux d’écriture. Si le gouvernement russe laissait filer les déficits, cela aurait de multiples conséquences, entre autres sur l’inflation (17 % au début 2015), la valeur du rouble et,in fine, la fuite des capitaux. Comment donc financer sainement de nouveaux « tubes » (pipelines) et ponts entre la Russie et la Crimée ? Comment construire de nouveaux gazoducs dans réelle utilité économique (voir le projet de Turkish Stream) sans mettre en péril les finances et la monnaie ?

On se souvient que le rouble a connu une forte crise en décembre 2014. Ce n’était pas un simple accident, moins encore un complot de l’étranger, mais le révélateur de « fondamentaux » inquiétants du point de vue russe. Pour inverser la tendance, la banque centrale est intervenue massivement sur le marché des changes et elle a relevé son taux directeur, avec d’inévitables retombées sur un climat économique déjà récessif. Depuis, cette politique monétaire et la stabilisation des cours du pétrole (à un niveau inférieur aux besoins russes) ont quelque peu modifié le regard des investisseurs : la fuite des capitaux s’est ralentie. Le choix fait par la Fed (la banque centrale américaine) de repousser la hausse des taux directeurs aux États-Unis a aussi joué au profit de la Russie (et des pays émergents). Pourtant, tout cela reste fragile et un éventuel laxisme financier de la part de Moscou aurait de rapides conséquences négatives. D’autant plus que les politiques de facilité monétaire aux États-Unis et en Europe (le Quantitative Easing), avec la tendance des capitaux à chercher des rémunérations supérieures sous d’autres cieux, n’auront qu’un temps. Les taux directeurs finiront pas remonter aux États-Unis.

Qu’est-ce que Poutine peut faire d’autres ? Quels moyens a-t-il pour rétablir la situation ? Sur qui/quoi pourra-t-il s’appuyer ?

Au-delà des contraintes conjoncturelles et des exigences de l’heure, il lui faudrait mettre en place des réformes structurelles pour laisser respirer la société civile et l’économie d’entreprise, améliorer le climat des affaires et lutter contre la corruption en instaurant un véritable État de droit. Bref, il faudrait mettre en place un cadre favorable à la liberté d’entreprendre et au développement. Cela semble très difficile car ce serait à rebours de la politique qu’il mène depuis 1999-2000 : la réinstauration d’une « verticale du pouvoir », au nom d’une idéologie néo-soviétique, dans la perspective d’un projet géopolitique eurasien. Depuis le début de sa troisième présidence, ces tendances se sont fortement accentuées. Au total, le « système russe » est un autoritarisme patrimonial dans lequel les hommes au pouvoir contrôlent les rentes et les richesses. La confusion des genres règne et elle ne favorise pas le bon fonctionnement de l’économie. Le Kremlin est à la tête d’une « économie de commande », c’est-à-dire ce que les marxistes appelaient autrefois un capitalisme monopolistique d’État, mais l’économie n’est pas une machine bêtement actionnée par des leviers de commande. Toute l’histoire du XXe siècle le montre.

En fait, la Russie est affectée par les maux qui caractérisent les systèmes étatistes, aggravés par la fragilité des droits de propriété et les rivalités entre les cercles de pouvoir qui gravitent autour du Kremlin (en lutte pour accaparer les richesses). Depuis 2012, la situation s’est aggravée, plus encore avec la guerre en Ukraine. La débauche de « chauvinisme grand-russe » pour parler comme Lénine, l’invocation magique de l’eurasisme et le thème de l’« orthodoxie rouge » vont dans le sens d’une fuite en avant. In fine, la Russie combine une certaine puissance tactique – i.e. une corrélation des forces favorable par rapport aux autres États post-soviétiques doublée d’une détermination certaine à passer à l’acte –, et une grande faiblesse stratégique. Autrement dit, il y a disjonction entre le projet de puissance et les moyens qu’il requiert. Ce n’est pas nouveau : voir le thème de la « puissance pauvre » chez Georges Sokoloff. L’obsession de la Derjava est même un obstacle majeur à la réforme du modèle de puissance.

Comment Poutine pourrait-il donc vouloir démonter ce qu’il a construit méthodiquement ? Et s’il le voulait, le pourrait-il sans gravement fragiliser les bases de son pouvoir ? Peut-on l’imaginer se transmuter en un Khodorkovski pour promouvoir le libéralisme politique et économique, et entrer en conflit avec les « siloviki » ? Dans ce type de système, la logique d’autoconservation du pouvoir, faiblement institutionnalisé, l’emporte nécessairement sur le bien commun. Peut-être même voit-il dans la récession et la guerre fraîche avec l’Occident une fenêtre d’opportunité pour reconstituer une économie semi-fermée. Quoi qu’il en dise, il a peu à attendre de la Chine et des formats eurasiatiques qu’il promeut, hormis des jeux tactiques et des effets d’annonce sur la scène diplomatique. Probablement compte-t-il sur les réserves de change de la Russie (elles ne sont pas sans fond), la supposée résilience de la population russe et un simple retournement de conjoncture. Notons à ce propos que le retour annoncé de l’Iran sur le marché pétrolier et celui du gaz, son principal partenaire géopolitique au Moyen-Orient, ne va pas dans le sens d’une augmentation des prix du baril et d’un nouvel afflux de pétro-dollars en Russie.