L’alliance franco-britannique au péril du Brexit

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

challenges

18 décembre 2015 • Analyse •


Il convient de rappeler l’importance de la relation politique et militaire entre Paris et Londres, alors que se tient le 17 décembre un Conseil européen crucial.


Le 23 janvier 2013, David Cameron promettait à ses compatriotes l’organisation d’un référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne (UE). Un certain temps, la question semblait relever des conflits internes au Parti conservateur, mais le premier ministre a depuis posé ses exigences (compétitivité et flexibilité de l’Europe, rétrocession de pouvoirs vers les Etats membres et primauté des parlements nationaux). Dans l’année à venir, ce référendum pourrait être organisé et la victoire du « non », suivi d’un « British exit » (le Brexit), n’est pas exclue. Alors que le Conseil européen des 17 et 18 décembre 2015 aborde enfin la question, il faut rappeler l’importance de la relation politique et militaire entre la France et le Royaume-Uni pour les destinées de l’Europe.

Les récriminations britanniques contre l’« Europe »

De l’autre côté du Channel, l’euroscepticisme et les interrogations sur le rôle et la place des Britanniques en Europe ne sont pas choses neuves. D’emblée, le traité de Maastricht (1991) a été perçu comme une problématique franco-allemande, Londres n’acceptant de signer et ratifier le texte qu’après avoir obtenue diverses exemptions. Au total, le Royaume-Uni a conservé sa monnaie, ne participe pas à l’espace Schengen et n’envisage pas de véritable défense européenne intégrée. Rituellement, l’UE est décrite comme une lourde bureaucratie qui porte atteinte à la souveraineté du Parlement et obère le dynamisme de l’économie britannique. Les dirigeants britanniques ont pour priorité un marché unique, élargi aux services et à l’économie numérique.

Au vrai, on peut s’étonner qu’une partie des Britanniques prétend sortir d’une Europe qui, à bien des égards, fonctionne sur le modèle préconisé de longue date par Londres. L’UE n’est en rien une « fédération d’Etats-nations » mais un vaste et lâche Commonwealth paneuropéen, fondé sur le libre-échange entre ses membres et des mécanismes politiques intergouvernementaux. Il reste que la « grande crise » de 2008, le désordre des finances publiques et les déchirements de la zone Euro, avec les rebondissements du psychodrame grec, ont eu des conséquences dans l’opinion publique britannique. Il faut y ajouter les effets de la libre-circulation dans l’espace européen – la pression migratoire sur le Royaume-Uni est forte –, et les inquiétudes suscitées par la nouvelle immigration à destination de l’Europe suscite (voir les flux de réfugiés et la situation à Calais).

Inévitablement, il entre du non-rationnel et de la passion dans ces questions, et « Bruxelles » n’est pas responsable d’un malaise identitaire qui concerne la totalité des sociétés occidentales post-modernes. On ne saurait pourtant balayer du revers de la main les récriminations britanniques. La crise de la zone Euro a validé les critiques formulées à l’époque du traité de Maastricht, les responsables politiques et les économistes britanniques objectant alors que l’Europe ne constituait pas une « zone monétaire optimale ». Le projet de monnaie unique était présenté comme un constructivisme intellectuel, potentiellement néfaste pour ses membres ainsi que leurs associés au sein de l’UE. Nécessité faisant loi, le gouvernement britannique soutient aujourd’hui l’intégration politique de la zone Euro, mais il refuse que les autres Etats en subissent les conséquences et entend préserver le rôle de la City (plus du tiers de la finance européenne).

Les limites du « couple franco-allemand »

Sur ces mêmes questions monétaires et budgétaires, la France est confrontée à une sempiternelle contradiction interne: vouloir une Europe forte, avec des institutions faibles. De fait, elle n’est pas le membre le plus allant de la zone Euro, sans que son laxisme budgétaire lui assure un surcroît de croissance économique, ou plus de latitude d’action pour mener de vraies réformes structurelles. In fine, la France s’acharne à donner corps à la théorie de la « stagnation séculaire », censée frapper les économies avancées. En revanche, les plus hautes autorités du pays s’affirment résolues à conserver un rôle de premier plan sur la scène internationale. Si l’attentisme au plan économique menace les bases de la puissance, l’action diplomatique et les nombreux engagements militaires traduisent la continuité des ambitions géopolitiques françaises.

Alors que l’euro est d’abord une affaire franco-allemande, les conditions nécessaires à la projection de puissance dans le monde appellent l’attention sur la coopération franco-britannique (et l’étroite alliance avec les États-Unis). Malgré la réunification et le recouvrement d’une pleine souveraineté au plan juridico-international, les dirigeants allemands ne sont guère pressés d’assumer des responsabilités géostratégiques à la mesure de leur puissance virtuelle. L’affirmation de soi (la Selbstbehauptung) se fait sur un mode géoéconomique, teinté de moralisme, l’Allemagne renouant ainsi avec la voie qui était la sienne à l’époque du « Made in Germany », à la fin du XIXe siècle, lorsque son industrie évinçait les produits britanniques de bien des marchés à l’export (Made in Germany est le titre d’un livre dénonciateur, publié en 1896, et l’Angleterre est alors travaillée par le protectionnisme).

Après la Guerre froide, Berlin a prétendu renouer avec l’action militaire extérieure et des avions allemands ont participé à la guerre du Kosovo. Des effectifs non négligeables ont ensuite été dépêchés en Afghanistan, dans le cadre de l’OTAN, pour lutter contre l’islamo- terrorisme et soutenir la reconstruction du pays. Si les troupes allemandes n’ont pas été déployées dans les provinces les plus exposées, au sud et à l’est de l’Afghanistan, elles sont restée jusqu’au bout, à la différence du corps expéditionnaire français. Pourtant, le passé historique pèse sur les esprits et le pacifisme est bien installé. Conformément aux attentes des vainqueurs de 1945, la Loi fondamentale interdit tout engagement militaire sans l’accord du Bundestag. En somme, la politique étrangère allemande privilégie le « soft power », sans grande influence dans un monde qui se durcit.

La nouvelle « entente cordiale »

Parallèlement, la rhétorique du « couple franco-allemand » a occulté le resserrement des liens entre Paris et Londres, le quatre-vingt-dixième anniversaire de l’Entente cordiale offrant l’occasion de développer un « partenariat global » entre les deux pays (1994). Depuis, le retour de la France dans les structures militaires intégrées de l’OTAN (2009), les effets de la crise sur les budgets militaires et, aux débuts de l’Administration Obama, le moindre intérêt apparent des Etats-Unis pour la « vieille Europe » ont joué en faveur du rapprochement franco-britannique. Le 2 novembre 2010, Nicolas Sarkozy et David Cameron signaient les traités de Lancaster House, afin d’accroître leur coopération militaire bilatérale, une condition sine qua non pour demeurer des puissances de rang mondial. L’année suivante, Paris et Londres s’engageaient ensemble en Libye et y emmenaient l’OTAN.

Les convergences franco-britanniques relèvent de logiques intergouvernementales, la finalité politique de chacun des Etats étant de préserver son statut de puissance mondiale. Cela dit, une coopération bilatérale plus forte encore serait aussi une contribution à la défense de l’Europe et consoliderait les positions du Vieux Continent dans les équilibres mondiaux. La guerre demeurant l’ultima ratio regis, il est vital que les deux principales puissances militaires européennes conservent des moyens d’intervenir, comme elles le font actuellement sur le théâtre syro-irakien (ce sont les deux seules puissances européennes à bombarder l’« Etat islamique », en Syrie comme en Irak). La combinaison des capacités militaires françaises et britanniques est aussi déterminante pour pouvoir prétendre  influencer la «grande stratégie » américaine.

Enfin, les enjeux inhérents à l’alliance franco-britannique sont plus vastes que les seuls intérêts bilatéraux. L’ouverture au « Grand Large » est consubstantielle à l’histoire de l’Occident et il revient aux puissances atlantiques de porter cet héritage moral et géopolitique. Une Europe recroquevillée sur son aire géographique, qui s’illusionnerait sur les vertus protectrices de ses « anciens parapets », serait infidèle à elle-même. Le monde est engagé dans une « grande transformation », des forces titanesques  sont au travail, et le rêve européen d’être une Grande Suisse tourne au cauchemar. Déjà, les mutations en cours prennent l’allure d’un « grand déclassement » et les difficultés des nations européennes, porteuses d’une civilisation à vocation universelle, avivent les ressentiments de leurs anciens sujets et tributaires.

En conclusion

En regard des enjeux géopolitiques globaux, il ne saurait être question de fermer le pont-levis de la  « forteresse Europe », et la France devrait travailler à l’établissement d’un compromis loyal avec le Royaume-Uni. La consolidation politique de la zone Euro et ses effets sur l’UE légitiment en effet le souci britannique d’obtenir des garanties sur leur statut particulier et la place des Etats membres qui n’appartiennent pas à l’Union économique et monétaire.

Encore faudrait-il que cette négociation s’inscrive dans une vision large et à long terme d’une Europe à géométrie variable, avec différents niveaux d’intégration, et des partenariats géopolitiques sur ses confins géohistoriques et culturels. Aussi nécessaire soit-il, le renforcement du marché unique n’est donc pas l’objectif ultime. Français et Britanniques doivent aiguillonner les Européens, pour qu’ils prennent leur part des responsabilités mondiales qui incombent à l’Occident.