Le « format Normandie » et l’Ukraine · Les vrais enjeux

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

29 février 2016 • Analyse •


Le 3 mars prochain, une réunion de « format Normandie » fera le point sur les accords de Minsk. S’il est légitime de demander des réformes aux autorités ukrainiennes, il ne faut pas oublier que la priorité demeure la pression exercée sur le pays par le pesant et menaçant voisin russe.


Le 3 mars 2016, les ministres des Affaires étrangères de la France, de l’Allemagne de l’Ukraine et de la Russie se retrouveront à Paris pour y discuter des accords de Minsk (« Minsk 2 », le 12 février 2015). Dans les semaines précédant la réunion du « format Normandie », Français et Allemands auront fait pression sur le gouvernement ukrainien, prié d’accélérer le rythme des réformes politiques et économiques, comme si les enjeux ne portaient que sur la corruption et la mise en place d’une « démocratie de marché ». Certes, redresser la situation intérieure est nécessaire, mais le problème de fond demeure la « guerre hybride » au Donbass et, plus généralement, le conflit géopolitique avec le pesant et menaçant voisin de l’Ukraine, une situation qui est méthodiquement entretenue par le pouvoir russe.

Difficulté des réformes et crise politique

Le 3 février 2016, la démission d’Aïvaras Abramovicius, ministre en titre de l’économie, et sa dénonciation de la corruption en Ukraine rappelaient l’ampleur de la tâche à accomplir. Signe d’impatience, les ambassadeurs de dix pays occidentaux, dont la France et les Etats-Unis, manifestaient alors leur soutien au ministre démissionnaire. Quelques semaines plus tôt, le vice-président américain, Joseph Biden, de passage à Kiev à la fin de l’année 2015, encourageait les autorités à intensifier la lutte contre la corruption. Pour sa part, Christine Lagarde, directeur général du FMI (Fonds Monétaire International), a rappelé le caractère conditionnel des prêts internationaux, délivrés par tranches en fonction de l’avancée des réformes (17 février 2016).

Depuis, la démission d’Abramovicius s’est transformée en une crise politique. Si le Premier ministre, Arseni Iatseniouk, a pu éviter le vote d’une motion de censure, le 16 février dernier, les partis Batkivchtchina et Samopomitch ont quitté la coalition pro-occidentale. A l’intérieur de la Rada (le parlement ukrainien), seuls les élus du Bloc Porochenko (le parti du président) et ceux du Front populaire (le parti du Premier ministre), soit 217 députés, soutiennent encore le gouvernement : le total est inférieur à la majorité absolue (226 députés). Les tractations politiciennes ont bien permis d’éviter la censure, mais les simples manoeuvres ne permettront pas de constituer une majorité parlementaire solide, engagée dans des réformes de fond.

Lors de leur visite à Kiev, les 22 et 23 février 2016, Jean-Marc Ayrault et Frank-Walter Steinmeier, ministres des Affaires étrangères de la France et de l’Allemagne, ont donc demandé aux dirigeants ukrainiens de maintenir le cap des réformes. Ils ont aussi insisté sur l’application des accords de Minsk. Outre le respect du cessez-le-feu, ces accords prévoient une réforme constitutionnelle accordant une large autonomie à la partie du Donbass que tiennent les milices armées dites « pro-russes ». Rappelons que ces groupes sont sponsorisés par le Kremlin, approvisionnés en armes russes, y compris en moyens lourds, et appuyés par des militaires russes déployés sur le terrain. Du reste, Vladimir Poutine en est lui-même convenu (voir sa conférence de presse du 17 décembre 2015).

Initialement prévue pour le mois de décembre 2015, l’application totale de ces accords a été repoussée à l’année suivante, et ce en raison du conflit persistant sur le terrain. Par ailleurs, le statut d’autonomie implique une révision de la Constitution ukrainienne, un processus qui requiert une majorité des deux tiers à la Rada. Le gouvernement ukrainien n’en dispose pas et la classe politique ukrainienne, tout comme la population, refuse de confier le Donbass à ceux qui l’ont mis à feu et à sang, plus encore de les financer à fonds perdus, au moyen des prêts consentis par le FMI.

Dans le déni quant à la réalité de la politique russe en Ukraine, certains gouvernements européens sont pourtant pressés de lever les sanctions prises à la suite de la guerre du Donbass, et ce au prétexte de réinstaurer des relations normales avec Moscou. Dans cette perspective, d’aucuns sont prompts à rendre les Ukrainiens coupables et responsables de l’agression russe, de ses conséquences chaotiques et de ses prolongements internationaux. Ils voudraient voir Kiev accepter des mesures fatales à l’Ukraine.

Les accords de Minsk font la part belle à Moscou

Aussi doit-il être rappelé que les manoeuvres russes au Donbass n’ont pas pris fin avec « Minsk 2 », ni même après la chute de Debaltseve, dans les jours qui ont suivi la signature de ces accords. En marge de la Conférence sur la sécurité de Munich (12-14 février 2016), Lamberto Zannier, secrétaire général de l’OSCE, insistait sur les violations systématiques du cessez-le-feu – 600 soldats ukrainiens ont été tués en un an, le chiffre des pertes du côté adverse demeurant inconnu -, et déplorait les menaces des milices « pro-russes » sur les personnels de son organisation (l’OSCE est chargée de contrôler le cessez-le-feu). Des armements lourds sont toujours déployés à proximité des lignes de front et la frontière orientale de l’Ukraine demeure ouverte aux soldats et matériels en provenance de Russie. Bref, le cessez-le-feu n’est pas respecté.

En vérité, les accords de Minsk font la part belle à Moscou, Poutine ayant été présenté comme un « faiseur de paix » qu’il fallait ménager et se concilier, alors qu’il se comporte comme un dangereux va-t-en-guerre ; on se souvient notamment des pénibles remerciements de François Hollande à son homologue russe, à l’issue des négociations. Ainsi, le retrait des soldats et mercenaires russes, le désarmement des milices et le rétablissement du contrôle de Kiev sur la frontière avec la Russie sont censés n’intervenir qu’à la fin du processus de Minsk, après le vote d’un statut d’autonomie et l’organisation d’élections dans le Donbass. Poutine peut donc voir venir.

Dès lors, une question s’impose: comment diable un scrutin honnête et ouvert, conforme aux normes et standards de l’OSCE, pourrait-il donc être organisé dans de telles conditions, sous la menace de groupes séparatistes armés? Ceux-là mêmes qui se montrent sourcilleux vis-à-vis des dirigeants ukrainiens, pressés de réformer malgré l’état de guerre dans lequel se trouve le pays, soutiennent l’organisation d’un simulacre électoral au Donbass, une région livrée aux sicaires et à leurs commanditaires, ces derniers menant une guerre par procuration contre l’Ukraine.

Malgré l’évidente volonté du président russe de maintenir sous tension l’Ukraine et de déstabiliser ce pays, pour y revenir en force à plus ou moins long terme, les faux apôtres de la détente avec la Russie le considèrent comme l’arbitre des élégances, voire une sorte de virtuose ou d’esthète politique. Soucieux d’apaisement et du respect du droit, le maître du Kremlin devrait être laissé juge de la légitimité des réformes constitutionnelles ukrainiennes et de la validité du scrutin électoral qui serait organisé au Donbass, sous le contrôle de ses hommes de main et de ses « clients » politiques.

Dans cette affaire, on prend volontiers ses désirs pour des réalités, quitte à accréditer la propagande russe. Selon le récit que les relais politico-médiatiques de Moscou colportent, le président russe, un temps sous l’emprise de mauvais conseillers, se serait fourvoyé malgré lui au Donbass. Désormais, il chercherait à se retirer, en limitant les dommages et sans perdre la face. Il reviendrait donc à Paris et à Berlin de lui faciliter la tâche. Les pressions franco-allemandes sur Kiev et la reconnaissance quasi-explicite d’un droit de regard de la Russie sur l’Ukraine ouvriraient une issue à Poutine. Quant à l’acte de brigandage international que constitue le rattachement de la Crimée, il serait du plus mauvais goût d’y revenir.

Dans la même veine, certains vont plus loin. Ils s’efforcent d’expliquer avec pédagogie que la Russie est le bouclier de l’Europe contre l’« Etat islamique ». La volonté manifeste de Poutine de se racheter – en bombardant l’opposition syrienne et en soutenant mordicus Bachar Al-Assad –, justifierait de nouvelles concessions occidentales sur l’Ukraine. Tous unis contre le Sunnite, exception faite du Maréchal Al-Sissi, et qu’importe le respect des frontières en Europe !

Le revanchisme géopolitique russe

En réalité, qu’en est-il ? Poutine a posé la Russie en puissance revancharde et révisionniste qui menace la fragile structure géopolitique continentale – 27 % des frontières des Etats membres du Conseil de l’Europe ont été tracées après la césure 1989-1991 –, et il s’est attaqué aux fondements de l’Europe une et libre. Bloqué dans le Donbass par la résistance armée des Ukrainiens et le front diplomatique occidental, le président russe subit en retour les effets des sanctions occidentales et de la grave récession qui frappe une économie excessivement dépendante du cours des hydrocarbures.

Par voie de conséquence, Poutine temporise sur le front ukrainien et cherche à transformer cette « guerre hybride » en un conflit de basse intensité, tout en actionnant d’autres leviers contre Kiev (pressions politiques, sanctions économiques, campagnes de désinformation, opérations de déstabilisation). Toutefois, il conserve la possibilité de monter très vite en puissance quand il jugera le contexte plus propice. Loin d’être un « conflit gelé », le Donbass est une plaie ouverte et un « trou noir » susceptible de s’étendre à d’autres parties de l’Ukraine, des rebondissements ailleurs dans l’Est européen.

Du point de vue du Kremlin, il n’est donc pas question d’œuvrer à la résolution du conflit, et il faut au contraire l’entretenir méthodiquement. Poutine mène une partie géopolitique de longue haleine et il est persuadé que le temps joue pour lui : l’aggravation de la situation en Ukraine pourrait lasser les Occidentaux et la poussée des forces centrifuges en Europe constitue autant de menaces sur les instances euro-atlantiques (Union européenne et OTAN), avec le désastreux retour au « chacun pour soi ». Dans l’attente d’une conjoncture plus propice, Poutine a donc décidé d’intervenir en Syrie, en alliance avec le régime chiite-islamique de Téhéran, le Levant devenant l’autre théâtre d’une nouvelle guerre froide avec l’Occident.

Au total, Français et Allemands ont certes raison d’insister pour que les dirigeants ukrainiens mènent les réformes nécessaires au redressement de leur pays. Pour autant, le soutien occidental ne saurait être conditionné au succès de cette entreprise d’ingénierie sociopolitique. L’Ukraine doit être aidée parce que cette nation souveraine, pleinement reconnue au plan international, est en proie à l’agression d’un « Etat perturbateur » qui veut prendre sa revanche sur l’issue de la Guerre Froide et n’hésite pas à recourir à la force armée pour modifier le tracé des frontières.

Par le fait, l’Ukraine représente un Etat-tampon dont la destinée est cruciale pour la défense et la sécurité de l’Europe une et libre. En dernière analyse, le problème ne réside pas dans la corruption du système politique ukrainien, mais dans les visées géopolitiques du Kremlin. Le choc entre la Russie-Eurasie et l’Occident n’est pas comparable à une collision accidentelle : il est intentionnel et volontaire. Le spectre du darwinisme géopolitique hante l’Ancien Monde et seule une grande fermeté d’âme, avec ses prolongements diplomatico-militaires, pourra le conjurer.