Brexit · Et si le risque était une dislocation de l’UE ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

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29 avril 2016 • Opinion •


Les opinions publiques européennes ne semblent pas toujours prendre la pleine mesure des enjeux de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Le départ d’un pays aussi important pourrait pourtant marquer le début de la dislocation de l’UE…


Initialement perçu comme une manœuvre politique interne et l’expression de l’insularisme britannique, le thème du Brexit monte en puissance avec la proximité du référendum (23 juin 2016). Ainsi le président américain n’a-t-il pas hésité à traverser l’Atlantique afin d’expliquer l’importance de la présence britannique au sein de l’Union européenne, au grand dam des partisans du « out ».

Il reste que les opinions publiques européennes, bien que majoritairement en faveur du « in », ne semblent pas toujours prendre la pleine mesure des enjeux. En bref, les conséquences d’une éventuelle victoire des partisans du Brexit ne concerneraient que les seuls Britanniques. Pour l’essentiel, l’Europe continentale demeurerait à l’écart des retombées négatives, certains pays pouvant même prétendre tirer leur épingle du jeu. D’aucuns songent déjà à substituer la place financière de Paris ou de Francfort à la City.

Un rôle majeur dans les destinées de l’Europe

Dans l’ambiance contemporaine marquée par l’économisme, le Brexit est le plus souvent traité à travers le commerce, la finance et ses conséquences sur la production de richesses. Dès lors, on se livre à des batailles de statistiques économiques, souvent incertaines, comme si l’homme ne vivait que de pain. Ce faisant, l’impact sur l’Union européenne, et par contrecoup sur l’OTAN, d’une sortie du Royaume-Uni est négligé. A croire que l’archipel britannique ne serait jamais qu’une grande Islande, plantée au beau milieu de l’Atlantique Nord.

Et pourtant ! Sur les temps longs de l’Histoire, cet archipel a joué un rôle majeur dans les destinées de l’Europe. Lorsque Rome dominait l’Europe et la Méditerranée, la Britannia était le conservatoire de l’identité celtique. A l’époque des « royaumes barbares », ses clercs et ses centres monastiques contribuèrent de manière décisive à la perpétuation du latin classique ainsi qu’à la nouvelle évangélisation de l’Europe. Il faut ici rappeler la personnalité d’Alcuin, né dans le Yorkshire, l’« homme le plus savant de son temps » (Eginhard) et principal artisan de la Renaissance carolingienne.

Par la suite, le Royaume-Uni fut le lieu d’élaboration d’une tradition politico-parlementaire fondée sur la liberté, tempérée par la morale et les usages, sur la séparation des pouvoirs et les « check and balances ». Conservons à l’esprit John Locke et les « Lumières conservatrices », Adam Smith ou encore les Réflexions sur la Révolution française du grand Edmund Burke. Le sens de la tradition et la défense des libertés concrètes auront profondément influencé l’évolution des régimes politiques occidentaux.

Au cours du XXe siècle, lorsque le continent passa sous le joug de systèmes tyranniques, l’« Angleterre combattante » fut le conservatoire de la liberté et le point de départ d’une refondation de l’Europe une et libre. Elle prit ensuite une part décisive dans la stratégie d’endiguement de l’Union soviétique et dans la « victoire froide » sur le totalitarisme rouge. Aussi peut-on affirmer sans hésitation ni restriction que le Royaume-Uni est un élément d’équilibre dans les destinées de l’Europe, sur le plan de la pensée politique et de la philosophie morale comme sur celui de la géopolitique.

Dans sa tribune du Daily Telegraph, le 23 avril 2016, le président américain a souligné le fait que la victoire du « out »affaiblirait les positions du Royaume-Uni dans le monde et réduirait la latitude d’action de Londres sur la scène internationale. Si fait. Le retrait britannique marquerait non pas la victoire des héritiers de Kipling et des traditions impériales, mais celle des Little Englanders, repliés sur la « verte et joyeuse Angleterre ». Loin de mobiliser les images du passé pour se projeter dans l’avenir, leur rhétorique relève de la nostalgie incapacitante.

Les retombées extérieures d’un éventuel Brexit

L’erreur serait de négliger les retombées extérieures du Brexit. Le départ d’un État qui est l’héritier d’un puissant et prestigieux passé impérial, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies et cinquième économie mondiale, ne serait pas sans effets sur le devenir de l’Union européenne. Une telle décision ne remettrait pas immédiatement en cause la coopération militaire franco-britannique – elle s’organise en bilatéral et dans le cadre de l’OTAN –, mais la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’Union européenne et ses prolongements dans le domaine de la défense seraient gravement atteints.

Par ailleurs, la sortie britannique de l’Union européenne pourrait avoir un effet de contagion sur d’autres pays européens et encourager les différents mouvements nationalistes, indifféremment qualifiés de « souverainistes » ou de « populistes ». La possible victoire du « out » constitue donc un risque systémique susceptible d’accélérer l’affaiblissement des solidarités géopolitiques européennes, voire de provoquer la dislocation de l’Union européenne.

Stimulés par cette perspective, nationalistes et démagogues de tous poils invoquent une improbable Europe des nations, fondée sur le « chacun pour soi », qui s’étendrait de « Lisbonne à Vladivostok ». Soyons assurés qu’aussitôt les solidarités géopolitiques liquidées, cette « internationale des nationalistes », réunie de manière circonstancielle dans la dénonciation de l’Union européenne, ne tarderait pas à se déchirer en divers conflits identitaires et territoriaux.

A l’Est, la Russie, toute à sa logique d’« État perturbateur », instrumentaliserait les uns et les autres afin de démanteler les frontières de ses voisins, de mener des guerres de conquête et de pousser son projet géopolitique révisionniste. Au total, la réalité de cette « Europe européenne », comme aiment à dire les ennemis de l’Europe instituée, se réduirait à un jeu d’alliances et de contre-alliances, avec à l’horizon le retour au darwinisme géopolitique.

Le refus d’une telle perspective et la cause de la paix, alors que les frontières orientales et méridionales de l’Europe sont menacées, ne sauraient pourtant justifier le statu quo. Si les récriminations britanniques à l’encontre de l’Union européenne mettent l’accent sur les coûts de l’intégration, les partisans du Brexit sont animés par des passions qui dépassent les seuls intérêts économiques. Les Britanniques connaissent une grave crise identitaire et nombreux sont ceux qui voudraient renouer avec les fastes et les certitudes de l’ère victorienne et du « splendide isolement ».

La quête d’identité de l’Europe

Au vrai, toutes les sociétés post-modernes européennes sont travaillées par ces interrogations, et il serait erroné de traiter par le mépris cette quête d’identité, qui traduit la crainte d’une submersion par la globalisation. Il faut être conscient du fait que les nouveaux flux de populations à destination de l’Europe et la situation migratoire chaotique aux frontières, avec des effets jusqu’au cœur des métropoles européennes, avivent les forces qui confondent dans un même refus l’immigration extérieure et les solidarités entre les pays membres de l’Union européenne.

A l’évidence, on ne saurait donc plaider en faveur de l’Europe une et libre en prétendant faire de celle-ci la première pierre d’un État mondial, sans identité propre ni frontières définies. Les chefs d’État et de gouvernement ont d’ores et déjà accepté la plupart des demandes posées par David Cameron, qu’il s’agisse d’approfondir le grand marché, de graver dans le marbre les exemptions obtenues par le Royaume-Uni (Union économique et monétaire, espace Schengen) ou de préserver la City des régulations excessives de la zone euro. Tout cela est bel et bon mais ne répond ni aux exigences des temps présents, ni à la quête d’identité.

Pour convaincre les opinions publiques de l’importance de l’Europe, il est certes nécessaire de mettre en avant un certain nombre de réponses à des défis concrets et immédiats : le contrôle des frontières communes de l’Union européenne dans les Balkans et en Méditerranée, le renforcement de la zone euro, la plus grande contribution de l’Europe à sa défense et à sa sécurité, à l’est et au sud. Pourtant, cette approche exclusivement technique et fonctionnelle (un problème ? Une solution !) ne suffira pas.

La difficulté n’est pas seulement de rendre possible ce qui est nécessaire, mais de l’inscrire dans une vision d’ensemble. L’idée directrice consiste à faire de ce Commonwealth paneuropéen qu’est l’Union un marché suffisamment compétitif et ouvert au monde pour assurer la prospérité publique et financer les moyens requis par toute grande politique. Outre le fait que la profondeur d’un tel ensemble économique assure un plus vaste espace aux vertus de la division du travail et accroît le potentiel de croissance, sa taille est en phase avec la globalisation : adossé au pilier atlantique, ce Commonwealth paneuropéen ouvre sur toutes les mers d’Europe, l’Eurasie et l’Orient.

Simultanément, l’Union européenne doit s’organiser et fonctionner selon le principe de la géométrie variable afin de conjuguer l’approfondissement et l’élargissement, ce qui signifie plusieurs niveaux d’intégration politique : le cercle le plus étendu est celui du droit, de l’économie de marché et de la solidarité diplomatique. En son sein, la zone euro requiert une intégration plus forte. Il en va de même pour l’espace Schengen, avec la définition en commun d’une politique migratoire. Enfin, les pays les plus dynamiques et les plus volontaires sur les plans diplomatique et militaire ont vocation à constituer un pilier géopolitique européen, solidaire du pilier nord-américain.

Faire front

Mais pourquoi donc tant d’efforts ? A l’inverse, ne pourrait-on pas s’abandonner à la « tentation de Venise » ? L’esthétisme et l’alanguissement plutôt que la volonté de puissance ? La seule considération des faits aux frontières orientales et méridionales de l’Europe nous rappelle qu’un ensemble humain, à la différence d’un individu, ne peut se soustraire à ce que Julien Freund nomme l’« essence du politique » : le conflit, la désignation de l’ennemi, la nécessité d’assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure. Bon gré, mal gré, nous sommes « embarqués » dans le cours de l’Histoire.

Si l’on met ces faits en perspective, la philosophie de l’Histoire apporte aussi des réponses. En l’occurrence, il nous faut relire le grand historien britannique Arnold Toynbee. Une fois passée la période d’expansion d’une civilisation, explique-t-il, la violente réaction des périphéries et l’affirmation de puissances hostiles requièrent le passage à une forme de structure impériale. L’enjeu n’est plus tant l’exportation de ses formes de civilisation que la conservation de l’être.

Dans la présente situation, la défense de l’Occident ne peut plus être assurée par les seuls États-Unis d’Amérique, simultanément engagés en Europe, dans le grand Moyen-Orient et en Asie-Pacifique. Dès lors, l’Europe doit assumer des responsabilités nouvelles, être plus forte et présente dans son environnement géopolitique, faire face aux menaces et prendre sa part du fardeau.

Pour ce faire, nul besoin de penser et concevoir une fédération tirée au cordeau. Une Europe à géométrie variable, recentrée sur ses « fondamentaux », aurait suffisamment de ressources et de moyens pour relever les défis extérieurs. L’essentiel ne se joue pas au niveau des grandeurs matérielles ou de l’architecture institutionnelle : il s’agit d’être conscient de ce qui fonde l’Europe et sa vocation universelle. Sans patriotisme de civilisation et transcendance des particularités, il n’y aura pas de « commonwill » européen.