Psychodrame de la loi Travail · Pour réformer la France, réformons d’abord les syndicats

Gérard Dussillol, président du Pôle Finances publiques, et Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

FigaroVox

18 juillet 2016 • Opinion •


Ce qui vient de se passer depuis quatre mois avec l’affaire El Khomri doit nous amener à la réflexion : une fois de plus, on constate que toutes les tentatives de réformes sérieuses dans notre pays avortent à cause du pouvoir de nuisance de ce que Lénine appelait les minorités agissantes. Le projet de loi Travail initial est en effet d’abord passé sous les fourches caudines de la CFDT, qui l’a en grande partie vidé de sa substance ; puis pour ce qu’il en reste, le syndicat rival a fait tout ce que l’on sait pour faire reculer le gouvernement.

Cela signifie que les réformes qu’il faudra mettre en place dès 2017 risquent d’être à nouveau bloquées par ces minorités. Et rien que la perspective de nouvelles tensions, voire de nouvelles violences, risque de décourager les futurs dirigeants de les entreprendre. Or nous ne pouvons plus nous permettre de tels dysfonctionnements, ce serait trop dramatique : notre droit du travail, unique au monde en matière de rigidité et de complexité est devenu un grand obstacle à la création d’emplois dans un monde qui s’accélère, et nécessite adaptation permanente donc flexibilité.

Comment alors éviter de retomber dans ce « piège de la réforme » ? Ce qui revient à se poser la question : comment gérer ce phénomène syndical propre à la France ?

Les dysfonctionnements syndicaux

Pour vraiment comprendre ce qu’il en est, il convient de revenir au texte fondamental sur la question, le rapport Perruchot. Une commission d’enquête parlementaire avait « publié » en novembre 2011 un rapport de 230 pages, tout à fait édifiant sur l’opacité du fonctionnement et des finances des syndicats français. Et quand on dit publié, c’est un euphémisme, dans la mesure où ce rapport n’a pas été approuvé par les députés, empêchant de facto sa publication officielle. Ce document n’a pu être connu que par des fuites… Et pire, son auteur Nicolas Perruchot aurait été menacé de poursuites par un certain Jean-Marc Ayrault, à l’époque président du groupe socialiste à l’Assemblée. Tout cela en dit long sur la puissance et la capacité de nuisance des corporatismes en France.

Qu’y avait-il alors dans cette étude de si « sensible », et qui mérite d’y revenir aujourd’hui ? Tout d’abord le caractère inextricable des différentes structures juridiques qui forment ces nébuleuses qu’on appelle syndicats, et rend extrêmement complexe l’analyse de leur mode de fonctionnement, de leurs dépenses, de leurs financements. Un audit annuel sérieux et exhaustif est impossible. Or, comme lesdits syndicats reçoivent de l’argent public, beaucoup d’argent public même, il est déjà surprenant qu’on ne puisse rendre compte annuellement au contribuable de l’usage de cet argent.

Ce rapport avait aussi pour mérite de donner des éléments de comparaison avec d’autres pays européens. Et l’on y découvrait que nos syndicats de salariés dépensaient, par syndiqué, dix fois plus d’argent que ceux de nos voisins, notamment anglais et allemands soit 1 845 euros par an en France contre 171 euros et 183 euros respectivement.

Malheureusement personne n’a pu élucider où allait cet excès de dépenses ? On y apprenait aussi que les syndicats de salariés anglais et allemands étaient financés à 80% par leurs cotisants, contre… 4% en France. Le solde est apporté chaque année à hauteur de 57% par les entreprises privées (soit 2,2 milliards) et 39% par l’État (soit 1,5 milliard). Et on en arrive à une situation où ces syndicats sont devenus des puissances financières : le trésor de guerre liquide de la CGT s’élèverait à 500 millions d’euros, celui de la CFDT à 350 millions… Est-ce juste ?

Ces quelques chiffres sont aussi riches d’enseignements:

  • Si nous fonctionnions comme les Allemands, l’État et les entreprises économiseraient chaque année cinq milliards d’euros. Ce n’est pas négligeable en ces temps de précarité, et d’excès de dépenses publiques. Qui peut dire que les intérêts des salariés allemands sont moins bien défendus que ceux des Français ? Quelle est l’efficacité de cette sur-dépense de la collectivité au profit des syndicats ?
  • Leur financement, garanti à 96% par les entreprises et l’État, ne dépend donc pas du nombre de cotisants. Il n’y a alors, bien sûr, aucune incitation à le développer ; et on ne peut s’étonner que nous en ayons si peu : 7,7% des salariés en France contre 25,8% et 18,1% en Angleterre et en Allemagne respectivement.
  • Nos syndicats ne sont donc que très peu représentatifs pour parler au nom des salarié Et cette insuffisance de crédibilité ne les place pas en situation forte pour négocier. Leur pouvoir ne peut alors venir que d’une dure capacité de nuisance. Ce n’est pas spécialement sain non plus.
  • Cette faiblesse les induit aussi à des comportements plus politiques que de nature syndicale. On parle d’ailleurs de ces manifestations de rue comme d’un « troisième tour », par référence aux élections. Et on a pu entendre un soir, un syndicaliste de la CGT à qui l’on opposait cette faible représentativité, répondre que son syndicat avait 10 fois plus d’adhérents que le PS, et donc était beaucoup plus représentatif ; cela n’a rien à voir… et illustre ce mélange des genres entre politique et syndicalisme. Nos syndicats n’étant pas en mesure de jouer pleinement leur rôle, syndical, en jouent un autre, politique. Ce trait spécifique aux syndicats français tient aussi aux liens très étroits entretenus depuis l’entre-deux guerres avec les partis politiques de gauche, et donc avec leur idéologie. Ainsi par exemple, à l’exception de M. Martinez tous les dirigeants de la CGT depuis 90 ans, étaient en même temps membres du Parti Communiste.

A quoi sert un syndicat de salariés ?

On doit revenir aux fondamentaux, c’est à dire réaffirmer que la raison d’être d’un syndicat est de défendre des intérêts professionnels. Sinon, c’est faire de la politique. Et qu’est-ce d’autre, quand un syndicat, s’arroge la liberté de faire grève parce qu’il n’est pas d’accord avec un texte de loi ?

Le droit de grève a-t-il été institué pour s’opposer à la loi ? Est-ce son objet, est-ce le rôle d’un syndicat d’interférer dans les affaires législatives ? Où est-il écrit que la loi se fait ou se défait dans la rue ? Il est en revanche écrit qu’une grève fondée sur des motifs politiques est illégale. Dans une démocratie, la loi se construit, se discute et se vote au Parlement. Qu’on exprime son opposition en tant que citoyen par la manifestation soit, mais ça doit s’arrêter là.

On mélange aussi droit de grève et droit de bloquer les entreprises. Mais le « droit de blocage » existe-t-il ? « Les grévistes doivent respecter le travail des non-grévistes », dit la loi, qui précise : « Le blocage de l’accès à un site, l’occupation des locaux afin d’empêcher le travail des non-grévistes sont des actes abusifs. De telles actions sont illégales et peuvent donc être sanctionnées pénalement ».

La loi peut-elle enfin dépendre du pouvoir de nuisance de certaines corporations ? La loi sur la pénibilité par exemple va être mise en application. Or cette loi risque d’être dévastatrice économiquement : que dirait-on si les chefs d’entreprises utilisaient la seule capacité de nuisance dont ils disposent à savoir la « grève » de l’impôt ?

Alors effectivement, certains, conscients quand même de ce problème, ont essayé de justifier ce déplacement dans le champ politique de leur mouvement, en arguant du fait que cette loi n’est pas « démocratique »,

  • « parce qu’elle n’a pas été votée par une majorité parlementaire, mais grâce à l’artifice du 49.3 », arguent certains. Donc il était « légitime» de s’y opposer, au besoin avec la violence que l’on a connue. Mais ici encore on mélange les genres, et c’est même pire : ce n’est plus la loi qu’on refait dans la rue mais les institutions. Car le 49.3 fait partie de notre Constitution, il a été approuvé majoritairement par les Français. Si l’on considère qu’il donne des pouvoirs exorbitants à l’exécutif, ce que l’on peut comprendre, alors changeons les institutions pour rééquilibrer les pouvoirs, et faisons voter le Parlement ou les Français. Est-ce à la rue de décider de ce qui lui plait ou pas, dans nos institutions ?
  • « Ce n’est pas le programme du gouvernement, disent d’autres, c’est même le contraire de ce pour quoi nous avions voté ». Certes, mais il ne fallait pas se laisser abuser par les discours de campagne : surtout quand ils émanent d’un candidat avec un art consommé de dire dans la même phrase une chose et son contraire. En plus la face démagogique dudit programme était intenable. Quant au fond de l’argument, il faut être lucide : cela fait malheureusement partie du jeu démocratique et de ses faiblesses. Et c’est la porte ouverte à toutes les dérives si chaque fois qu’on change une virgule d’un programme électoral, le pays peut être pris en otage par le groupe social qui se sent concerné. Les gens qui avaient voté pour le précédent président auraient eu eux aussi matière à se révolter lors des augmentations massives d’impôt de sa fin de mandat…

Quant à savoir si un gouvernement doit tenir compte des manifestations, c’est sa décision, sa responsabilité, il n’y a aucun argument « démocratique » qui l’impose. D’autant que s’il le fait, il perd toute crédibilité pour mettre en œuvre d’autres réformes. S’est-on par exemple offusqué que l’on n’ait pas retiré la loi mariage, après que quelques trois millions de personnes se soient mobilisées contre elle ?

Quelles leçons pour 2017 ?

On rappellera tout d’abord que tous les grands pays ont connu ce moment de vérité, où doivent être remis en cause certains fondements de nos États-Providence. C’est alors qu’ont émergé des conflits sociaux très durs. Il est donc vraisemblable que nous ayons aussi à connaître de tels mouvements. Mais les gouvernements anglais, américains ou allemands par exemple, y ont fait face, ils n’ont pas plié. Pourquoi ne pourrions-nous y arriver ?

Seulement il faut s’y préparer. Et commencer par envoyer dès la campagne, un message clair : il n’y a pas d’autre alternative, et on n’entend plus céder aux pressions du type de celles que nous venons de subir. Ensuite il faudra être précis dans les programmes de campagne sur les réformes du droit du travail que l’on entend mener. Et surtout faire un immense effort pédagogique pour faire comprendre pourquoi ces réformes sont indispensables et comment ça s’est passé ailleurs, pour ainsi faire adhérer les Français à cette modernisation de notre vie économique.

Quant au droit de grève, le préambule de la Constitution de 1946 précise que celui-ci s’exerce « dans le cadre des lois qui le réglementent ». Si la loi actuelle n’est pas assez explicite au regard des principes rappelés ci-dessus, alors la clarifier tout de suite. Puis signifier sans ambigüité qu’elle sera cette fois appliquée.

Réformer enfin les syndicats

L’économie de l’après-guerre est morte. La nôtre se caractérise par une démographie atone et vieillissante, d’où une croissance potentielle plus limitée ; une montée en puissance des émergents qui produisent à plus faible coût que nous, d’où des pressions déflationnistes ; enfin une troisième révolution industrielle issue de l’explosion des nouvelles technologies. Cette dernière entraîne baisse des coûts, changement des modes de consommation, changement des modes de production des services traditionnels, émergence de nouveaux produits et services, apparition de nouveaux métiers, destruction d’anciens. Nous sommes dans une phase de mutation violente de nos organisations économiques. Et tout cela va très vite. Personne n’en mesure toutes les implications, mais peut-on y échapper ? Prenons un exemple: dans 10 ans vraisemblablement, plus aucune voiture n’aura besoin d’être conduite par un être humain. Formidable… mais cela s’appliquera aussi aux camions. Or il y a par exemple 3,2 millions de chauffeurs routiers aux États-Unis ; c’est donc autant d’emplois qui risquent de disparaitre… Que peut-on faire contre cela ? Peut-on l’empêcher, doit-on s’arque bouter sur l’existant, sur les droits acquis ? Ou au contraire essayer d’anticiper et de s’y préparer ? Et c’est déjà donner plus de flexibilité à nos systèmes pour faciliter leur adaptation, et innover afin de stimuler croissance et emploi. Cela va nécessiter aussi des efforts permanents et lourds de formation.

Nous entrons dans un nouvel âge, de promesses immenses mais aussi de risques sociaux. Accompagner ces mutations dans le temps, c’est là où les syndicats ont un rôle clef à jouer. Ils doivent oublier l’opposition systématique, ou les velléités de changer la société, et se concentrer sur la défense et la protection des intérêts des salariés dans le monde tel qu’il est. Au-delà, les syndicats doivent être imaginatifs, proactifs, et concevoir ce monde futur ou salariat et travail indépendant massif vont coexister. Et dans cet environnement dur et incertain, il est impératif de renforcer la cohésion sociale voire créer les conditions d’une «dynamique sociale», comme peuvent le faire les syndicats allemands.

Ils doivent donc, eux aussi, évoluer :

  • Quelle crédibilité peuvent-ils avoir vis avis de la population, alors qu’ils prélèvent sur la collectivité cinq milliards d’euros en plus que leurs homologues allemands ou anglais, et ce dans une opacité totale ?
  • Quelle crédibilité peuvent-ils avoir vis-à-vis de ces salariés exposés aux vents de la tourmente économique, s’ils demeurent eux, bien protégés par leur corporatisme et leur rente financière ?
  • Quelle crédibilité peuvent-ils avoir vis à vis des chefs d’entreprises quand ils ne représentent que 2 millions de salariés contre 7 en Angleterre et 9 en Allemagne ?

Ce qui devrait nous amener à :

  • Conditionner les différentes subventions qu’ils reçoivent à la publication de comptes certifiés annuellement par des grands cabinets d’audit. Cela va les obliger à simplifier leurs structures, donc à une plus grande transparence, donc à mieux comprendre ce qu’ils font de l’argent que la collectivité leur octroie.
  • Réduire progressivement les financements publics pour les amener au standard européen. Ce qui va les amener à rechercher activement de nouveaux adhérents. Ils vont alors être obligés de se concentrer sur le terrain, c’est à dire montrer aux salariés qu’ils leurs apportent quelque chose de réaliste et constructif au sein des entreprises, donc développer des actions qui bénéficient réellement aux salariés.
  • Revoir la gestion paritaire de la formation professionnelle qui nous coute chaque année plus de 32 milliards, pour les résultats que l’on sait. C’est un enjeu plus que stratégique. Ce qui amène au problème de notre paritarisme, qui en l’état actuel coute très cher à la collectivité et doit pour le moins être «reconsidéré».
  • Revisiter le concept de branches, qui avec plus de 700 branches, est de plus en plus déconnecté du monde réel, et s’efforcer de renvoyer l’essentiel des négociations sociales au niveau de l’entreprise.
  • Permettre à tout employé, même sans affiliation syndicale, de se présenter aux élections professionnelles : la compétition sera une saine émulation pour les syndicats.

Une telle refonte du « syndicalisme à la française »est indispensable : sans elle, les réformes à venir risquent de connaître le même sort que bien d’autres jusqu’ici. Mais remettre en question un tel bastion n’est pas non plus chose facile, et va aussi nécessiter d’être inscrit dans un programme électoral avec ici encore beaucoup de pédagogie.

Et ça ne s’arrête pas là

Une partie de l’emploi salarié est en train de basculer vers ce qu’on appelle aujourd’hui l’entrepreneuriat individuel, mais qui concerne tous ces individus dont le travail dépend peu ou prou de plateformes internet. Nous vivons un processus de « désintermédiation de l’entreprise » : normalement, pour qu’un produit ou un service soit offert au marché il faut qu’une entreprise l’ait conçu, fabriqué et distribué. Or les plateformes, peu coûteuses, permettent de se passer de l’entreprise pour un nombre croissant de services, et bientôt de produits avec les imprimantes 3D. Elles instaurent ainsi un lien direct entre l’individu qui va apporter le service et son client qui va l’acheter. Ce qui réduit considérablement le coût desdits biens puisqu’on élimine les coûts de gestion et celui des fonctions de supports de l’entreprise, et que le coût du travail supporte beaucoup moins de charges. Cela a pour effet bénéfique de transférer de plus en plus de pouvoir d’achat aux ménages consommateurs. Mais remet en cause progressivement l’ensemble de notre organisation économique avec des destructions d’emploi à la clef.

Et rien n’est « organisé » pour ce qui concerne la protection sociale de ces prestataires directs, même si des initiatives privées ou venant d’associations commencent à émerger pour la souscription groupée de complémentaires d’assurances maladie (mutuelles). Cette question est à relier plus globalement à celle du statut de l’actif, c’est à dire au-delà du strict statut de salarié. La vocation d’un syndicat est-elle de ne se soucier que des salariés, ou de tous les actifs ? La protection sociale doit-elle être attachée à l’emploi ou à la personne ? Le syndicalisme pourrait s’emparer de ces sujets du futur, au lieu de vouloir figer le passé.

Car ce phénomène ne fait que s’amorcer. C’est une mutation profonde du marché du travail qui se profile dans les sociétés occidentales, et là, tout reste à inventer… y compris une nouvelle forme de syndicalisme. La tâche est immense pour bâtir cette société entrepreneuriale et nous avons besoins de nouveaux syndicats pour cet effort collectif.