Brexit · Theresa May sur une voie étroite

Pierre-Alain Coffinier, chercheur associé à l’Institut Thomas More, ancien Consul général  de France à Edimbourg

8 février 2017 • Analyse •


La Chambre des Communes a voté le mercredi 8 février le projet de loi autorisant Theresa May à invoquer l’article 50 du Traité de l’UE et à notifier l’intention du Royaume-Uni de sortir de l’UE. Sur le chemin qui mène le pays vers le Brexit, le Premier ministre privilégie pour l’instant une ligne dure, hors du marché unique européen, en phase avec le désir des Britanniques de voir mieux contrôler l’immigration communautaire. Mais les obstacles ne vont pas manquer, notamment du côté du parlement. Les partisans d’un soft Brexit, mieux à même selon eux de garantir les intérêts économiques du pays, n’ont pas désarmé. Theresa May est sur une voie étroite…


Par 494 voix contre 112, la Chambre des Communes vient de voter le projet de loi autorisant Theresa May à invoquer l’article 50 du Traité de l’UE et à notifier l’intention du Royaume-Uni de se retirer de l’UE. Le texte va maintenant faire une navette à la Chambre des Lords pour être adopté définitivement le 7 mars. Mais l’essentiel est joué : ne pouvant s’opposer à la volonté populaire, les Lords vont donner leur accord. Theresa May pourra enclencher les négociations avant la fin mars, comme elle l’a annoncé. En fin de course, d’ici deux ans en principe, le parlement pourra s’opposer à un accord insatisfaisant.

Mais si Theresa May a gagné cette première bataille, la partie se compliquera quand commenceront les négociations. Elle privilégie le thème, approuvé aujourd’hui par une majorité de Britanniques, du contrôle de l’immigration, au prix de la sortie de son pays du marché unique européen. Son argument est donc plus politique qu’économique. Pourtant l’enjeu est de taille pour le pays. Que ce soient les travaillistes ou les « conservateurs rebelles », nombreux sont ceux qui tiennent en haute suspicion cette solution. Ils auront maintes occasions, dans les mois qui viennent, d’insister sur les risques que la voie retenue fera courir au pays.

Une première bataille gagnée par Theresa May

Theresa May a joué une partie périlleuse dont elle sort victorieuse et presque indemne. Désignée, en juillet dernier, après l’annonce du résultat du référendum pour mettre en œuvre la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne, elle poursuit une logique de légitimité populaire. Bien qu’elle ait fait campagne – sans acharnement, il est vrai – pour le maintien, elle se tient sans états d’âme à son mandat.

Le parlement ayant voté à plus de 76% en faveur du maintien dans l’Europe (« Remain »), elle s’en méfie. Au mépris de l’une des règles les plus emblématiques de la démocratie parlementaire britannique, elle a estimé pouvoir notifier la décision de son pays sans son accord. Pourtant le référendum n’était que « consultatif » et ne créait aucune obligation d’agir. Elle a invoqué un concept d’un autre temps, la « prérogative royale », selon laquelle l’exécutif seul a autorité en matière de traités internationaux. C’était ignorer l’évolution de ce concept, devenu bien plus restrictif, qui exige que tout texte ayant une portée en droit interne soit examiné par l’assemblée. Déboutée une première fois par la Haute Cour d’Angleterre et du Pays de Galles en novembre à la suite d’une action inspirée par les milieux d’affaires, elle a fait maladroitement appel pour être déboutée une deuxième fois par la Cour Suprême fin janvier.

Dans le processus, elle a dû faire plusieurs concessions. A l’automne, elle a accordé un débat au parlement sur l’accord de sortie qu’elle entend trouver dans les deux ans impartis par l’article 50 du TUE, sans vote. Sous la pression du Labour, elle s’est engagée à détailler son plan d’action dans son discours du 16 janvier. Puis, à la demande instante des conservateurs « rebelles » opposés à sa vision du Brexit (hors du marché unique européen), elle a publié un White Paper de 75 pages détaillant ses objectifs. Jusque-là, elle était restée aussi vague que possible, ne laissant entendre qu’une orientation à peu près claire : priorité au contrôle de l’immigration sur l’appartenance au marché unique européen. Face à l’unanimité des Européens, elle a abandonné son rêve de conserver l’accès au marché européen tout en s’affranchissant de la juridiction de la Cour de Justice de l’UE et du principe de libre circulation des personnes. Elle admet que son pays sortira du premier comme de l’Union douanière européenne. Elle a enfin consenti un vote à Westminster sur l’accord de sortie du Royaume-Uni de l’UE, et non plus un simple débat comme initialement.

Avec ces priorités, et en dépit de ses revirements, Theresa May reste en phase avec celles de l’opinion. Malgré le tropisme des Britanniques pour les questions économiques, les sondages tendent depuis quelques mois à montrer qu’entre 41 et 44% d’entre eux jugeraient plus importante la fin de la libre circulation des personnes dans l’UE que l’appartenance au marché unique (autour de 32%). Son discours du 16 janvier a été incontestablement habile puisque, sous les dehors de la fermeté, il laissait plusieurs portes ouvertes. Il a en tout cas été bien reçu : 55% des sondés estiment que son projet est bon pour le Royaume-Uni contre 19%. A l’évidence, ces tendances sont amplifiées chez les conservateurs et chez ceux qui ont voté pour la sortie.

Mais une question se pose : la situation restera-t-elle aussi confortable pour elle lors que débuteront les négociations ?

Le parlement pourra-t-il infléchir Theresa May ?

Les débats à la Chambre des Communes avant le vote donnent une idée du défi qui l’attend. Si tous les députés Tory, à une exception près, et les trois quarts des députés travaillistes ont voté en faveur du projet, c’est pour manifester leur accord avec le vote exprimé en juin. Cependant, 47 députés travaillistes ont désobéi à la consigne du chef du parti, Corbyn, de voter le texte.

Le Labour a développé six principes qui guideront son jugement sur l’accord trouvé. En premier lieu il refuse de sortir du marché unique européen et de l’union douanière, à moins d’être persuadé qu’une autre solution présente au moins autant d’avantages. Il souligne que d’ores et déjà des moyens existent, dans le marché unique, pour restreindre la libre circulation des personnes (lier l’immigration à une offre d’emploi, le « frein d’urgence » pour les secteurs en « stress économique » précis). Il s’oppose à un Royaume-Uni régi par les seules règles de l’OMC, en l’absence d’accord avec les Vingt-sept. Ed Miliband, l’ancien chef de l’opposition travailliste, a prévenu que les vraies batailles seraient menées lors de ces négociations et que l’histoire jugerait les politiciens britanniques à l’aune de ce qu’ils auront fait, ne laissant guère de doute sur sa conviction que le Brexit serait ruineux et le processus colossal.

George Osborne, le chancelier de l’Echiquier de David Cameron, s’est fait le porte-parole des conservateurs « rebelles », opposés à la sortie de l’Espace économique européen. L’assentiment n’était donné, selon lui, que pour entamer les négociations. Mais il affirme qu’il se battra pour le libre-échange, la libre circulation des personnes dont le Royaume-Uni a besoin et une politique agricole protectrice. Contrairement à Theresa May, il se préoccupe d’abord de l’économie et s’inquiète des retombées à venir.

Avec 76% des députés initialement hostiles au Brexit, des négociateurs européens soucieux de décourager toute velléité de leave dans d’autres pays, la partie promet d’être très difficile pour les Brexiters et pour Theresa May.

Un point central, assez largement ignoré, se joue du côté du processus institutionnel britannique. Selon Theresa May, il serait préjudiciable que l’exécutif partage ses positions de négociation avec les parlementaires, car cela les affaiblirait. Mais y parviendra-t-elle ? En principe, les députés ont un droit de vote sur l’accord final de sortie de l’UE dans son ensemble, à prendre ou à laisser, sans influence sur le contenu ni, espère-t-elle, sur les négociations préalables. Mais la tendance du droit constitutionnel britannique, s’agissant de questions touchant les citoyens britanniques et l’économie, est à l’extension du rôle du parlement. En l’occurrence, peu de débats toucheront aussi profondément leur vie quotidienne que le Brexit

Le ministre de la sortie de l’UE, David Davies, a déjà promis que les députés auront le même niveau d’information sur le processus de négociation que les parlementaires européens. Or ceux-ci ont réussi, ces dernières années, à obtenir de larges prérogatives. Sur les traités internationaux, le Parlement européen a un droit de vote final. En amont, il a accès aux directives de négociation ainsi qu’à une série de documents confidentiels. Ceux-ci sont consultables dans des salles sécurisées (lecture seule). La Chambre des Communes a déjà formé deux commissions de suivi de l’accord de sortie et des accords de libre-échange subséquents avec les Vingt-sept. Les députés et les Lords auront de quoi se mettre sous la dent. Sur chacun des innombrables sujets, les positions des Vingt-sept compteront. Et la confidentialité à Bruxelles est relative.

Immigration ou croissance économique : quelle priorité l’emportera ?

Avec un pas de plus en dehors de l’UE et un processus de négociation qui risque de partir dans toutes les directions, l’incertitude économique à moyen terme est immense outre-Manche. Nombre d’entreprises réfléchissent déjà à la mise en œuvre de plans d’urgence (de délocalisation, par exemple) ou à différer leurs investissements.

Si l’économie britannique a mieux supporté le Brexit que ne le prédisaient les économistes – la baisse de la livre a dopé les exportations et les agents économiques ont été attentistes jusqu’ici – l’impact commence à se faire sentir. Les dépenses des ménages ont été en décembre les plus faibles depuis quatre ans. L’inflation est à son plus haut niveau depuis deux ans et demi. Selon le FMI et la banque d’Angleterre, elle s’accroîtra encore en 2017 sous l’effet de la baisse de la livre et la croissance baissera fortement, voire s’effondrera. Parmi les mesures de prudence des grandes entreprises britanniques, on a noté la récente annonce du directeur général de HSBC selon lequel 1 000 emplois de la banque seraient délocalisés de Londres à Paris si le Royaume-Uni quittait le marché unique.

La préférence de l’opinion britannique pour le contrôle de l’immigration est récente et conjoncturelle. Elle tient à la surprise de la bonne tenue de l’économie britannique contre les prédictions. Mais est-ce une tendance de fond ? Cela reste à confirmer. Si les prévisions économiques finissent par se réaliser et la situation par empirer, il n’est pas impensable que les Britanniques reviendront à leur pragmatisme atavique.

Si, alors, Theresa May se maintient sur la voie qu’elle a annoncée le 16 janvier, elle se trouvera en opposition avec la majorité de la Chambre, les vingt-sept États membres et les milieux d’affaires britanniques. Restera alors à savoir si l’opinion dirigera sa vindicte sur elle ou sur Bruxelles. Pour sa part, elle pourra sans doute adapter son cap. Elle l’a déjà fait et son discours du 16 janvier contient les ouvertures nécessaires à cette nouvelle habileté…