Pourquoi le despotisme oriental n’est pas mort

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

10 octobre 2017 • Opinion •


La crise nucléaire nord-coréenne est provisoirement éclipsée par le dernier tir balistique iranien, la proche décision de Donald Trump sur l’accord du 14 juillet 2015 et les agissements du régime chiite-islamique au Moyen-Orient. Serait-ce donc le calme avant la tempête ? En l’état des choses, la question nord-coréenne est dans une impasse, d’autant plus que cette crise oppose indirectement les Etats-Unis et la Chine, au péril de ce que Graham Allison nomme le « piège de Thucydide ». Les commentateurs se sont emparés de l’expression, en appellent à la prudence et font comme s’il s’agissait d’une affaire exclusivement sino-américaine. A contrario, il importe de comprendre que les alliés européens des Etats-Unis ne pourront pas s’abstraire de cette confrontation qui, outre sa dimension géostratégique globale, met aussi en question les valeurs universelles portées par l’Occident.

Le despotisme oriental n’est pas mort

Le « piège de Thucydide » désigne la situation d’affrontement dans laquelle se trouve une puissance régnante remise en cause par une puissance ascendante. Lorsque la première s’efforce de défendre le statu quo, la seconde entend bouleverser l’ordre des choses et imposer sa propre conception de l’ordre international. La suprématie mondiale n’étant pas un bien divisible, la situation s’avère tragique et menace de basculer dans la guerre. Auteur de Destined for War : Can America and China Escape Thucydide’s Trap (2017), Graham Allison se réfère à Thucydide, historien et contemporain de la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.). « En fait, expliquait ce dernier, la cause la plus vraie est aussi la moins avouée : c’est à mon sens que les Athéniens, en s’accroissant, donnèrent de l’appréhension aux Lacédémoniens, les contraignant ainsi à la guerre » (trad. Jacqueline de Romilly, 1958). La période qui précède la guerre du Péloponnèse est en effet marquée par la transformation de la Ligue de Délos en un outil de l’impérialisme athénien, au point de débaucher les alliés de Sparte, confinée dans le Péloponnèse et sommée par Corinthe de contrer Athènes.

Graham Allison recense quinze configurations de ce type dans l’Histoire universelle. A onze reprises, elles ont débouché sur des guerres hégémoniques venues scander les cycles de puissance des cités, empires et nations. Assurément, ce type de situation est à prendre au sérieux. Et l’auteur de prodiguer ses conseils de modération afin d’éviter une spirale infernale entre la démesure (« hubris ») de la puissance ascendante et la peur (« phobos ») de la puissance régnante. Encore faut-il bien comprendre qu’il ne s’agit pas là de simples erreurs de perception et de représentations distordues, un « dialogue » ouvert permettant de dissiper les « malentendus » entre ces compétiteurs. Dans le cas de la Chine contemporaine, l’ambition ne consiste pas seulement à s’enrichir. Le « léninisme de marché » n’a pas ouvert la voie au libéralisme et Xi-Jinping incarne une forme de néo-maoïsme. Les dirigeants de ce système, toujours communiste sur le plan politique, sont persuadés que leur heure est venue, le projet de « nouvelles routes de la soie » (« One Belt, One Road ») donnant la mesure de leur ambition. Bref, le despotisme oriental est bien vivant et il dispose de moyens sans précédent.

L’« Europe vénusienne » mise au défi

Il est illusoire de penser que les puissances occidentales de l’Ancien Monde, à savoir l’Union européenne et ses Etats membres, pourraient se soustraire au défi jeté par ce despotisme, voire de pratiquer un jeu de bascule entre Xi-Jinping, promu défenseur d’un monde ouvert, et l’Amérique de Donald Trump. D’une part, les ambitions chinoises ne sont pas limitées aux « méditerranées asiatiques » (les mers de Chine orientale et méridionale), ni même à l’Asie-Pacifique. Leurs effets parcourent le vaste ensemble spatial euro-asiatique et les pratiques déloyales d’un pays où les droits de la propriété, intellectuelle ou autre, ne sont pas garantis mettent à mal les économies européennes. Et si le conflit géopolitique auquel renvoie l’expression de « piège de Thucydide » dégénérait, ses conséquences directes et indirectes frapperaient de plein fouet l’Europe, « petite péninsule » occidentale de l’Eurasie. En d’autres termes, la mondialisation est un fait, tant sur le plan de la géostratégie que sur celui de la finance et du commerce. Aucune puissance, aucune grande zone, moins encore l’Europe au regard de sa dépendance à l’outre-mer, ne peut décider d’entrer ou de ne pas entrer dans le « jeu du monde ».

L’« Europe vénusienne » portraiturée par Robert Kagan n’est donc pas dans un chimérique « ailleurs », mais elle doit faire face, d’autant plus que la Chine est l’élément le plus « lourd » d’une constellation de puissances révisionnistes qui comprend notamment la Russie et l’Iran. Cette esquisse d’un front anti-occidental est susceptible d’être élargie à d’autres Etats dont les dirigeants sont convaincus d’avoir à infliger une revanche historique aux puissances anciennement établies. Considérer la Chine et autres puissances révisionnistes comme des « actionnaires » du système international, simplement soucieux d’accroître leurs parts et d’exercer de manière responsable leurs nouveaux pouvoirs, s’est avéré faux. Dans cette affaire interviennent non seulement des « intérêts », mais également des « passions » : envie, ressentiment, désir de vengeance et libido dominandi. En dernière analyse, vertus et des grandeurs morales sont en jeu, ce que l’on nomme aujourd’hui plus volontiers des « valeurs ». Dans les régimes politiques occidentaux, l’Homme n’est pas considéré sous le seul angle des besoins à satisfaire. Il constitue un agent moral libre dont la condition transcende la zoologie et les données matérielles.

Faire front

Face à des ambitions chinoises désormais explicites, avec la volonté affirmée de mettre à bas la longue hégémonie occidentale, il est urgent de former un front géopolitique solide et inscrit dans la durée. La liquidation par Donald Trump du Partenariat TransPacifique, l’un des rares points positifs du bilan diplomatique de son prédécesseur, aura constitué une grave erreur stratégique. Dès le début d’un mandat présidentiel hors-norme, cette décision, destinée à satisfaire des objectifs domestiques, aura fragilisé les alliances américaines en Asie-Pacifique, et ce jusqu’en Australie, soumise à la forte pression des Chinois. Nul ne sait, expliquent-ils à leurs voisins, si les Etats-Unis seront encore dans la zone d’ici une décennie, alors que la Chine est là pour les siècles des siècles. Déjà, les Philippines, la Malaisie, voire la Corée du Sud à certains moments, vacillent. Dans cette nouvelle équation mondiale, il importe donc de renforcer le lien transatlantique. Outre l’OTAN, une alliance sans égale qui a vocation à jouer un rôle au-delà de l’Europe, il faudra donner forme à un vaste ensemble géoéconomique euro-américain, condition sine qua non pour édicter les normes et standards du monde futur.

Au-delà des limites du « grand espace » transatlantique, il ne saurait être question d’accorder à la Chine une sphère d’influence exclusive, à l’écart du droit international et des règles de juste conduite qui civilisent les rapports de puissance et interdisent le retour à des formes d’ensauvagement. Le droit de la mer contient des réponses aux litiges entre la Chine et les riverains de la mer de Chine méridionale, et cet espace d’environ 3,5 millions de km², bien plus vaste que la mer Méditerranée, ne saurait être la propriété d’une seule puissance. Sous ces latitudes comme ailleurs, la liberté de navigation relève des « biens communs » qui conditionnent l’avenir de l’humanité et les Occidentaux ne peuvent assister impuissants à la « poldérisation » des îles et récifs contestés. De même, le statut de Hong-Kong n’est pas une simple question intérieure chinoise. Outre le fait que Pékin a engagé sa parole, cet ancien « emporium » est un laboratoire qui permet d’observer les pratiques du régime chinois, d’anticiper ce que signifierait la perte d’indépendance de Taïwan. Enfin, le traitement des « minorités nationales », au Tibet comme dans le Sin-Kiang, où Tibétains et Ouïghours sont phagocytés par la démographie des Hans, ne relève pas de la seule raison d’Etat. Il importe que les Occidentaux apportent leur soutien à des populations dont les droits et les libertés sont bafoués.

Pour conclure

La volonté d’éviter le piège de Thucydide et le refus de sombrer dans un engrenage infernal conduisant à une future grande guerre ne sauraient légitimer une quelconque complaisance à l’égard de Pékin, avec des variations sur la lutte contre le changement climatique permettant de faire l’impasse sur les caractéristiques et les pratiques de ce régime néo-maoïste. Il est aussi faux de croire que l’accès de la Chine au premier rang mondial serait un simple retour à la normale, l’Empire du Milieu renouant avec sa prééminence du passé, après une courte parenthèse occidentale. Si dans le passé, la Chine a bien dominé l’Asie de l’Est et, partiellement, la Haute-Asie, son pouvoir n’allait guère au-delà et elle était autocentrée.

Historiquement, ce sont les puissances occidentales, parties à la découverte des terres émergées qui, en rivalité les unes avec les autres, ont unifié le monde. Depuis plus de cinq siècles, le centre de la puissance mondiale s’est déplacé d’une capitale européenne à l’autre, a traversé ensuite l’Atlantique Nord, mais il est demeuré dans le monde occidental. Encore lointain et hypothétique, l’accès d’une Chine despotique au premier rang mondial, dans tous les compartiments de la puissance, signifierait l’entrée dans une ère nouvelle dont le « piège de Thucydide » ne rend pas compte. Ce serait comme si la Perse antique l’avait emporté sur l’Hellade et ses libres cités : le « miroir d’Hérodote » brisé en quelque sorte.