Au-delà de l’urgence humanitaire, le Yémen est un théâtre de guerre crucial pour les puissances occidentales

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

27 septembre 2018 • Opinion •


La situation au Yémen, les menées de Téhéran sur ce théâtre géopolitique ainsi que les exigences de la lutte contre le djihadisme feront partie des questions abordées lors de la 73ème Assemblée générale de l’ONU. De fait, les négociations de Genève, organisées début septembre, ont tourné court. Au désespoir de Martin Griffiths, Envoyé spécial des Nations Unies pour le Yémen, les rebelles houthistes ont refusé d’y participer, décision funeste qui relance la bataille d’Hodeïda. A raison, l’opinion publique internationale pointe du doigt les graves conséquences humaines du conflit. Il reste que cette guerre recèle aussi des enjeux géopolitiques de grande importance pour les Occidentaux.

Une guerre menée sur deux fronts

La présente guerre commence en septembre 2014, lorsque le mouvement des Houthistes, émanation de la minorité zaïdite (une branche du chiisme), s’empare de Sanaa, capitale du Yémen ; le gouvernement légal doit se réfugier en Arabie Saoudite. Saisissant l’occasion d’ouvrir un nouveau front dans le sud de la péninsule Arabique, sur les arrières des monarchies sunnites, Téhéran accroît son aide à la rébellion qui reçoit armes et missiles de fabrication iranienne. En mars 2015, une coalition arabe emmenée par Riyad et Abou-Dhabi intervient, afin de contrer la stratégie irano-chiite de déstabilisation de la région. L’aviation de l’Arabie Saoudite bombarde les plateaux du nord, tenus par les Houthistes, et les forces terrestres des Emirats arabes unis (EAU), avec le concours d’unités loyalistes et de milices, opèrent au sud, en bordure du golfe d’Aden et de l’océan Indien. La guerre se mène sur deux fronts : contre les Houthistes, instrumentalisés par Téhéran, et Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA), qui profite du chaos yéménite.

Dans un premier temps, les forces des EAU et les groupes qu’ils soutiennent chassent les Houthistes du port d’Aden. L’année suivante, le port de Moukalla est repris à Al-Qaida. Depuis, les provinces méridionales du Yémen sont sous le contrôle des EAU et de leurs alliés locaux, le Front du Sud (autonomiste) ainsi que plusieurs groupes salafistes. Désormais, l’effort militaire porte en direction d’Hodeïda, sur les rives de la mer Rouge, que contrôlent les Houthistes. Les neuf dixièmes des importations, dont l’essentiel de l’aide humanitaire, transitent par ce port. Il conditionne l’approvisionnement de la capitale du pays, située à 200 kilomètres, et aux zones houthistes.

Depuis des mois, Martin Griffiths tente de négocier le passage d’Hodeïda sous la responsabilité des Nations Unies. Les Houthistes s’affirment simultanément prêts à se retirer et à se battre jusqu’au dernier. La coalition refuse quant à elle tout compromis boiteux : le port, doit repasser sous la souveraineté du gouvernement légal. En juin 2018, la bataille d’Hodeïda est amorcée, l’aéroport tombant aux mains des unités d’Abou-Dhabi et de ses alliés locaux. Outre le contrôle du port, les forces à l’offensive visent à couper la route qui relie Hodeïda à Sanaa. L’interruption des lignes d’approvisionnement, qu’il s’agisse de biens de première nécessité ou d’armes iraniennes introduites au mépris de l’embargo de l’ONU, modifierait la balance des forces entre la coalition et ses alliés d’une part, les rebelles houthistes de l’autre. Ce sont également d’importantes sommes d’argent, contrepartie des trafics du port d’Hodeïda, qui échapperaient à la rébellion.

En cas de victoire, cet ensemble de facteurs pourrait conduire les Houthistes à se désolidariser du régime irano-chiite pour négocier. La prise d’Hodeïda, la relégation des Houthistes à l’intérieur des terres et l’ouverture de pourparlers favoriseraient les forces soutenues par Abou-Dhabi. Si la suite des événements permettait de mettre fin au lancement de missiles de fabrication iranienne sur l’Arabie Saoudite, Riyad entérinerait cette nouvelle donne yéménite, se ralliant à une solution politique marginalisant certains de ses alliés, jugés trop proches des Frères musulmans. Nous n’en sommes pas là. Les Houthiste refusant d’emprunter la voie de la diplomatie, la bataille d’Hodeïda a repris.

Une conjonction de menaces sur l’Europe

D’un point de vue occidental, l’erreur serait de considérer cette guerre comme un lointain conflit exotique où les protagonistes rivaliseraient de cruauté gratuite. Indéniablement, le Yémen est l’un des théâtres du grand affrontement entre l’expansionnisme irano-chiite et les régimes arabes sunnites du Moyen-Orient. Certes irréductible à la théopolitique, cette guerre froide sectaire constitue la toile de fond des conflits régionaux. Si l’on veut refouler l’Iran, dont les ambitions régionales et l’activisme balistique ont été dûment pointés par la diplomatie française, il faudra bien s’en donner les moyens.

D’autre part, la lutte contre le djihadisme sunnite que mènent les forces émiraties, dûment saluée par le Département d’Etat, intéresse au premier chef la France. Rappelons que les frères Kouachi, auteurs de l’attentat contre l’hebdomadaire Charlie-Hebdo, se réclamaient d’AQPA. Il est donc logique que cette lutte soit soutenue par des forces spéciales et des moyens militaires fournis par l’une ou l’autre puissance occidentale, d’autant plus que le sud de la péninsule Arabique et la Corne de l’Afrique constituent ensemble un théâtre géostratégique privilégié par le djihadisme.

La considération d’autres ordres de grandeur permet de comprendre le haut niveau des enjeux dans cette guerre. L’éventuel contrôle des rives de la mer Rouge et du golfe d’Aden par les rebelles houthistes entraverait la liberté de navigation sur la route de Suez, grande voie de passage entre Europe et Asie. Déjà confronté au risque de minage du détroit d’Ormuz, en cas de guerre avec l’Iran, Abou-Dhabi n’entend pas laisser les « clients » de Téhéran menacer le détroit de Bab el-Mandeb. Sur ce plan également, les intérêts d’Abou-Dhabi, en quête de profondeur stratégique, recoupent ceux des puissances occidentales.

Le soutien à l’Arabie Saoudite et aux EAU est donc cohérent avec la lecture occidentale des conflits régionaux et la politique étrangère française. La sécurisation du port d’Hodeïda et la sauvegarde de la route de Suez constituent d’importants enjeux géostratégiques, et l’engagement pris par la France de déminer ensuite ce port contribuera à la sécurité de navigation en mer Rouge. Une telle opération permettrait également le plein accès à des infrastructures vitales pour l’acheminement de l’aide humanitaire.

In fine, la guerre au Yémen met en évidence la tension entre l’ordre de la chair et l’ordre de la charité. Si le politique ne peut ignorer les souffrances des populations et la compassion, il ne saurait faire l’impasse sur les lois de la puissance et les questions de défense. Malheureusement, les appels à la raison et à la bonne volonté des protagonistes ne pourront inverser le cours du conflit. Sans modification du rapport des forces sur le terrain, il n’y aura pas de processus politique, la dialectique entre les djihadismes de facture chiite et sunnite développant sa spirale infernale.