Ce que révèle le cessez-le-feu au Yémen

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

22 décembre 2018 • Opinion •


Réunis en Suède sous la houlette de Martin Griffiths, Envoyé spécial de l’ONU pour le Yémen, les représentants du gouvernement légal de ce pays et ceux des rebelles Houthistes ont signé, le 13 décembre dernier, un accord de cessez-le-feu. Si la suspension des opérations militaires dans un pays exsangue apparaît en soi comme positive, la situation géopolitique et le niveau des enjeux stratégiques invitent à la prudence. Pour dire les choses, il ne faudrait pas que l’affaire Khashoggi en vienne à justifier la mainmise durable des Houthistes sur une partie du Yémen.

Une guerre déclenchée par les rebelles houthistes

Rappelons que la guerre commença en septembre 2014, lorsque le mouvement Houthiste, émanation de la minorité zaïdite (une branche du chiisme), s’empara de Sanaa, capitale du Yémen ; le gouvernement dut alors se réfugier en Arabie Saoudite. Afin d’ouvrir un nouveau front dans le sud de la péninsule Arabique, sur les arrières des monarchies sunnites, Téhéran décida d’augmenter aide à la rébellion qui depuis reçoit armes et missiles de fabrication iranienne. En mars 2015, une coalition arabe emmenée par Riyad et Abou-Dhabi intervint en vue de contrer la stratégie irano-chiite de déstabilisation régionale. Depuis, la guerre se mène sur deux fronts : contre les Houthistes, instruments de Téhéran, et contre Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) qui bénéficie du chaos yéménite.

Dans un premier temps, les unités des Emirat arabes unis  (EAU) et les forces qu’ils soutiennent (pro-gouvernementales ou autres) chassèrent les Houthistes du port d’Aden, situé sur la mer Rouge. L’année suivante, le port de Moukalla était repris à Al-Qaida. Depuis, les provinces méridionales du Yémen sont sous le contrôle des EAU et de leurs alliés locaux, le Front du Sud ainsi que plusieurs groupes salafistes. Ensuite, l’effort militaire fut porté en direction d’Hodeïda, sur les rives de la mer Rouge, que contrôlent les Houthistes. Les neuf dixièmes des importations, dont l’essentiel de l’aide humanitaire, transitent par ce port essentiel à l’approvisionnement de Sanaa, distant de 200 kilomètres, et aux zones houthistes.

En juin 2018, l’offensive sur Hodeïda fut provisoirement suspendue afin de ménager la possibilité d’une négociation. Les pourparlers organisés début septembre à Genève tournèrent vite court : les Houthistes refusèrent d’y participer, décision funeste qui relança la bataille d’Hodeïda. Par la suite, mettant à profit l’affaire Khashoggi, les alliés occidentaux ont exercé des pressions sur l’Arabie Saoudite, chargée de convaincre le gouvernement yéménite de s’engager dans un nouveau cycle de négociations. De leur côté, les rebelles ont plié sous l’action militaire de la coalition. Cornaqués par Téhéran et des conseillers proches du Hezbollah, ils ont su toutefois utiliser ce « moment » afin d’obtenir une sorte de consécration internationale.

Pas de réelle percée diplomatique

Au regard des but politiques et des objectifs stratégiques de la bataille d’Hodeïda, le contenu de l’accord de Stockholm et les perspectives qu’il ouvre semblent bien minces. Initialement, l’offensive menée par les forces pro-gouvernementales et ses supports visait le contrôle du port et de la route reliant Hodeïda à Sanaa. En effet, l’interruption des lignes d’approvisionnement et du flux d’armes iraniennes, introduites au mépris de l’embargo de l’ONU, modifierait le rapport des forces entre la coalition et ses alliés d’une part, les Houthistes de l’autre. De surcroît, la rébellion perdrait le contrôle des importantes sommes résultant des trafics portuaires.

En cas de victoire, la nouvelle situation en résultant pourrait conduire les Houthistes à se désolidariser du régime iranien pour négocier sérieusement avec le gouvernement. Au sein de la coalition, la prise d’Hodeïda, la relégation des houthistes à l’intérieur des terres et la modification de l’équation renforceraient la position des EAU. Si la suite des événements permettait de mettre fin au lancement de missiles de fabrication iranienne sur l’Arabie Saoudite, Riyad pourrait entériner cette nouvelle donne, se ralliant à une solution politique qui marginaliserait certains de ses alliés, jugés trop proches des Frères musulmans selon Abu-Dhabi.

Nous n’en sommes pas là. Certes, l’évacuation du port d’Hodeïda, si elle était menée à bien, assurerait la sécurité des côtes de la mer Rouge mais le processus dépend du cessez-le-feu, pour le moins fragile. Surtout, le port ne repasserait pas sous le contrôle des forces gouvernementales. L’ONU est censée superviser la gestion d’Hodeïda, une tâche difficile à assumer avec une trentaine d’observateurs et de conseillers militaires. Le sort de Sanaa demeure en suspens, Martin Griffiths n’ayant pu obtenir la réouverture de son aéroport. Quant à l’accord sur l’acheminement de l’aide humanitaire jusqu’à Taëz, ville loyaliste assiégée par les rebelles, il dépendra du respect du cessez-le-feu. Idem pour les échanges de prisonniers et la discussion d’un règlement politique final, prévue l’an prochain.

Des enjeux géopolitiques de haute valeur

Non sans raison, d’aucuns objecteront qu’il faut laisser du temps au temps. Il reste que le traitement de cette guerre ne saurait laisser place à la désinvolture. Le Yémen est l’un des théâtres du grand affrontement entre l’expansionnisme irano-chiite et les régimes arabes sunnites du Moyen-Orient, cette guerre froide sectaire constituant la toile de fond des conflits régionaux. Depuis le Yémen, le régime iranien et ses « proxies », ont ouvert un front militaire contre l’Arabie Saoudite : Après avoir sous-estimé le facteur iranien en Irak, au Liban et en Syrie, faudrait-il donc répéter cette erreur stratégique? Le refoulement de l’Iran et le rétablissement d’une certaine stabilité au Moyen-Orient impliquent l’engagement occidental et le soutien aux alliés régionaux, au Yémen comme en Syrie (annoncé par Donald Trump le 19 décembre, le retrait américain de ce théâtre pose question).

D’autre part, la lutte contre le djihadisme sunnite que mènent les forces émiraties intéresse au premier chef la France, visée dernièrement encore par ce type de terrorisme. Rappelons que les frères Kouachi, auteurs de l’attentat contre l’hebdomadaire Charlie-Hebdo, se réclamaient d’AQPA. Il est donc essentiel que les acteurs de la lutte antiterroriste, au Yémen comme sur d’autres théâtres, soient soutenus par l’Occident, d’autant plus que le sud de la péninsule Arabique et la Corne de l’Afrique constituent un théâtre géostratégique privilégié par le djihadisme.

Enfin, la dimension mondiale de la guerre met en évidence le niveau des enjeux. Le contrôle par les Houthistes des rives de la mer Rouge et du golfe d’Aden entraverait la liberté de navigation sur la route de Suez, grande voie de passage entre Europe et Asie. Confrontées aux menaces iraniennes sur le détroit d’Ormuz, les puissances occidentales ne peuvent décidément pas laisser les « proxies » de Téhéran s’installer sur le détroit de Bab el-Mandeb. Dans un monde globalisé, la liberté et la prospérité des sociétés occidentales reposent sur l’usage de ce « bien commun » qu’est la mer, ce qui implique de solides alliances avec les EAU et autres acteurs dont les priorités stratégiques et la sécurité doivent être pris en compte.

Pour conclure

Au total, il semble naturel que la conduite de la diplomatie et la grande stratégie des puissances occidentales comportent des points de référence au-delà de la politique pure et des rapports de puissance : un régime politique est porteur d’une éthique et, s’il se limitait à un simple objectif d’auto-conservation, ce serait le signe d’un profond déclin. En d’autres termes, on comprendra que le « meurtre sur le Bosphore » commis le 2 octobre dernier puisse avoir des conséquences dans l’ordre international.

Pour autant, punir Mohammed Ben Salmane et l’Arabie Saoudite en livrant le Yémen aux convoitises et agissements du régime iranien serait irresponsable. En dernière analyse, cela signifierait saborder les alliances occidentales, au plus grand profit de puissances tierces (Chine et Russie). La manœuvre diplomatique peut concourir aux objectifs politiques poursuivis sur le théâtre yéménite, mais il y faudra de la prudence et de l’habileté. Exercer en coulisse des pressions est une chose, s’automutiler en est une autre.