Gilets jaunes · L’ochlocratie en marche ?

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

9 janvier 2019 • Opinion •


Sébastien Laye examine le mouvement des « gilets jaunes » à l’aune de l’Histoire, et des mutations économiques et politiques que nous traversons. Il y voit la manifestation de la vague populiste en France, là où elle n’est pas advenue par les urnes, contrairement à l’Italie ou aux États-Unis.


Une question ressort inéluctablement dans tous les medias en ce début d’année : comment sortir de la crise ? Interrogation à double sens, portant tant sur les difficultés de l’économie française que sur la crise des gilets jaunes.

Mais à dire le vrai, il s’agit d’une fausse question : les mutations que nous traversons, tant du point de vue politique qu’économique, ne requièrent pas une sortie de crise pour la semaine prochaine, mais une vision à au moins quatre ou cinq ans, comme le rappelait récemment Michel Serres : le mouvement des gilets jaunes n’est probablement qu’une étape d’une forme d’ochlocratie (régime politique dans lequel la foule impose sa volonté, et caractéristique des révolutions, selon Polybe) qui mettra à bas le système élitaire actuel en France. Il est avant tout un réveil populaire et ne prétend pas administrer la France : exiger de lui une vision cohérente, un programme économique, alors même que notre technocratie actuellement au pouvoir, triomphante autour de Macron, en est incapable à l’heure de l’intelligence artificielle et de la robotisation, c’est aller un peu vite en besogne.

Ce mouvement doit être ramené à ce qu’il est vraiment, une expression spontanée de la part de ceux qui n’avaient pas investi depuis longtemps le champ de l’agora politique. Mal représentés par des élites ne prenant plus en charge leurs revendications, les masses populaires s’étaient retirées du débat, en une forme de secessio plebis (le nom du retrait de la plèbe de tout débat politique dans l’histoire de Rome, qui s’était traduit par un isolement physique). Vincent Coussedière, dans Le retour du peuple, an I (Cerf, 2016), définit ce dernier non pas comme un ensemble de partis ou de revendications, mais comme la situation dans laquelle se trouve un peuple, à l’instant T, de se considérer comme non représenté par ses élites dans le cadre de la démocratie représentative qu’on lui demandait de soutenir. Les gilets jaunes sont à ce titre une manifestation sans équivoque du populisme qui gagne le monde (à rapprocher du trumpisme, du triomphe de Salvini ou de Bolsonaro), mais ce n’est pas tout le populisme tel qu’il se déploiera en France.

Si on accepte ce changement populiste en cours comme une vraie révolution mondiale, similaire à la vague par exemple de 1848 ou même de la fin du XVIIIe siècle, force est de reconnaître que la sortie de crise n’est pas pour demain. Les gilets jaunes, par leur caractère spontané, désordonné, sans leaders stables, sont à rapprocher des sans-culottes : ces derniers n’ont jamais cessé d’inspirer les développements révolutionnaires de la décennie 1790, mais ils ont essaimé vers diverses formations politiques… et en termes de rigueur révolutionnaire, les Enragés et même les Montagnards version Robespierre leur ont parfois damné le pion. Il faut s’attendre à ce que les tendances révolutionnaires à l’œuvre soient captées par divers mouvements, et les gilets jaunes ne sont probablement que les premiers. Sur le terrain, le monde du commerce et de l’artisanat par exemple, étranglé par l’État, est proche de la révolte. On ne rappellera même pas ici les divers mouvements politiques plus ou moins séditieux comme la France Insoumise.

Les spécialistes de science politique présentent souvent le futur de la France comme un choix entre deux options : le retour à l’Ancien monde et l’affrontement gauche/droite, ou une reprise en main de type énergique.

Mais ce que l’Histoire nous apprend, c’est que toute Révolution finit par se stabiliser. Il adviendra un temps où comme au cours de la Rome Antique, les élites accepteront de redonner un rôle aux masses populaires : Rome a ainsi inventé les tribuns de la plèbe, inviolables, pour réintégrer les classes populaires dans le débat politique ; les États Unis, démocratie plus accomplie que la nôtre, ont permis à l’Amérique du Midwest de reprendre en main le pays via le vote Trump (un membre objectif de l’élite, milliardaire, qui a repris à son compte les revendications populaires) ; malheureusement les Français n’ont eu le choix qu’entre des clones énarchiques qui monopolisent la scène politique, et que les institutions gaulliennes protègent jusqu’en 2022. Mais on peut redouter un lent déclin, ponctué de périodes chaotiques et de violences, jusqu’à la défaite du bloc élitaire face aux revendications populaires, soit au terme prévu par les institutions soit auparavant si la situation devenait intenable.

Ceux qui brandissent le « despotisme de la cohue », pour reprendre l’expression du philosophe écossais Mackintosh, n’ont pas saisi les évènements actuels à l’aune des précédentes mutations et changements paradigmatiques : il leur est encore temps de relire Edgar Morin, Michel Serres et Michel Maffesoli pour replacer ce mouvement des gilets jaunes dans le temps long des évolutions politiques, inéluctables et irrépressibles.