Brexit · Au péril géopolitique de la « petite Angleterre »

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

17 janvier 2019 • Opinion •


Les implications stratégiques d’une « petite Angleterre » devraient inquiéter. L’expression ne renvoie pas aux seuls risques de dislocation du royaume.


À l’heure où l’on encense la démocratie directe, les déconvenues du référendum sur le Brexit et ses incidences sur la vie politique britannique soulignent les limites de l’exercice. Dans l’incertitude qui règne outre-Manche, ce serait un vain exercice que de passer en revue, une nouvelle fois, le petit nombre d’options dont disposent les sujets de Sa Gracieuse Majesté. Allons à l’essentiel : il sera difficile d’avoir le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière.

Plus encore que les conséquences économiques, c’est le rétrécissement géopolitique et les implications stratégiques d’une « petite Angleterre » qui devraient inquiéter. L’expression ne renvoie pas aux seuls risques de dislocation du royaume, en raison des effets pervers d’un « hard Brexit » en Ecosse, dans l’Ulster, voire en Angleterre et au pays de Galles. Le poids et le rôle international du Royaume-Uni, au sein de la structure occidentale et dans le monde, sont en jeu. Non sans périls pour ses alliés et partenaires.

Un allié de premier plan

La participation britannique aux équilibres de puissance qui sous-tendent l’hégémonie (vacillante) de l’Occident doit être appréhendée selon plusieurs ordres de grandeur. Vu depuis Paris, il importe de rappeler les enjeux de défense liant la France au Royaume-Uni. Pour mémoire, les deux pays assurent la moitié de l’effort militaire européen. Au plan bilatéral, ils sont liés par les traités de Lancaster House (2 novembre 2010). Outre une étroite coopération nucléaire, l’objectif est de disposer d’une force expéditionnaire commune pouvant être engagée dans des opérations internationales. Ainsi les deux marines visent-elles la permanence d’un groupe aéronaval d’ici 2020.

Membre de l’OTAN, le Royaume-Uni remplit sans faillir ses obligations en matière de défense de l’Europe. Partie prenante des mesures de réassurance décidées après l’agression russe en Ukraine, Londres assume le rôle de « nation-cadre » en Europe centrale et orientale. Les Britanniques y ont déployé des moyens militaires qui renforcent la posture de défense et de dissuasion. Ils ont pris la tête du « fer de lance » de la Force de réaction de l’OTAN, en mesure de réagir avec promptitude si nécessaire. De la Baltique à la mer Noire, les Britanniques tiennent leur rang, et les Alliés lui en savent gré.

En l’état, le Brexit ne signifie donc pas le retour au « splendide isolement » de l’ère victorienne, et il faudrait s’interroger sur la manière dont les Britanniques pourraient participer à l’« Europe de la défense », d’autant que le partenariat entre l’Union européenne et l’OTAN prend forme, notamment en matière de lutte contre la désinformation et de préparation aux nouvelles menaces. Par exemple, les deux organisations soutiennent le « Centre d’excellence contre les menaces hybrides » d’Helsinki.

La question n’est pas purement rhétorique. Voici un peu plus d’un an, Londres a publié un document sur « la politique étrangère, la défense et le développement ». Le Royaume-Uni y affirmait qu’il souhaite dans l’avenir un partenariat privilégié avec l’Union européenne, « une relation plus étroite que n’importe quel partenariat actuel avec un pays tiers », fondée sur « la croyance profonde, historique, dans les mêmes valeurs que celles défendues par les Européens : la paix, la démocratie, la liberté et l’état de droit sur notre continent et au-delà » (12 septembre 2017).

Concrètement, Londres propose de participer à des opérations européennes, d’échanger militaires et experts en affaires étrangères, de partager des informations confidentielles et son réseau consulaire sur une base de réciprocité, de contribuer au budget européen de défense. En contrepartie, le Royaume-Uni serait associé au projet de défense qui s’exprime désormais à travers une « coopération structurée permanente » entre le plus grand nombre des États membres. Principal allié et partenaire des Britanniques en Europe, la France ne saurait ignorer ces propositions.

Se maintenir dans l’Histoire

Enfin, les enjeux géopolitiques du Brexit ont une portée mondiale, au-delà du « special relationship » entre Londres et Washington. Puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de Sécurité, le Royaume-Uni est l’un des rares pays européens dotés d’une diplomatie d’envergure planétaire. Malgré les revers subis dans le Grand Moyen-Orient, il demeure militairement engagé sur ces théâtres (Syrie, Irak, Golfe et Afghanistan). A Londres, on parle aujourd’hui de rouvrir des bases à l’Est de Suez et le groupe aéronaval britannique devrait affirmer sa présence dans la zone Indo-Pacifique.

Vaille que vaille, le Royaume-Uni demeure donc un acteur géostratégique global, dans un monde dont les équilibres de puissance et de richesse basculent vers l’Asie. En bonne alliance avec la France, il contribue au maintien dans l’Histoire d’une Europe ouverte sur le grand large. C’est là une réalité autrement plus ambitieuse que le projet de « Singapour de l’Europe » prêté aux partisans d’un Brexit dur.

En vérité, on appréciera à sa juste valeur la référence à Singapour : les partisans d’une « Global Britain » ont pour point de référence un emporium de l’ancienne Angleterre impériale.

Au total, il serait faux de penser que le repli des Britanniques sur une « petite Angleterre », absorbée par ses intérêts domestiques, les concerne eux seuls. D’une part, le vote du Brexit s’inscrit dans un contexte général, marqué par des formes de national-populisme qui menacent la paix et la liberté de l’Europe. D’autre part, l’effacement du Royaume-Uni, voire sa dislocation, détériorerait les équilibres de puissance entre l’Asie et l’Occident et, en dernière analyse, le rapport des forces avec les régimes autoritaires qui prétendent à la relève.

Aussi la conjoncture invite-t-elle à la prudence et à la patience stratégique. Plutôt que de vouloir fermer au plus vite le « dossier » du Brexit, afin de passer à autre chose, il faudra accorder du temps à Westminster qui semble reprendre la main : « Not enough ! ». Enfin, sans dédouaner les démagogues et les électeurs crédules qui ont privé les Britanniques du meilleur de deux mondes, il serait bon que la diplomatie française, au plus haut niveau, songe à une initiative susceptible de débloquer la situation.