Le système de crédit social · Comment la Chine évalue, récompense et punit sa population

Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More, co-auteur de La Chine e(s)t le monde (ed. Odile Jacob, 2019)

Juillet 2019 • Note 36 •


Le « système de crédit social » chinois consiste à évaluer, récompenser et punir les citoyens selon leur comportement. Ce projet, né au moment où Pékin préparait son entrée à l’OMC, s’inspirait alors des systèmes occidentaux d’évaluation des capacités d’emprunts et de remboursement des entreprises et des ménages. Il a cependant connu une inflexion majeure ces dix dernières années sous l’effet de l’idéologie caractéristique de la Chine contemporaine. Pékin prétend maintenant être « leader mondial » dans le domaine du « crédit social », et propose de diffuser ces pratiques à l’étranger, notamment dans le cadre du projet des Nouvelles Routes de la Soie. Il est urgent de s’interroger sur ce que le « système de crédit social » dit de la culture politique chinoise.


Le « système de crédit social » (SCS, en chinois : 社会信用体系, shehui xinyong tixi), projet gouvernemental chinois qui vise à évaluer et noter les citoyens ainsi que les personnes morales (publiques ou privées) suscite inquiétudes et incompréhensions en Occident. L’adjectif « orwellien » revient avec insistance sous la plume des chercheurs et des commentateurs, ainsi que la référence à la série américaine Black Mirror, comme si ce qui se profilait avait déjà été appréhendé par des œuvres romanesques ou télévisuelles occidentales d’anticipation – ce qui est peut-être une façon de rabattre de l’inconnu sur du connu, du réel sur du fictionnel et de paraître s’effrayer tout en se rassurant. Cependant, c’est une lapalissade, ce projet s’inscrit dans un contexte culturel, social et politique propre à la Chine. Malgré la fascination de Pékin pour la technologie numérique qu’elle trahit, cette initiative ne peut être comprise sans s’intéresser à l’histoire longue ni se pencher sur la nature de la gouvernance impériale puis communiste du pays. C’est seulement par l’explicitation de cet arrière-plan culturel et historique que ce projet devient intelligible.

Inscrire ce projet dans l’histoire et la culture chinoises ne vise pas à relativiser les critiques qu’on peut porter à son encontre. Cela permet au contraire de mesurer l’écart qui sépare les projets civilisationnels occidental et chinois, écart qui restera important tant que les Occidentaux, et les Européens en particulier, ne renonceront pas à ce qu’ils sont, par exemple en cédant à la fascination qu’exercent parfois sur ses élites les perspectives offertes par la technologie de contrôle et de manipulation des populations, au moment où la démocratie représentative est en crise.

Cependant, il est d’autant plus aisé de mesurer cet écart que le SCS chinois s’est d’abord développé sous l’effet d’une interaction entre Américains et Chinois au moment où la Chine négociait avec la communauté internationale les termes de son entrée au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Conçu d’abord comme un projet d’ampleur limitée visant à faciliter les échanges et les transactions financières entre la Chine et l’étranger, puis à l’intérieur de la Chine, le SCS a pris une toute autre dimension sous l’effet de l’idiosyncrasie sino-communiste, et s’est transformé en un projet de société impressionnant et novateur.

S’il est encore trop tôt pour savoir si le régime chinois aura les moyens d’appliquer efficacement les mesures qu’il envisage de prendre, le SCS dans ses intentions et dans ses premières manifestations, notamment au niveau local, permet d’ores et déjà de comprendre certains aspects de ce que serait une gouvernance chinoise, non seulement en Chine, mais aussi à l’étranger, lorsque Pékin occupera, comme il en a l’ambition, le « centre de la scène mondiale ».

 

Un système qui vise à rendre la société chinoise « plus civilisée » et « plus harmonieuse »

Le SCS est présenté par le gouvernement chinois comme une moyen d’accroitre le niveau d’intégrité morale des citoyens en vue de faciliter et de fluidifier les transactions économiques et financières. Selon Pékin, la mise en place d’un tel système sera un élément important dans l’avènement d’une société chinoise « plus civilisée » et « plus harmonieuse ». Dans un contexte où le niveau de « confiance » entre acteurs économiques de la société chinoise est jugé trop bas par les autorités, le gouvernement veut se doter d’outils permettant de restaurer cette confiance. Ce projet s’inscrit dans un contexte où le secrétaire-général du Parti et président de la République Xi Jinping vise à la restauration des pratiques confucéennes « vertueuses » au sein de la société chinoise.

Selon les documents officiels du Conseil d’État (le gouvernement), le SCS devra être mis en place dès 2020 au niveau national. Il s’agira alors d’évaluer l’ensemble des citoyens mais aussi les personnes morales (entreprises, voire certains établissements publics) afin de distinguer ceux qui méritent qu’on leur fasse confiance et ceux qui ne le méritent pas. Ainsi, selon le journal officiel Global Times du 13 juin 2019, qui cite des « analystes », le SCS aidera à construire « un pays honnête et ordonné qui rendra la vie plus facile pour les gens honnêtes tandis que les gens discrédités rencontreront des difficultés dans tous les domaines » (1).

Les détails pratiques du projet ne sont pour l’instant pas exhaustivement connus car le pouvoir continue d’étudier diverses options. Il semble même prendre du retard sur son échéancier. Malgré la mise en avant du caractère « avant-gardiste » et high tech du projet, souvent inscrit dans l’horizon du développement de l’intelligence artificielle dont la Chine a fait une de ses priorités, il apparaît que certains aspects du projet, par exemple la collecte et l’intégration des données nécessaires à la mise en œuvre d’une évaluation individuelle globale des citoyens chinois, restent pour l’instant parfaitement low tech, effectués sans assistance logicielle particulière par des employés des services publics locaux.

Des initiatives d’abord locales

Ces derniers mois, le gouvernement chinois, tout en continuant à donner des directives globales (notamment, récemment, sur la nécessité de mettre en place des procédures de « réhabilitation » des citoyens « non fiables ») semble s’orienter vers une solution laissant une grande latitude aux collectivités locales. La Commission nationale de réforme et de développement (CNRD), une des principales institutions gouvernementales, et qui est en charge de la supervision de projet (2), a annoncé en janvier 2019 qu’elle laissait les collectivités locales développer le projet à leur niveau : « nous encourageons les gouvernements locaux à définir leurs propres méthodologies, et nous n’avons pas l’intention de les unifier dans des standards nationaux. Les gouvernements locaux sont ceux qui savent le mieux ce qui leur convient » (3). Le SCS chinois aura sans doute des formes assez différentes selon les villes et provinces chinoises. Il y a certainement des considérations très pragmatiques qui ont présidé à cette décision (coûts, connaissance du terrain) mais en laissant pour l’instant l’initiative aux collectivités locales, le gouvernement chinois vise sans doute aussi à désamorcer les critiques occidentales selon lesquelles Pékin, incarnant un « Big Brother » oriental, chercherait à imposer un contrôle totalitaire sur la société chinoise. Il n’en reste pas moins que se dégagent de toutes ces initiatives des caractéristiques souvent communes. En outre, dans la spontanéité d’initiatives locales moins contrôlées et moins soucieuses de donner une bonne image de la Chine, se manifeste dans toute sa candeur l’idiosyncrasie de la société sino-communiste.

Le projet final du gouvernement devrait donc s’appuyer sur les projets-pilotes mis en place au niveau local, voire simplement tenter de les fédérer de façon assez lâche pour les rendre cohérents entre eux au niveau central. Pour anticiper sur la forme que prendra le SCS il convient donc d’observer ce qui se pratique au niveau local. Il y a aujourd’hui des projets-pilotes au sein de quarante-trois municipalités qui testent le dispositif jusqu’en 2020. Ces systèmes portent des noms qui diffèrent selon les lieux, mais qui se veulent souvent poétiques : « crédit social de la fleur de prunier » à Suzhou, « crédit social de jasmin » pour Xiamen (4).

Il existe depuis plusieurs années déjà dans certaines villes des systèmes de notation chiffrée des citoyens. Celui de Rongcheng, dans le Shandong, est peut-être le plus abouti aujourd’hui. Il établit six catégories possibles, en fonction du nombre de points possédés par chacun :

  • AAA (plus de 1050 points) : citoyen exemplaire
  • AA (entre 1030 et 1049 points) : citoyen excellent
  • A (entre 960 et 1029 points) : citoyen honnête
  • B (entre 850 et 959) : relativement honnête
  • C (entre 600 et 849) : niveau d’avertissement
  • D (549 et moins) : malhonnêteté.

Les citoyens sont d’emblée dotés d’un capital de 1 000 points (ce qui implique que le pouvoir considère chaque citoyen a priori comme étant « honnête »), capital qu’ils peuvent accroître grâce à de bonnes actions et qu’ils risquent d’entamer par de mauvaises. Ils sont ensuite qualifiés de bons ou de mauvais citoyens en fonction de leur niveau de points. Les personnes classées sur listes noires sont directement intégrées dans les catégories C ou D (5).

Les plus grandes métropoles chinoises, qui bien souvent donnent le ton en Chine, se dotent progressivement de leur propre SCS. A Shanghai, les habitants de la ville peuvent entrer sur une application dénommée Honest Shanghai leur numéro personnel d’identification administrative pour obtenir une évaluation de leur crédit social fondée sur leur statut professionnel, le paiement de leurs assurances et de leurs impôts, leur casier judiciaire, etc.

La ville de Pékin prévoit de mettre en place son propre système de notation et de « listes noires » dès la fin de l’année 2020. Ainsi, selon une déclaration officielle de la capitale chinoise, « avant la fin de 2020, sera mis en place un projet de « points de confiance personnels », couvrant l’ensemble de la population résidente, qui promouvra avec force l’utilisation généralisée des informations de crédit dans des domaines tels que l’entrée sur le marché, les services publics, les voyages, la création d’entreprises et la recherche d’emploi. Ce projet fournira une procédure de tolérances aux erreurs, de traitement accéléré, des mesures de facilitation [dans le traitement des demandes administratives] pour les personnes de confiance, ainsi que des mesures incitatives dans le cadre du projet pilote « Facilité crédit + ». Il améliorera le système de listes noires de crédits en divulguant et en affichant périodiquement les informations à propos des entreprises et des particuliers non fiables, en établissant une structure globale permettant de sanctionner les personnes non fiables, et « où la non-fiabilité dans un domaine entraîne des restrictions dans tous les domaines, de sorte qu’il soit difficile pour les personnes non fiables de n’avancer ne serait-ce que d’une seul pas », afin que ceux qui ne sont pas dignes de confiance et qui violent les lois ou les règlements soient lourdement sanctionnés » (6).

Droits, récompenses et sanctions pour tous

La note ainsi obtenue par chacun est constitutive d’un certain nombre de droits, de récompenses et de sanctions qui peuvent varier selon les lieux. Au-delà des sanctions liées au défaut de paiement, il est notamment possible de perdre des points si l’on s’abstient de payer une place de parking, de rendre visite régulièrement à ses parents âgés, si l’on mange dans le métro, si les excuses que l’on présente pour des délits ou des crimes sont jugées insincères, si l’on est convaincu de tricherie dans le cadre de jeux en ligne, pour appartenance à un « culte hérétique » (toute religion non reconnue par le pouvoir communiste et athée), si l’on véhicule des « rumeurs » sur Internet (c’est-à-dire tout ce que le pouvoir considérera comme tel), etc. A l’inverse, les citoyens sont susceptibles de gagner des points lorsque le pouvoir considère qu’ils ont une « influence positive » sur leur entourage, lorsqu’ils donnent leur sang, lorsqu’ils louent le gouvernement sur les réseaux sociaux, lorsqu’ils s’occupent de personnes âgées, etc.

Les conséquences de bons ou de mauvais scores sont diverses. Un bon score valant inscription sur des « listes rouges » de bons citoyens pourrait permettre non seulement d’obtenir plus facilement des crédits bancaires, mais aussi des réductions sur certaines factures, des droits prioritaires pour certains emplois publics, des places pour ses enfants dans les établissements scolaires réputés ou d’éviter d’attendre pour obtenir un traitement à l’hôpital, etc. Un mauvais score valant inscription sur des « listes noires » de mauvais citoyens pourrait entraîner l’impossibilité d’obtenir des crédits bancaires, d’accéder à certains services sociaux, un accès limité aux emplois et aux services publics, l’impossibilité d’inscrire ses enfants dans des écoles privées. L’achat de biens de prestige (billets de classe affaires dans les avions et autres dépenses jugées somptuaires) serait aussi impossible. Un message d’alerte prévient parfois ceux qui tentent de joindre par téléphone les citoyens (ou personnes morales) inscrits sur les listes noires pour les dissuader d’entrer en relations avec eux.

Les décisions de pertes de points sont établies sur la base des informations obtenues par tous les moyens disponibles aux autorités : délation, vidéosurveillance, décisions de justice, réseaux sociaux (Wechat, application multifonction omniprésente en Chine), informations recueillies auprès des entreprises de transport, des entreprises de crédit, des banques, des systèmes de paiements dématérialisés omniprésents en Chine (Alipay, de la société Alibaba) etc. Il existe aujourd’hui dans certaines municipalités comme à Hangzhou, un lien entre le système d’évaluation du crédit de ses clients d’Alibaba via Alipay et le système d’évaluation de crédit municipal, bien que cette possibilité soit niée par Alibaba. La vidéosurveillance est particulièrement présente et efficace en Chine, non seulement en ville, mais aussi dans les zones rurales où elle supplée efficacement les forces de police. Un projet intitulé « clarté de neige » doit être achevé en 2020 et vise à couvrir de caméras les moindres villages chinois pour parvenir à « une couverture géographique totale, une couverture temporelle totale, et un contrôle opérationnel total » (7).

Un système qui évalue également les entreprises

Ces systèmes d’évaluation et de notation qui se développent au niveau local se doublent d’un ensemble d’évaluations sectorielles qui concernent avant tout les entreprises : « pour les entreprises et leurs dirigeants engagés dans l’import-export, la construction, le transport […], les statistiques, le conseil […], l’organisation de mariage, des listes spécifiques voient actuellement le jour » (8). Il existerait aujourd’hui 51 listes noires sectorielles (9).

La CNRD et la banque centrale ont conjointement créé un site internet intitulé Credit China qui rend public tous les mois des listes noires de personnes morales et privées jugées indignes de confiance qui pour l’instant visent essentiellement des gens ayant fumé dans les trains ou transporté des produits interdits dans les avions. Fin mars 2019, 13,49 millions de personnes ont été jugées « indignes de confiance » et placées sur des listes noires. 20,47 millions de demandes de billets d’avion et 5,71 millions de demandes de billets de train à grande vitesse ont été rejetées pour « malhonnêteté » (10). Cette liste est actualisée tous les mois.

Se pose aussi la question de la « réhabilitation » des personnes ainsi stigmatisées par les autorités administratives. En mai 2019, la CNRD, soucieuse de défendre les droits des personnes mises au pilori virtuel, a publié un avis visant à faciliter la mise en place de procédures de réhabilitation pour les personnes ayant fait l’objet d’une stigmatisation publique par les gouvernements locaux. Celles qui sont stigmatisées pour « malhonnêteté » par les autorités peuvent « restaurer leur crédit » après un délai durant lequel elles auront été inscrites sur les listes noires des sites officiels de crédit chinois. A l’issue de leur peine de pilori virtuel, les intéressés devront subir une « formation spéciale en vue de la réhabilitation de leur crédit » personnel. Puis, après avoir fourni les éléments dans le cadre d’un rapport attestant leur bonne volonté et présenté leurs excuses, ils pourront voir leur niveau de crédit restauré (11).

Aujourd’hui, la CNRD se félicite des progrès dans la moralité publique et dans la protection des droits des employés induits par le SCS. Selon elle, la mise en place du système aurait eu pour effet de réduire fortement les montants d’arriérés de salaire des travailleurs migrants, traditionnellement exploités dans le secteur du bâtiment. Le système de sanction et de récompense est ainsi considéré comme efficace par le gouvernement. En outre, le système de crédit social bénéficie semble-t-il d’un fort soutien de la part de la population chinoise (12).

Un futur produit d’exportation de la « culture institutionnelle chinoise »

Il serait enfin erroné de penser que ce projet puisse s’arrêter aux portes de la Chine. Les étrangers résidant en Chine et les entreprises présentes sur le territoire sont naturellement concernés par ce système. Il est en outre légitime d’imaginer que l’ensemble des personnes morales ou privées interagissant avec l’économie ou la société chinoises, même en-dehors de Chine, puisse un jour être concerné par ce projet.

Ainsi, un des principaux théoriciens du projet, Lin Junyue, déclarait en 2016 que la Chine était devenue « le leader mondial » dans la définition des normes d’évaluation nationale et sectorielle du crédit et qu’elle devait chercher à « exporter son modèle de crédit social dans le cadre du projet des nouvelles routes de la soie », ce qui contribuerait à « l’exportation de la culture institutionnelle chinoise à l’étranger » (13).

Origine et mise en perspective historique et culturelle

La façon dont le SCS a pris forme depuis le début des années 2000 est révélatrice de ce qu’est la gouvernance chinoise : parti d’un projet technique visant à améliorer la connaissance du marché du crédit par les acteurs économiques, ce qui s’appellera bientôt le « système de crédit social » devient peu à peu un projet des pouvoirs centraux et locaux chinois visant à mesurer et élever le niveau de vertu des citoyens chinois. En effet, à l’origine le SCS visait avant tout à fluidifier les transactions commerciales et financières. Il s’agissait, en accord avec les théories économiques libérales, de réduire l’asymétrie informationnelle entre les acteurs économiques et à faire en sorte que chacun sache à qui il avait affaire lorsqu’il entrait pour la première fois en relation avec un éventuel partenaire commercial. Progressivement, l’idiosyncrasie sino-communiste a transformé ce projet en tout autre chose.

Un instrument de la modernisation économique de la Chine

A la fin des années 1990, la Chine négocie pied-à-pied son entrée au sein de l’organisation mondiale du commerce. Elle doit mettre en place une série de réformes visant à la transformer en « économie socialiste de marché » et à rendre ainsi théoriquement compatible l’économie chinoise avec le marché international et le statut de membre de l’OMC. Malgré le massacre de la place Tiananmen survenu quelques années plus tôt, les États-Unis, et derrière eux les Européens, ont fait le pari de la libéralisation de la Chine, ou tout au moins de sa stabilisation politique dans une posture non-hostile à l’Occident, grâce au développement d’une économie interdépendante avec celles des pays occidentaux. A la demande d’entreprises américaines, Washington sollicite Pékin pour que le gouvernement chinois développe un système permettant aux entreprises étrangères de mieux connaître leurs homologues chinois. Sous l’impulsion d’un Premier ministre aussi réformateur qu’autoritaire, Zhu Rongji, des voyages d’experts chinois à l’étranger, en Europe et aux États-Unis sont organisés pour apprendre des systèmes d’évaluation de crédit en vigueur en Occident.

C’est en 2002 que pour la première fois un haut dirigeant utilise le terme de « système de crédit social ». Jiang Zemin, alors Secrétaire général du Parti et président de la République populaire de Chine, dans son discours devant le seizième Congrès du Parti communiste chinois, annonce que la Chine doit « rectifier et normaliser l’organisation de l’économie de marché et établir un système de crédit social compatible avec une économie moderne de marché ». La Chine décide alors de mettre en place son propre système « avec des caractéristiques chinoises » (14).

Faire mieux que les Occidentaux : le scoring avec des « caractéristiques chinoises »

A partir de 2008 et le déclenchement de la crise des subprimes, les États-Unis (qui par ailleurs obsèdent la Chine), deviennent aussi un anti-modèle : il s’agit de mettre en place un système plus efficace, permettant d’évaluer pleinement le risque associé aux personnes à qui le système financier est susceptible de faire confiance. Pékin estime que les banques américaines, en raison du spectre limité des évaluations mises en œuvre dans le cadre américain n’ont pas correctement évalué le risque associé aux prêts à certaines personnes qui auraient dues être considérées comme indignes de confiance. Plus encore, si le système américain se contente d’évaluer le risque lié aux ménages et aux entreprises, le système chinois prétend agir sur le niveau de confiance à accorder à chacun en augmentant le niveau de moralité des citoyens chinois.A partir des années 2000, ces « caractéristiques chinoises » seront de plus en plus marquées au fur et à mesure que la Chine prend de l’assurance et que le système occidental lui paraît entrer dans une crise de laquelle il serait susceptible de ne pas se relever. A cet égard, la crise de 2008 représente un tournant. Même si ce jugement est rarement formulé ouvertement dans la bouche des autorités chinoises, il est avéré que l’analyse que Pékin fait de la crise financière américaine de 2008 le conforte dans l’idée que la civilisation chinoise dispose de nombreuses ressources susceptibles de l’amener à faire mieux que les Occidentaux. En effet, pour Pékin, la crise de 2008 vient de ce que les systèmes d’évaluation de la capacité de remboursement aux États-Unis étaient beaucoup trop limités. Ces systèmes se sont montrés incapables d’anticiper sur les défauts de paiements d’innombrables ménages et sur la gestion calamiteuse de la crise de la part de nombre de sociétés de crédit.

Ainsi, d’un système purement économique, neutre en termes de moralité, on passe avec le système chinois à un système qui intègre sans complexe l’économie et la morale et fait de l’évaluation morale un jugement sur les personnes. Il faut remarquer qu’il n’y a du point de vue chinois aucune solution de continuité entre l’économie et la morale. Alors qu’en Occident le lien entre crédit moral et crédit financier est nul (ce n’est pas parce qu’on rembourse ses prêts qu’on est considéré en Occident comme une bonne personne), ce lien s’établit progressivement en Chine au nom de « caractéristiques chinoises » comprises comme la source d’une avancée tout uniment économique et morale dans l’établissement d’un « système de crédit social » véritablement efficace. Il n’y a aucune contradiction ici entre efficacité économique et niveau de moralité, il y a au contraire une stricte équivalence : l’efficacité économique sera renforcée par l’augmentation du niveau de moralité de la société du fait de l’action du gouvernement chinois.

Une synthèse du confucianisme et du légisme

Le « système de crédit social » est né dans un contexte purement économique. Mais d’un outil pragmatique, visant à faciliter les échanges économiques, il est devenu un outil de gouvernance global qui s’inscrit dans la longue histoire chinoise du contrôle social. Dans sa volonté de « civiliser » la société chinoise et d’augmenter le niveau de vertu des citoyens, il se situe dans la tradition confucéenne. Mais dans sa volonté de faire des récompenses et des châtiments le cœur de la gouvernance en Chine, il s’inscrit dans la tradition du légisme. De fait, ces deux traditions que les sinologues opposent parfois l’une à l’autre, ont fait l’objet d’une synthèse dans la pratique du pouvoir en Chine et se complètent harmonieusement.

Souvent ignoré au profit du confucianisme, le légisme est une école de pensée qui exerça une profonde influence dans l’histoire politique de la Chine. Les légistes, dont les figures les plus marquantes sont Shang Yang (v. 390-338 av. J.-C) et Han Fei (mort en 233 av. J.-C.), partagent la particularité d’être des penseurs aussi influents que critiqués, notamment par les penseurs confucéens. Tandis que les légistes font du châtiment et des récompenses le fondement de la gouvernance du Prince, les confucéens insistent sur les rites et l’éducation, fondements de la vertu et de la conduite correcte des citoyens. Cependant, les légistes, en la personne de Han Fei, mais aussi celle de Li Si, conseiller du premier empereur Qin Shi Huang, influenceront profondément les institutions mises en place par l’empereur au troisième siècle avant J.-C. Ce pouvoir détruit la noblesse et les pouvoirs locaux, pour imposer à leur place un État surpuissant et totalitaire qui fait de la surveillance réciproque des citoyens, de la sanction pénale et de la figure toute-puissante de l’empereur les fondements d’un régime qui fera long feu, en raison, raconte l’histoire officielle chinoise, de sa férocité même, tandis que la dynastie Han qui lui succède durera quatre siècles, fondée sur des institutions inspirées par les textes confucéens que le premier empereur avait voulu faire disparaitre dans un vaste autodafé.

Il n’en reste pas moins qu’une distinction étanche entre penseurs légistes et penseurs confucéens ne correspond pas à la réalité de l’histoire politique chinoise. Le maître de Han Fei, Xun Zi, est un des principaux penseurs du confucianisme, et plusieurs penseurs politiques majeurs de l’histoire chinoise, par exemple Dong Zhongshu (deuxième siècle av. J.-C., dynastie Han) qui opérera « une synthèse entre la force coercitive de la loi telle que la conçoivent les légistes et l’obligation morale instaurées par les rites confucéens » (15), ou encore Wang Anshi, réformateur du onzième siècle, Premier ministre durant la dynastie Song, seront l’un et l’autre influencés par le légisme. Par ailleurs, le sinologue Mark Lewis a montré que l’opposition convenue entre ritualistes confucéens et légistes attachés à la loi est fausse : la culture politique des châtiments et des récompenses, attribuée à la pensée légiste, est d’essence ritualiste et trouve son origine dans les sacrifices de la dynastie Zhou, et au-delà dans le fond sacrificiel de la dynastie Shang (16).

Wang Anshi, que Xi Jinping cite parfois (17), marquera son époque par des réformes importantes, notamment en renforçant le rôle structurel, hérité du légisme antique, des Baojia, organisations de contrôle et de surveillance mutuelle de la population par regroupement d’unité composées de dix et cent familles ayant chacune leur responsable. Au même moment, au onzième siècle, sont mises en place d’autres structures assez similaires, les « conventions communales », Xiangyue, associations d’édification morale dont le but est de s’aider et de se « corriger mutuellement de ses fautes » (18).

La surveillance mutuelle au sein des Baojia était féroce car la règle qui y prévalait était celle de la responsabilité collective : au cas où une faute était commise (une absence injustifiée par exemple), elle se devait d’être rapportée aux autorités et c’était alors l’ensemble du groupe qui était menacé de sanction. Les Baojia servaient aussi, pour ce qui nous intéresse particulièrement ici, de système de caution réciproque entre ses membres. Chaque membre était tenu responsable des actions des autres membres du Baojia (19). Du troisième siècle avant J.-C. au vingtième siècle, les Baojia traversent sous une forme ou sous une autre toute l’histoire chinoise. On les retrouve jusqu’à l’époque nationaliste. A la même période, les autorités coloniales japonaises instaurent en Chine, la « carte de bon citoyen », qui indique que son porteur n’est ni un bandit ni un opposant politique, alors que la Chine est en proie à des troubles profonds. La permanence tout au long de l’histoire chinoise de cette structure, qui est une façon pour le pouvoir de déléguer à la population sa propre surveillance, est frappante.

Un avatar de l’antique ambition chinoise du « contrôle social »

Le Parti communiste chinois prétend à son arrivée au pouvoir créer une « nouvelle Chine » qui du passé fait table rase. Cependant dès la fin de l’année 1954, le Parti créé des « comités de quartier » qui ne sont pas sans rappeler les Baojia du régime impérial. Ces comités de quartier ont un rôle important d’information, de surveillance, de prévention des crimes et de dénonciation des « mauvais éléments » de la société chinoise. Ils se transformeront pour la plupart en « Comités révolutionnaires » durant la Révolution culturelle (1966-1976) avant de retrouver leur dénomination d’origine. Cependant à partir des années 1970, la Chine s’ouvre économiquement et l’exode rural s’accélère de façon impressionnante. La population devient au vint-et-unième siècle majoritairement citadine, et malgré le Hukou, ce système administratif qui attache les citoyens chinois à une province ou une municipalité, il est de plus en plus difficile pour le pouvoir de s’appuyer sur les comités de quartiers pour connaître et contrôler la population. En outre, le développement de l’initiative privée reconfigure l’organisation sociale. Les antiques Danwei (unité administrative ou de production à laquelle chaque citoyen chinois était rattaché) perdent de leur importance au profit des entreprises privées où le contrôle social est plus difficile car l’influence du Parti et de ses structures y est moins importante. A la fin des années 1990, période de haute croissance, le secteur privé en Chine explose. Au moment où il réfléchit à la mise en place du SCS, le Parti est devenu (temporairement) moins attractif et le nombre de ses membres diminue en proportion de la population. Dans ce contexte, le SCS apparaît comme une solution pour pallier les déficiences du système de contrôle traditionnel de la population auquel il s’ajoute plutôt qu’il ne se substitue.

La fin des années 1990 et les années 2000 sont en Chine une période de haute croissance et d’explosion de l’exode rural. Les distinctions sociales héritées de l’idéologie communiste sont brouillées par la rapidité avec laquelle les fortunes se font. La société perd ses repères et le pouvoir la main au profit d’une classe capitaliste en passe de devenir toute puissante. Cependant, les nouveaux riches souvent soupçonnés (parfois à juste titre) d’avoir acquis leur fortune grâce à des pratiques illégales, suscitent jalousie et ressentiment parmi les communistes de la première heure, les militaires et d’autres catégories sociales qui profitent peu de l’enrichissement du pays. Dans l’imaginaire du Parti, un hiatus insupportable apparaît entre les communistes modèles parfois pauvres mais honorables, et l’entrepreneur sans scrupule qui s’enrichit grâce à ses contacts avec les étrangers. C’est dans ce contexte que le pouvoir lance son projet de lutte contre la corruption et que le SCS prend sa forme actuelle. Il s’agit pour le Parti de reprendre la main, de mettre aux pas les entrepreneurs privés et de parvenir à une forme d’adéquation entre réussite financière et réussite sociale. Avec le SCS et les autres outils de contrôle social (lutte contre la corruption, séances de formation à l’idéologie, surveillance technologique de la population, etc.), ce n’est pas le marché qui décide du statut social et du prestige des personnes mais le pouvoir lui-même. Aucune instance de légitimation du statut social ne peut exister en Chine en dehors du Parti. La notation et l’évaluation des citoyens propose une structuration de la société selon la vertu de chacun, distingué selon niveau d’intégrité. C’est en quelque sorte une façon de recréer de la différentiation sociale dans une société en mutation rapide, où toutes les distinctions paraissaient brouillées entre le Bien et le Mal, la malhonnêteté et la vertu. Avec son système de crédit social, le Parti tend à restaurer les classes sociales d’autrefois, voire les castes, mais sur une base objective, voire scientifique.

En effet, l’existence d’une évaluation administrative de la qualité de chaque citoyen vient objectiver la « réputation » de chacun telle qu’elle était appréciée par les unités les plus proches du terrain : Danwei, comité de quartier, cellule du Parti. Cette prétention à l’objectivation sera d’autant plus efficace qu’elle paraîtra s’appuyer sur la technologie (vidéosurveillance, Big Data, intelligence artificielle, réseaux sociaux). Ce n’est pas malgré la nature déshumanisée et froide de la technologie qu’il met en œuvre que le SCS s’impose en Chine, mais en raison même de cette nature : ce système apparaît ainsi « objectif », dégagé des émotions qui entachent traditionnellement le jugement que l’homme porte sur l’homme, voire divin.

Ce que révèle le « système de crédit social » de la culture politique chinoise

Le SCS s’inscrit dans le contexte d’un retour en force des thématiques confucéennes dans le discours politique du Parti. Dès le début des années 2000, le pouvoir veut faire de la Chine « un pays gouverné par la vertu » (以德治國, Yidezhiguo). Cette expression est utilisée par Xi Jinping lui-même, qui veut « promouvoir les vertus traditionnelles chinoises et élever le niveau éthique et moral de la population » notamment grâce à l’exemple que les membres du Parti sont susceptibles d’offrir au public (20). Mais, outre les effets de l’exemplarité de leur conduite, les fonctionnaires et membres du Parti sont en mesure d’agir sur le corps social d’une autre manière encore. Le mot qui signifie « vertu » (德, De), signifie aussi « puissance », une puissance qui est d’abord ce qui émane des « saints » ou de ceux qui exercent un office sacré. Chez Confucius, cette vertu irradiante est l’un des attributs du souverain. C’est grâce à cette aura qui émane de sa personne que celui-ci sera en mesure de produire l’harmonie du corps social.

Le pouvoir chinois, seule source d’« harmonie » et de « civilisation »

A ce titre-là, il rejoint les pratiques de la Chine impériale, par exemple la cangue, ce pilori à la chinoise, dont l’usage était très fréquent. Alors que la publicité des peines a progressivement été délégitimée en Occident (la dernière exécution publique a lieu en France en 1939 et fait scandale), cette délégitimation ne se produit pas en Chine. Les procès sont souvent filmés, et les séances télévisuelles d’aveux par de futurs condamnés sont fréquentes. Durant la Révolution culturelle, les exécutions publiques, qui confinaient souvent au lynchage pur et simple étaient légion. Mais encore fin 2017, des milliers de personnes dans le Guangdong ont assisté à la condamnation à mort dans un stade d’une dizaine de trafiquants de drogue (21). Sans doute plus de 90% des peines capitales exécutées chaque année dans le monde se produisent en Chine. Ce pays exécute à lui seul plusieurs milliers de personnes tous les ans selon les ONG spécialisées (aucun chiffre n’est rendu public par la Chine à ce propos). La sanction pénale est au cœur de la gouvernance chinoise, et le SCS se veut une forme sophistiquée, car high tech (malgré certains aspects encore très artisanaux du projet), de la culture pénale chinoise.Au-delà de son utilité pour l’économie, le SCS est une manifestation de cette foi du gouvernement chinois dans sa propre « puissance » susceptible d’informer le corps social et de lui impulser la « vertu » qui lui manque. Le SCS vise donc, en s’appuyant sur cette puissance qui émane de la tête de l’État, à contrôler et à civiliser le corps social et à en expulser tout ce qui est susceptible d’en troubler l’harmonie. La juste évaluation des citoyens par la puissance publique participera à cette harmonisation d’au moins quatre manières : le SCS, en attribuant des récompenses et en infligeant des sanctions, incite chacun à bien se comporter ; il renforce l’adhésion au système de ceux qui, inscrits sur des « listes rouges », sont distingués par le pouvoir pour leurs bonnes actions ; il justifie le souverain lui-même en lui octroyant la place inexpugnable de juge suprême, de juge des juges ; en établissant des « listes noires » de citoyens peu recommandables, il active le mécanisme du bouc émissaire.

Vers une forme d’équivalence entre qualité morale et réussite sociale

Il faut mesurer tout ce qui sépare les pays occidentaux d’un tel projet. Celui-ci procède d’une conception de la vie commune qui fait du pouvoir politique le lieu d’un jugement sans appel sur les personnes. Dans un contexte judéo-chrétien, seul Dieu sonde les reins et les cœurs, et l’existence d’un ordre spirituel vient en quelque sorte relativiser les jugements du monde. S’il est glorieux d’être riche, il n’en reste pas moins qu’il est plus difficile pour un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux que pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille. Bien sûr, avec la répudiation de notre héritage judéo-chrétien, la possibilité existe de voir cette distance entre jugement du monde et jugement de Dieu disparaître. Il est tentant pour les gagnants du jeu social de voir leur victoire avalisée par le gouvernement à travers une étiquette de bon citoyen.

Cependant, la modernité politique occidentale a sacralisé une forme de « neutralité axiologique » dans l’action politique, qui laisse dans l’ombre une définition substantielle du bien commun au profit d’une recherche du bien-être et des meilleures modalités possibles d’un vivre-ensemble entre citoyens ne partageant pas nécessairement la même conception du bien. Au dix-huitième siècle, le père de l’économie politique Adam Smith envisage une société où chacun poursuivant son intérêt propre en viendrait sans le rechercher à servir l’intérêt général. C’est ainsi que se crée en Occident une distinction nette entre économie et morale. Rien de tel en Chine : avec son SCS, Pékin brouille les frontières de l’économie et de la morale. C’est le pouvoir qui distingue souverainement et radicalement le bien et le mal et tend à faire du jugement porté sur les hommes par les hommes un jugement dernier, sans recours possible. Le système établira en outre peu à peu une forme d’équivalence entre qualité morale et réussite sociale : si les citoyens inscrits sur les listes noires ne peuvent plus acheter de billets d’avion en classe affaires, cela signifie que ceux qui voyagent en tête des avions sont à la fois riches et vertueux tandis que ceux qui doivent se contenter de la classe économique sont à la fois pauvres et peu recommandables.

 La main invisible du « système de crédit social »

L’inscription du projet dans une tradition rituelle longue, indistinctement politique et religieuse, se manifeste jusque dans le vocabulaire employé pour le décrire. Un chercheur officiel prétend ainsi que l’évaluation du « crédit » des individus sera comme « la main invisible » qui disciplinera les citoyens et assurera l’harmonie de la société (22). Ainsi, à la « main invisible » du marché qui ordonne la société selon les libéraux anglo-saxons, succède « la main invisible » de l’État chinois. Un autre déclare de façon plus explicite encore que le système de crédit social sera le « dieu » de l’ère du Big data (23). Le système participera en outre à la répression des « cultes hérétiques » (邪教, Xiejiao). À titre d’exemple, dans la ville pilote de Roncheng déjà mentionnée, des points bonus sont accordés à ceux qui dénoncent aux autorités des membres des organisations religieuses non autorisées par le gouvernement, comme à ceux qui financent de façon substantielle les bonnes œuvres du Parti. Quant à ceux qui participent aux activités de ces « cultes hérétiques », ils sont immédiatement rétrogradés au « niveau d’alerte C » (juste avant le niveau le plus bas, le niveau « D », celui des criminels), le niveau de ceux qui, par exemple, refusent de remplir leurs obligations militaires (24).

Un pouvoir immoral gardien de la morale

Le SCS trahit la divergence civilisationnelle entre la Chine et les pays occidentaux d’une autre manière encore. Son système de récompenses et de sanctions implique une moralisation de l’économie qui peut poser des problèmes très concrets. Ainsi, la qualité de la production est d’une certaine façon mise en lien avec la morale des acteurs : si les médicaments produits en Chine sont défectueux, si les productions du secteur agro-alimentaire ne respectent pas les normes d’hygiène, ce n‘est pas tant un problème lié à l’organisation des structures économiques qu’un problème social lié au niveau de moralité des agents économiques. A l’inverse, les « bonnes entreprises » peuvent être considérées comme respectant a priori les normes et les règles sans qu’il soit nécessaire de contrôler régulièrement leurs pratiques. Il faut en outre remarquer qu’en s’appliquant à la fois aux personnes et aux entreprises, ce système contribue à dépersonnaliser les individus qui deviennent ainsi, aux yeux de l’État, des autres citoyens et des entreprises des produits certifiés conformes, revêtus de certaines qualités qui les rendent propres ou impropres à leur mise sur le marché.

Plus généralement, le SCS fait du pouvoir le juge de la bonne moralité de chacun alors même que le pouvoir chinois, dans sa volonté de réprimer toute dissidence, dans sa capacité à travestir la réalité historique ou à étouffer toute société civile, dans sa détermination à user de la violence lorsque cela implique la sauvegarde de ses intérêts, est un pouvoir qui par bien des aspects peut être qualifié d’immoral.

Conclusion. L’Occident au miroir du « système de crédit social »

Il serait dangereux et fallacieux de se contenter de considérer le SCS comme un anti-modèle absolu qui permettrait aux sociétés occidentales de se mirer dans le miroir avantageux de leurs pratiques vertueuses dans le domaine du respect du droit des personnes. Une telle attitude serait dommageable pour plusieurs raisons. La première est que le SCS pourrait avoir pour lui d’être efficace. Et tout ce qui est efficace dans un monde soumis au paradigme technico-scientifique finit par être envisagé. S’il est encore tôt pour tirer un bilan de ce système qui n’en est qu’à ses débuts, la propagande chinoise se félicite déjà de la réduction des montants de salaires impayés, par exemple dans le secteur du bâtiment, et on lit même dans la presse occidentale des anecdotes selon lesquelles le SCS aurait des effets bénéfiques sur la propreté des villes par exemple. On voit même maintenant à Roncheng, les voitures s’arrêter pour laisser passer les piétons, chose assez inédite en Chine (25).

En outre, nos sociétés sont aussi confrontées à la montée des incivilités et à la chute de la confiance réciproque avec les citoyens. L’émergence des familles monoparentales, la disparition de la légitimité de l’autorité du père et plus généralement la délégitimation de notre héritage judéo-chrétien sont différents aspects d’un même phénomène : la disparition de l’autorité familiale et culturelle qui rend toute contrainte sur l’individu insupportable. Mais ce « moment d’anomie » (26) ne saurait durer. A l’autorité semble se substituer un autoritarisme d’État qui entreprend de délivrer aux citoyens une éducation qu’ils ont peu ou mal reçue dans le cadre familial. Mais en passant de la famille à l’État l’éducation change à la fois de nature et d’objet : les citoyens ne sont pas encore tout à fait des enfants et l’État n’est pas encore tout à fait un père ni même une mère. On n’éduque pas dans le cadre aimant de la famille comme on rééduque dans celui impersonnel de la communauté politique.

Comment dès lors écarter l’hypothèse selon laquelle une demande sociale pour la mise en place d’un SCS « à l’occidentale » puisse émerger, visant à « rééduquer » des citoyens dans un contexte de forte montée des incivilités ? « Quand il n’y a pas de pères dans les maisons, il faut poster des policiers dans les lycées » (27).

Le modèle européen est aujourd’hui ébranlé sur deux fronts : d’une part c’est l’Europe en tant que modèle qui par sa propre provincialisation géopolitique depuis quelque temps déjà disparaît des schémas mentaux, en Europe même et ailleurs, et d’autre part c’est l’idée même du modèle parental « genré », ou père et mère sont différents et complémentaires quoique égaux, modèle propre à l’Europe judéo-chrétienne, qui est délégitimée du fait d’une dynamique interne aux sociétés européennes elles-mêmes. Dans ce contexte, le remplacement de l’autorité par l’autoritarisme, et l’émergence de modèles alternatifs, aujourd’hui anglo-saxons et demain peut-être chinois, n’est plus guère contrariée que par des voix marginales et dissidentes de figures « réactionnaires », a priori discréditées parce qu’elles représentent justement ce contre quoi il va de soi qu’il faut lutter.

L’inscription dans le contexte civilisationnel chinois du SCS devrait contribuer à relativiser les craintes de diffusion de ce modèle en Europe dont l’héritage judéo-chrétien semble protecteur contre l’institutionnalisation de telles pratiques. Cependant, avec l’affaiblissement de l’influence de cet héritage force est de constater que l’Occident voit apparaître des pratiques aujourd’hui essentiellement anglosaxonnes, telles celle par exemple du « name and shame », une sorte de pilori virtuel qui consiste à offrir à la vindicte populaire les « mauvais élèves » de tel ou tel aspect de la politique gouvernementale. En France, c’est notamment la question omniprésente de « l’égalité » qui incite le gouvernement à envisager de se tourner vers ces pratiques. Le secrétaire d’État en charge de l’égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa a ainsi menacé en 2017 de rendre publique une liste d’entreprises « mauvaises élèves de l’égalité femmes-hommes » au cas où les cadres de ces entreprises refuseraient d’assister à une demi-journée de sensibilisation à ces questions, menace d’ailleurs exécutée à l’encontre de deux entreprises restées rétives à la perspective de se faire rééduquer par les services du secrétariat d’État. En mars 2019, le ministère de la Justice, tout en niant se livrer à la pratique du « name and shame », donnait aux médias le nom d’entreprises d’État, dont certaines filiales ne respecteraient pas la loi dans ce domaine. De même, le gouvernement menaçait en 2018 de rendre publique une liste d’entreprises fraudant le fisc, en 2019 les entreprises de la restauration qui négligeraient de trier leurs déchets.

Dans certains de leurs aspects (goût pour le pilori et pour la rééducation des adultes, sentiment du pouvoir de détenir la vérité morale), ces pratiques ressemblent aux pratiques chinoises. La prétention du pouvoir à définir ce qui est du ressort de la vérité et ce qui ne l’est pas (lois dites sur les « fake news » en France et dans bien d’autres pays occidentaux ou sous influence occidentale) manifeste également peut-être un début de sinisation des esprits gouvernementaux en Occident (28). Il convient néanmoins de remarquer aussi les différences : les pratiques de « name and shame » ne concernent pour l’instant en France que les entreprises et non les personnes privées et suscitent de nombreuses critiques chez les intellectuels, dans les médias et dans la société civile. Mais avec la montée en puissance normative de la Chine, il n’est pas possible d’exclure que ces pratiques ne se diffusent progressivement ailleurs qu’en Chine. Cela est d’autant plus probable que, comme l’a prouvé notamment le mouvement « Balance ton porc » en France, ce ne sont pas seulement la Chine ou les pays anglosaxons qui semblent perméables à ce que le regretté Philippe Muray appelait plaisamment « l’envie du pénal » (29).

 

• Notes

(1) Dans la même veine, la Ville de Suqian, dans le Jiangsu, une des villes-pilotes du projet, affiche un slogan qui affirme que « les gens de confiance peuvent marcher tranquillement sous les cieux, ceux qui ne sont pas dignes de confiance ne peuvent pas faire un seul pas ». Voir Simon Leplâtre, « En Chine, des citoyens sous surveillance », Le Monde, 15 juin 2018.

(2) Comme dans tous domaines en Chine, les projets étatiques bénéficient d’une double tutelle, celle du gouvernement, dirigé par le Premier ministre Li Keqiang et celle du Parti. Au sein du PCC, le projet est supervisé directement par Xi Jinping, dans le cadre du « groupe dirigeant restreint pour l’approfondissement des réformes », un des principaux organes décisionnels du PCC aujourd’hui.

(3) Wang Yanfei, « China to step up work on national social credit system », China Daily, 29 janvier 2019, disponible ici.

(4) René Raphaël et Ling Xi, « Bon et mauvais Chinois. Quand l’État organise la notation de ses citoyens », Le Monde diplomatique, pp.4-5, janvier 2019.

(5) « Mesures pour la notation et l’évaluation du crédit social de la ville de Roncheng », site Internet de la ville de Roncheng, 14 février 2019, en chinois, disponible ici.

(6) China Law Translate, “Beijing Municipal Action Plan for Further Optimizing the Business Environment (2018-2020)”, 19 novembre 2018.

(7) David Bandurski, « “Project Dazzling Snow”: How China’s total surveillance experiment will cover the country », Hong Kong Free Press, 12 août 2018.

(8) René Raphaël et Ling Xi, op. cit.,

(9) Yusho Cho et Nikki Sun « China expands reach of trustworthiness system », Asia Nikkei Review, 3 mars 2019, disponible ici.

(10) Liu Caiyu, « Social credit system to restore morality », Global Times, 13 mai 2019, disponible ici.

(11) Commission nationale de la réforme et du développement, « Avis quant à l’amélioration des mécanismes de réhabilitation du crédit du site « Credit China » ainsi que des portails d’informations locaux sur les sanctions administratives (Bureau national du développement et de la réforme [2019], n°527 », 30 avril 2019, en chinois, disponible ici.

(12) Genia Kotska, « China’s social credit systems and public opinion : Explaining high levels of approval », 23 juillet 2018, disponible ici.

(13) Lin Junyue « Rétrospective de quinze ans de construction du système de crédit social en Chine » (en chinois), 9 septembre 2016, disponible ici. Parfois présenté comme « le père du système de crédit social », Lin Junyue est le porte-parole informel du gouvernement chinois sur les questions liées au crédit social. Il est à ce titre souvent interrogé par les médias étrangers sur ces questions.

(14) Lin Junyue, « Rétrospective de quinze ans de construction du système de crédit social en Chine », op. cit. Voir aussi Martin Li, « A pioneer of China’s credit system », Shenzhen Daily, 14 septembre 2012, disponible ici.

(15) Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Le Seuil, 1997, p. 293.

(16) Mark Edward Lewis, « Ritual Origins of the Warring States », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, année 1997, n°84 pp. 73-98. Voir aussi Roderick Campbell, Violence, Kinship and the Early Chinese State, The Shang and their World, Cambridge, Cambridge University Press, 2018.

(17) « Quand les lois du monde sont bonnes, l’ordre règne dans le monde, lorsque les lois du pays sont bonnes, l’ordre règne dans le pays ». Nous nous permettons de renvoyer, à propos de la permanence de la structure sacrificielle (au sens de René Girard) de la politique en Chine à Emmanuel Dubois de Prisque, « Des Choses cachées depuis la fondation du Tianxia », Monde Chinois, n°49, 2017, pp.34-42.

(18) Anne Cheng, op. cit., p.492. Bien que ce ne soit pas le cœur de son propos, Anne Cheng rapproche dans une note cette structure de celles mises en place par les communistes en Chine au vingtième siècle : « Qui connaît tant soit peu l’organisation de la société dans la Chine communiste y verra quelques similitudes ! ».

(19) Joanna Waley-Cohen, « Collective Responsibility in Qing criminal law », in Karen G. Turner, James V. Feinerman, R. Kent Guy, The Limits of the Rule of Law In China, Washington, University of Washington Press, 2000, p.114.

(20) Xi Jinping, « The Rule of Law and the Rule of Virtue », discours du 9 décembre 2016, in The Governance of China, Pékin, Foreign Languages Press, Tome 2, 2017, p. 146.

(21) Benjamin Haas, « Thousands in China watch as 10 people sentenced to death in sport stadium », The Guardian, 18 décembre 2017, disponible ici.

(22) Dai Mucai « Poursuivre en même temps le gouvernement par la loi et le gouvernement par la vertu », Le Quotidien du Peuple, en chinois, 14 février 2017, p. 7.

(23) Francois Godement, Angela Stanzel, Marcin Przychodniak, Katja Drinhausen, Adam Knight, Elsa B Kania, « The China dream goes digital: Technology in the age of Xi », China Analysis, 25 octobre 2018 p. 7.

(24) Selon le site Internet de la ville de Roncheng, consulté le 23 mai 2019, disponible ici.

(25) René Raphaël & Ling Xi, op. cit.

(26) Elizabeth Monfort,Michèle Fontanon-Missenard, Christian Flavigny et Chantal Delsol, PMA, filiation, transmission : quels sont les besoins de l’enfant ?, Institut Thomas More, note 34, juin 2019, p.25, disponible ici.

(27) Ibid.

(28) A propos de la conception que se fait le pouvoir chinois de la vérité (apanage du pouvoir et conçue comme essentiellement performative), nous nous permettons de renvoyer à Emmanuel Dubois de Prisque et Sophie Boisseau du Rocher, La Chine e(s)t le monde. Essais sur la sino-mondialisation, Odile Jacob, 2019, chapitre IV, « La vérité, avec des caractéristiques chinoises ».

(29) « L’Envie du pénal », Rejet de greffe, Exorcismes spirituels I, Les Belles lettres, 1997.