Vladimir Poutine à Brégançon · Trois données pour éviter la déroute

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

18 août 2019 • Opinion •


Alliée de l’Iran et de la Chine, la Russie et sa volonté de puissance nous menacent. À part le discrédit, nous n’avons rien à gagner à honorer une puissance hostile.

Tenu à l’écart du G7 depuis l’attaque russe sur le territoire ukrainien, Vladimir Poutine a pu obtenir la faveur d’une invitation personnelle au Fort de Brégançon. Le président français, son hôte, entend « réenclencher une dynamique » avec la Russie afin de reprendre « un dialogue stratégique » (RTS, 11 juin 2019). Outre la situation dans le détroit d’Ormuz, les grandes affaires mondiales seront au menu des discussions.

Certains évoqueront la vocation de la France, « puissance d’équilibre », qui serait forte de « parler à tout le monde ». D’autres y verront de simples jeux tactiques qui ne contribueront pas à élever le statut de la France en Europe et le crédit moral dont elle y dispose. Quoi qu’il en soit, il importe de conserver à l’esprit un certain nombre d’idées-forces quant à la Russie, son projet politique et la « grande stratégie » qu’elle met en œuvre.

En premier lieu, la Russie est alliée à l’Iran. Elle ne saurait être vue comme un « honnête courtier » qui pourrait contribuer à la résolution de la crise iranienne. Depuis les années 1990, Moscou et Téhéran ont développé un partenariat géopolitique fondé sur l’opposition au « monde unipolaire », sur des ventes d’armes et la coopération nucléaire. L’accord iranien de juillet 2015 n’était pas encore finalisé, la Russie annonçait la livraison de S-300 à l’Iran. Son encre à peine sèche, Moscou et Téhéran planifiaient une opération combinée en Syrie, poussant au paroxysme la guerre : Russes dans les airs, Iraniens et milices panchiites au sol.

Démentant le maigre espoir d’une Russie qui contiendrait, puis refoulerait, les Gardiens de la Révolution et leurs affidés, le régime iranien s’enracine militairement en Syrie. Le « croissant chiite » n’est pas une vue de l’esprit. Quant à l’actuelle crise iranienne, Vladimir Poutine y voit l’opportunité de diviser les Occidentaux et d’établir une suprématie russe au Moyen-Orient.

En second lieu, la vision à terme d’un « Nixon in reverse » est des plus improbables. Agitée aux Etats-Unis au moment de l’accès au pouvoir de Donald Trump, l’idée consisterait à désolidariser la Russie de la Chine et, pour ce faire, à trouver un terrain de compromis avec Moscou. Bref, il faudrait défaire ce que Richard Nixon et Henry Kissinger ont réalisé en leur temps. Alors que la France s’est dotée d’une stratégie Indo-Pacifique, l’idée y est reprise. Mezzo voce, certains diplomates et stratèges estiment qu’il faudrait faire des concessions pour « retourner » la Russie.

Ce serait sous-estimer la volonté de puissance de Vladimir Poutine. La guerre contre l’Ukraine a montré que le président russe n’était pas un « partenaire » qui, au moyen de gesticulations militaires, ne chercherait qu’à améliorer les termes de l’échange. Le partenariat stratégique tissé avec la Chine populaire s’inscrit dans la durée et il a pris des formes militaires. Il s’agit d’une alliance entre deux puissances révisionnistes qui ont leurs griefs contre l’Occident. Au regard du déplacement des équilibres de puissance vers l’Asie, Vladimir Poutine semble convaincu que cette alliance s’inscrit dans le sens de l’Histoire.

En troisième lieu, il importe de rompre avec le thème de « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ». Faussement attribuée au général De Gaulle, cette formule a pour origine Vassili Tatitchev, le géographe de Pierre le Grand. Son objectif ne visait pas à donner une nouvelle définition géographique de l’Europe dont la limite orientale était alors fixée sur le Don. Il s’agissait de poser la Russie comme puissance impériale, à cheval sur plusieurs mondes, la Sibérie étant assimilée aux possessions outre-mer des grandes monarchies occidentales. Quant au général De Gaulle, il considérait que la Sibérie orientale et l’Extrême-Orient, inexorablement, reviendraient à la Chine.

S’il faut qualifier la Russie, les propos convenus sur la grandeur de sa littérature, le Bolchoï et autres traits culturels ne suffiront pas. Sur le plan géographique et géopolitique, elle doit être considérée comme une puissance eurasiatique. Au vrai, nombre de ses thuriféraires ne cessent de le proclamer. Loin d’être une simple superstructure idéologique, l’« eurasisme » exprime nombre de réalités sur la Russie. Instrumentalisée et déformée, cette conception du monde confère un cadre général au projet politique russe. L’Union eurasienne en est l’expression. Avec l’alliance entre Moscou et Pékin, le spectre d’une « Grande Eurasie » sino-centrée hante l’Occident.

Au total, les données fondamentales de la géopolitique russe limitent singulièrement la marge de manœuvre d’Emmanuel Macron. Il suffit d’ailleurs de se reporter à la situation ukrainienne pour comprendre la chose. La Russie s’est emparée de la Crimée, distribue des passeports au Donbass, où la guerre perdure, et elle contrôle la mer d’Azov.

Nul doute que Vladimir Poutine, pour distendre les liens entre la France et ses alliés, jouera la carte du « gaullo-mitterrandisme ». Cet oxymore est dépourvu de sens. Rappelons simplement la rencontre entre le président Valéry Giscard-d’Estaing et Léonid Brejnev, peu après l’invasion soviétique de l’Afghanistan. François Mitterrand l’avait nommé « le petit télégraphiste de Moscou ».

Enfin, il faudrait enfin définir ce qu’est une « puissance d’équilibre » et préciser le projet politique induit. Il ne saurait s’agir de jouer les utilités en contrebalançant ses alliés. Si l’on croit aux vertus de l’équilibre, il importe au contraire de contenir les puissances révisionnistes qui nous menacent.