Le chômage en France est une conséquence des politiques monétaires européennes

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

3 décembre 2019 • Entretien •


Pour Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More et qui vient de publier avec Didier Long la note intitulée « Les causes monétaires de l’échec économique français », la Banque centrale européenne ne doit pas se contenter de stabiliser des prix, mais doit aussi assurer la croissance et le plein-emploi.


Par définition, la politique monétaire est la même partout dans la zone euro ; pourtant, la France est l’un des pays dont le taux de chômage est le plus élevé. Comment expliquez-vous ce chômage structurel ?

Dans notre travail, nous constatons le sous-dimensionnement de l’économie française. Celui-ci, avec un déficit d’investissement productif et le chômage de masse qui en découle, n’est pas dû uniquement à un droit du travail archaïque ou aux habituels obstacles structurels dénoncés souvent à juste titre par les auteurs libéraux ; en réalité, notre État-providence ne fonctionne plus car il repose sur un nombre sans cesse décroissant d’actifs. Le chômage de masse est donc au cœur des problèmes de l’économie française.

À l’origine du sous-dimensionnement de notre économie, une politique monétaire inadaptée pèse sur la compétitivité et les marges des entreprises. L’union monétaire européenne a été créée pour faire converger les politiques économiques des États et pour que la France et les pays du Sud, qui connaissaient une inflation importante, s’arriment à l’Allemagne. C’est un double échec : non seulement il y a eu peu d’appétence pour une union politique complète mais l’Allemagne a continué à avoir une inflation domestique significativement inférieure à celle de la France ou des autres pays du sud de l’Europe. La politique de modération salariale de Schröder au début des années 2000 a même accentué ce phénomène intrinsèque. Avant la mise en place de l’euro, ce différentiel d’inflation était compensé par les ajustements monétaires et de changes, possibles dans le système de Bretton Woods. Il était même indolore avant les années 70, quand les Américains assuraient encore la gouvernance de ce système.

Pour ne pas être défavorable à la France, le choix de l’euro aurait nécessité la mise en place d’un système économique qui garantisse que l’inflation des coûts chez nous ne dépasse pas sur le moyen terme l’inflation des coûts allemands. Ce mécanisme n’a jamais été mis en place et nos coûts de production unitaire, désormais exprimés dans la même monnaie que l’Allemagne, se sont envolés face à ceux de notre puissant voisin. Sans la possibilité d’une dévaluation pour les aider, nos entreprises ont soit perdu des parts de marché (l’effondrement de notre commerce extérieur et la désindustrialisation du pays en témoignent), soit contracté leurs marges, réduisant d’autant leurs capacités d’investissement. En à peine quinze ans, un million d’emplois industriels ont été ainsi détruits. Les salaires français auraient dû évoluer en fonction des salaires allemands. Au lieu de cela, l’État français a tenté de pallier les effets cumulatifs de ce différentiel de compétitivité en accroissant un État-providence qui repose sur de moins en moins d’actifs. Telle est l’aporie à laquelle doivent faire face tous les États du sud de l’Union, France comprise.

Comment faire baisser le coût du travail en France ?

Face au dilemme que nous venons d’énoncer (on en trouve les prolégomènes dans la littérature économique chez Mundell et plus récemment Rodrick), on peut faire en sorte que le coût du travail français évolue avec le coût du salaire allemand, donc augmenter les salaires en Allemagne et baisser les charges en France. Mais si l’on ne fait que baisser les charges chez nous en laissant l’État assumer ce coût, cela pèserait considérablement sur notre budget. On peut a minima organiser des espaces de liberté au sein de l’État social, pour les entrepreneurs, les cadres par exemple, c’est-à-dire laisser plus de responsabilité et d’autonomie aux acteurs économiques afin de baisser le coût fixe du travail.

La deuxième solution est de reproduire au sein de la zone euro les effets des dévaluations d’antan. Nous proposons un mécanisme dans la note, inspiré de Stiglitz, pour redonner de la flexibilité à l’euro. Il faut acter les différences entre économies, et recréer des formes de monnaies locales au moins pour les échanges entre pays. Les parités fixes et rigides, l’ancrage à une monnaie étrangère, ont toujours décimé les économies : nous en avons eu l’expérience en Amérique latine ou en Asie. Il faut donc transformer le système monétaire européen et les missions de la BCE.

Pour remettre l’Europe sur les rails de la croissance, la BCE doit réviser ses objectifs et financer davantage d’investissements ?

Le problème vient du lien entre la monnaie et la souveraineté, qui a été nié au moment de la création du serpent monétaire européen puis de l’euro. Aujourd’hui la science économique, avec le nouveau monétarisme de marché ou la théorie monétaire moderne, redécouvre la nature politique de la monnaie. Pourquoi l’Italie, avec une dette à 130 % du PIB, et non le Japon (200%), a été attaquée par les marchés financiers ? Parce que l’Italie utilisait une monnaie étrangère, l’euro, non liée à sa propre souveraineté.

Avec peu de dettes, vous pouvez très bien avoir une monnaie locale ou une monnaie privée… mais avec une dette représentant 200% du PIB, il vous faut la garantie irrépressible d’un État puissant qui ne disparaîtra jamais et fait un bon usage des sommes endettées. Il faut donc renouer ce fil perdu entre souveraineté, monnaie et dette publique. Première mesure : changer radicalement les statuts de la BCE pour rappeler que l’euro est la monnaie souveraine d’États souverains, et que le but de la BCE est d’assurer la croissance et le plein-emploi. Il s’agit simplement de répliquer le modèle de la Fed américaine. Deuxième proposition : les politiques d’assouplissement quantitatifs ont atteint leurs limites et engendré des inégalités inacceptables. Elles doivent cesser sous leur forme actuelle et la BCE doit plutôt acheter des obligations de programmes liés à l’économie réelle, privés ou public, créant des emplois : infrastructures, construction, logement social, transition énergétique.

La contrepartie de cet effort considérable est la diminution des dépenses de fonctionnement des États. La création monétaire doit prendre fin, ou bien financer indirectement des emplois. Cette seconde option, pendant quelques années, est la seule qui permettra aussi aux États du Sud d’avoir les coudées franches en termes budgétaires, pour réduire leurs impôts et rééquilibrer leurs systèmes sociaux. Je ne crains pas un surplus de dettes sur le court terme si on élève ainsi la croissance à 3% par an pendant quelques années et que l’on abaisse les prélèvements obligatoires de 10 points par rapport au PIB ; croître est la seule manière de réduire le fardeau de la dette vis-à-vis d’un PIB augmenté.

Pensez-vous que cela pourrait être l’un des axes de la politique de la nouvelle présidente de la BCE, Christine Lagarde ?

Cela serait notre recommandation. Sachant que du point de vue de la logique économique, il y a une autre option qui est la sortie de l’euro. J’imagine que tel n’est pas le souhait de madame Lagarde. Elle n’est pas une doctrinaire, et je crois fermement que sa position n’est pas arrêtée et que tout demeure possible, mais convaincre les Allemands d’un changement de paradigme en la matière prendra sans nul doute quelques années.