Monde d’après · Vers un capitalisme non-financier ?

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

15 mai 2020 • Opinion •


La pandémie de coronavirus a mis à nu les fragilités du capitalisme financier. Nos dirigeants devront le faire évoluer afin de construire un modèle davantage en phase avec les préoccupations et les défis de demain.


À l’heure où la pensée catharsis – celle qui considère que la crise n’est pas le problème mais la solution, le baume salvateur qui permettra, tabula rasa, de tout reconstruire – fait florès, essaimant en de multiples textes lyriques ou grandes promesses d’aggiornamento sur le « monde de demain », les réflexions sur le capitalisme, l’économie de marché et, de manière plus générale, sur notre système d’organisation socio-économique – sans que d’aucuns apportent de précisions ou de définitions sur ces catégories – essaiment dans toutes les directions. Une certaine sagesse populaire nous rappelle cependant la permanence des grandes constantes, et que les changements de paradigmes s’étalent sur des décennies : avec Kafka, elle pourrait dire « le capitalisme est un état du monde et un état de l’âme ».

Les types historiques du capitalisme

Car concomitamment et historiquement il n’y a pas et il n’y a pas eu un mais des capitalismes. On peut définir le capitalisme comme un ensemble d’institutions économiques, permettant de répartir le risque et le capital lié à l’activité entrepreneuriale et de protéger les droits naturels dans l’exercice de cette activité économique. Dans ce sens seulement on peut parler de capitalisme, ce qui est bien différent de ce que certains dans le débat public appellent le « capitalisme » qui n’est souvent qu’une figure de style pour autre chose (comme j’ai tenté de le démontrer dans mon ouvrage Capital et Prospérité en 2016, en rappelant que ces pourfendeurs du capitalisme poursuivaient une chimère et une métaphore marxiste) : haine du marchand, haine de l’échange, haine du commerce.

Baumol, Litan et Schramm (dans Good Capitalism, Bad Capitalism and the Economics of Growth & Prosperity, un ouvrage publié en 2007) distinguent quatre types de capitalisme définis selon le rôle des entrepreneurs et en tirent les conséquences sur la croissance économique. Dans le capitalisme étatique, c’est le gouvernement qui décide quels secteurs doivent croître. Ce type de capitalisme prévaut en Asie et en Amérique Latine. Motivé par la recherche de la croissance, il court le risque d’investissement excédentaire, de choisir le mauvais secteur, de tomber dans la corruption et de la difficulté d’arrêter le soutien public à temps. Le capitalisme oligarchique diffère de la variante étatique par la motivation de ses dirigeants. Le capitalisme oligarchique est au service de l’intérêt d’une petite frange de la population. La croissance économique ne fait pas partie des objectifs et le système est marqué par l’inégalité et la corruption. Le capitalisme des grandes entreprises tire parti des rendements d’échelles croissants et des effets de réseaux. On parle aussi de capitalisme managérial. Ces éléments sont importants pour la production de masse, mais les grandes entreprises courent le risque de perdre en compétitivité faute d’innovation et de se reposer sur leurs rentes de situation. Le capitalisme entrepreneurial lui est celui qui est à même de produire des innovations de rupture, comme la voiture ou l’ordinateur. Ces innovations sont au départ imaginé par des individus, dans de nouvelles entreprises ; mais pour se propager, elles ont besoin du capitalisme de grandes entreprises. Pour les auteurs, le système optimal serait donc un mélange de capitalisme entrepreneurial et de grandes entreprises. Certains ont plaqué sur ces catégories ancrées sur la figure de l’entrepreneur des variantes géographiques ou culturelles : ils parlent alors de capitalisme anglo-saxon, plus entrepreneurial mais aussi plus financier (ce qui introduit une deuxième composante, l’organisation du capital), ou de modèle rhénan (capitalisme plus industriel avec un rôle de l’État important dans la formation et la planification mais un financement assuré par les banques).

La pluralité de ces modèles nous alerte d’abord sur l’étonnante plasticité de ce capitalisme en tant que mode d’organisation des activités des entrepreneurs : l’homme a toujours produit, échangé, commercé, et il a bien fallu des règles et des institutions pour codifier cette activité. Ainsi l’hypothèse institutionnaliste doit nous conduire à penser que le capitalisme est aussi ancien que la civilisation a minima, et ne disparaîtra qu’avec lui. Il n’en demeure pas moins que ses formes ont été diverses, avec de nombreuses expériences ancrées dans l’imaginaire des différents peuples ou les simples besoins du moment.

On constate cependant, au moins dans le monde occidental, qu’à chaque époque successive, une forme dominante de capitalisme s’est imposée nolens volens et est devenu la doxa du moment avant soit de sombrer dans l’oubli, soit d’être dépassé par une nouvelle forme. Ainsi, certaines formes de capitalisme qui ont pu dominer le monde nous paraissent aujourd’hui archaïques, tel le capitalisme mercantiliste ou bullioniste fondé sur l’accumulation des métaux précieux. On n’oublie trop aujourd’hui que le capitalisme esclavagiste par exemple a pu être la clef de voûte de systèmes économiques à certaines époques. Au capitalisme marchand et semi-esclavagiste de la fin de l’époque moderne, a succédé au XIXe siècle le capitalisme industriel. Ce premier modèle connaît son acmé dans les années 1920, avant de céder sa domination (en vingt ans) au profit du capitalisme fordiste : ce dernier ne signe pas bien sur la disparition de l’industrie, mais la montée en puissance de compromis avec les travailleurs qui n’existaient pas lors de la période précédente. Lui succède à partir des années 1980 le modèle si décrié aujourd’hui d’un capitalisme financier : non pas là aussi que la finance fut absente des modèles précédents, mais c’est sa prévalence soudaine qui caractérise ce nouvel équilibre du capitalisme.

L’avènement du capitalisme financier

Pour le comprendre et savoir comment prédire la prochaine phase du capitalisme, il faut revenir à la genèse du capitalisme financier au début des années 1970. À l’époque, la grande question économique est celle de l’adéquation entre emplois et ressources, ou plutôt entre projets réels et ressources financières. Les politiques keynésiennes avaient mobilisé d’énormes masses de capitaux publics et privés pour des projets sans cesse considérables entre 1933 et 1968 (infrastructures, apparition de la radio, la télévision, projets électriques, reconstruction après-guerre, programmes nucléaires, etc.). Mais en encadrant la finance des années 1920, en la corsetant, progressivement, les ressources financières s’étaient taries face à la montée des besoins et l’appétit de la génération des Baby Boomers : l’inflation des années 1970 sera le résultat d’une telle dichotomie, avec des salaires galopants à la fin des années 1960 et une insuffisance de financements. Pour le dire de manière concise et lapidaire : « Trop peu d’argent pour trop de projets », là où aujourd’hui nous en sommes au « trop d’argent pour trop peu de projets ».

Pour rétablir l’équilibre entre les besoins/projets réels et les ressources financières, on devait soit restreindre la croissance et les ambitions humaines soit libérer la finance : de manière pragmatique, la seconde voie fut choisie mutatis mutandis à la fin des années 1970. Les résultats ont été remarquables, avec la fin de l’épisode inflationniste, le développement du capital-risque et des marchés financiers, et une croissance à nouveau sous stéroïdes financiers dans les années 1990. Boîte de Pandore ouverte inconséquemment ou déséquilibre désormais dans l’autre sens, cette belle machine a commencé à s’enrayer dès la fin des années 1990, avant de connaître trois crises successives (2000, 2008, 2020). Il est dès lors patent que le capitalisme financier, après avoir rééquilibré le montant des ressources financières aux besoins réels, a abouti à un excédent des premières sur les seconds. Comment expliquer ce basculement qui s’est produit entre la fin des années 1990 et la crise de 2008, et jamais résorbé depuis ?

La première explication a trait aux besoins réels eux-mêmes. Là où les révolutions industrielles (songeons aux masses de capitaux mobilisés pour le rail ou la révolution électrique) devaient faire appel à des quantités de ressources financières considérables (d’où des innovations tels que les marchés financiers, les trusts, les conglomérats, les banques d’affaires), la révolution technologique du tournant du siècle mobilisa moins de capitaux: non pas que l’apparition de Google n’ait pas nécessité du capital-risque ou de la finance, mais l’effort fut sans commune mesure d’un point de vue capitalistique avec la création de General Motors ou de la Standard Oil. L’épargne a peu contribué au développement des GAFAM. Google aura levé un peu plus de 3 milliards au cours de son développement, alors que même l’antique General Motors, de retour en bourse en 2010 après un sauvetage par l’État américain, mobilise une levée de fonds colossale de 20 milliards. Il va de soi que mis à part ce cas de sortie de faillite, les appels à l’épargne sont plus le fait de nouvelles sociétés : or ces dernières mobilisent moins le capital que leurs prédécesseurs industriels ; au moment même où les entraves à sa formation ont été progressivement abattues, du moins dans les pays anglo-saxons. Quant aux projets classiques d’infrastructures, ils ont été réduits à la portion congrue durant la période, en partie du fait du retrait des États, pour beaucoup du fait de la complexification des régulations et des impôts (comme en France) voire du manque de stratégie et de la prolifération de mal investissement (comme en Chine).

La deuxième explication a trait aux ressources financières elles-mêmes: la libéralisation de la finance n’a que trop bien fonctionné, notamment avec le développement des produits dérivés, et a fini par créer un monde financier tournant sur lui-même, incapable de trouver suffisamment de projets réels pour s’investir, et tournant en rond sur ses propres spéculations. La mondialisation, en contribuant à la réallocation rapide de ces capitaux, n’a pas arrangé la situation non plus que les interventions tous azimuts des banquiers centraux au cours des dernières années : les achats de titres obligataires d’entreprises par exemple n’avaient que peu de justification économique (abaisser le coût de financement du rachat de Tiffany’s par LVMH ne saurait tenir lieu de politique monétaire…), accroissant la masse monétaire sans réelle justification dans certains cas.

Vers une redéfinition du capitalisme ?

Il n’y a donc pas de jugement moral ici, on le conçoit, à juger avec sévérité le capitalisme financier : les obsédés du nouveau monde devront se résoudre à le voir continuer à exister, mais c’est son statut de modèle dominant du capitalisme qui est menacé, car ne répondant plus aux préoccupations du moment. Quand les projets humains et naturels se raréfient mais que les capitaux abondent, la règle de la maximisation du profit fonctionne mal.

En comprenant mieux la nature du problème du capitalisme actuel, on peut définir les deux leviers d’action : le premier a trait aux projets eux-mêmes, le second à la détermination du profit.

Dans le premier cas, il est urgent de retrouver, notamment en Occident, une vraie ambition entrepreneuriale et non pas uniquement sur des innovations de services (qui ont été nombreuses au cours de la décennie songeons à Uber, AirBnB, etc.) mais bien sûr des grands projets technologiques et industriels, portés par les entrepreneurs avec le soutien des États : conquête spatiale, recherche médicale, réindustrialisation, transition énergétique. Il faudra sortir des grands slogans stériles et associer le capital privé et les États à de nouvelles ambitions pour déflater la bulle financière. Cela suppose aussi une réorientation des banques centrales et notamment de la BCE, perdue dans l’achat de titres financiers. Toutes les banques centrales devraient désormais avoir dans leurs statuts et les traités monétaires un objectif de croissance et non d’inflation. C’est une nécessité pour sortir de la crise du Covid et de la menace déflationniste.

Par ailleurs, ces banques, au lieu d’acheter des titres financiers, devraient acheter des titres obligataires adossés à ces programmes d’infrastructures. Quand les banques centrales accumulent des actifs à leur bilan, ce n’est pas une opération magique: la création monétaire n’est ni bonne ni mauvaise par elle-même, tous les économistes connaissent son importance et ses limites, mais à créer de la monnaie (car c’est bien de la monnaie qui remplace de la dette) autant générer sa contrepartie dans l’économie réelle immédiatement. Les ratios d’endettement qu’on nous ressort régulièrement de manière anxiogène sont toujours exprimés en fonction du PIB et même un pays comme la France, s’il devait croitre à 3% pendant quelques années, ne se poserait plus cette question. De manière générale, la pensée de Schumpeter doit ici nous guider car il faut aussi lever les entraves à l’entrepreneuriat, développer la culture entrepreneuriale et parier sur l’ambition des nouveaux venus : à une nouvelle génération ambitieuse d’absorber la manne de capitaux surabondants et de définir un nouveau capitalisme. Ce capital peut même venir financer des projets sociaux gérés par des acteurs de la vie civile (plus efficaces que les États) via des social bonds. Je n’oserais point en proposer le nouveau nom : j’aime beaucoup le terme d’« économie de la réciprocité » de Bruno Roche mais je suis sûr que de nouvelles expressions vont faire flores au cours de la décennie.

Je crois aussi profondément que nos systèmes comptables reflètent de manière parcellaire la réalité et induisent en erreur les financiers eux-mêmes : peu de gens se sont souciés de déterminer une règle du juste profit, si ce n’est en déclarant que le profit comptable devait être maximisé (ce qui, disons-le au passage, selon le système fiscal, n’a parfois guère de sens). Aujourd’hui, les normes comptables ne permettent pas de comprendre la vraie richesse d’une entreprise, encore moins d’un État. Lorsque j’étais analyste financier et que je devais étudier des biotechs, face à de mornes bilans et des océans de perte comptable, j’avais pris l’habitude de réintégrer au bilan les années de R&D qui en fait faisaient la vraie valeur de la société (comme les rachats à coups de milliards finissaient par le prouver) ; on ne peut souvent pas calculer la richesse générée au niveau d’une entreprise, mais bien sûr un écosystème. J’aime à cet égard citer l’exemple des marques de consommateur, comme « C’est Qui le Patron ?! » de Nicolas Chabanne, à mi-chemin entre coopérative et capitalisme libertaire, où le consommateur détermine avec l’entreprise le juste prix des biens vendus pour assurer une vie décente au producteur alimentaire.

Il existe donc déjà des formes d’économie de la raison d’être, qui vont bien au-delà de l’économie sociale et solidaire, et qui vont se constituer en segments économiques bien distincts du capitalisme financier au cours des prochaines années, via le réinvestissement des profits et des structures d’actionnariat de groupe. Il faudra aussi se pencher sur la régulation macro-prudentielle des activités financières, c’est-à-dire l’encadrement de certaines activités financières: par exemple mieux définir des ratios maximums d’endettement sur les activités immobilières ou les rachats d’entreprises, les appels de marge, etc. C’est cette mécanique fine de régulation que les États se sont refusés à mettre en place après 2008, créant des bulles spéculatives qui peuvent être maîtrisées sans augmenter les taux d’intérêt drastiquement. Les États doivent cesser de croire que les banques centrales peuvent à elles seules contrôler les dérives de la finance.

La crise du Covid, en mettant à nu les impérities du capitalisme financier, nous force à mieux comprendre nos erreurs des dernières décennies et à accélérer les mutations de notre système économique : c’est en soi une ambition colossale qui incombera aux dirigeants économiques et politiques de la décennie, suffisamment intimidante pour ne pas se perdre en pensée magique et autres envolées lyriques ou crypto marxistes sur un après-capitalisme. Place aux travaux pratiques.