10 octobre 2024 • Analyse •
À la fin du mois d’octobre, la ville russe de Kazan, au Tatarstan, accueillera un nouveau sommet de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai). Comme dans le cas des BRICS+, la Russie-Eurasie de Vladimir Poutine et la Chine néo-maoïste de Xi Jinping sont au cœur de cette « machinerie », supposée accoucher d’un monde post-occidental. Deux puissances qui coordonnent leurs politiques et manœuvrent de conserve. C’est ce qu’il faut bien appeler l’axe sino-russe. Ce texte est une version revue de l’intervention prononcée par Jean-Sylvestre Mongrenier lors du colloque « Chine-Russie : affinités et différences », organisé par Desk Russie à la Sorbonne le 5 octobre 2024, dans la table ronde intitulée « Politique d’expansion et méthodes de projection de la puissance ».
Cet attelage regroupe deux puissances révisionnistes, ce que l’amiral Castex appelait des « États perturbateurs ». Par définition, il s’agit d’États engagés dans différentes formes d’expansion (expansion territoriale et, plus généralement, de puissance), animées par de profonds ressentiments et une grande vindicte. Ce complexe psychopolitique a trouvé une traduction concrète qui va bien au-delà des convergences rhétoriques : Moscou et Pékin se soutiennent réciproquement. On notera cependant la répugnance des politiques et des experts à parler d’alliance ou d’axe sino-russe. Pourquoi cette pudeur ?
Sur la Russie et la Chine comme acteurs géostratégiques globaux
Les négateurs d’une quelconque alliance entre la Chine et la Russie mettent en avant la dissymétrie de puissance entre ces deux pays, sur les plans démographique, économique, technologique et commercial. Quand la Chine serait promise au destin de superpuissance planétaire, la Russie pourrait être qualifiée de puissance crépusculaire, d’envergure régionale tout au plus. Alors que la Chine ferait preuve de « patience stratégique », la Russie, pressée par le temps serait lancée dans une fuite en avant dont témoignerait l’« opération militaire spéciale » lancée le 24 février 2022. Bref, la Russie serait un accident météorologique, le défi chinois, lui, étant comparable au changement climatique (l’idée était déjà énoncée à l’époque de l’administration Obama).
Aussi parlante soit-elle, cette image est sujette à caution. Il convient en effet de ne pas exagérer la faiblesse de la Russie en l’appréciant uniquement à son PIB global (1,8 % de la production annuelle mondiale). Elle constitue un acteur de poids dans plusieurs secteurs clefs de l’économie mondiale (hydrocarbures, minerais, céréales, nucléaire civil, armement et espace). Nonobstant les sanctions, les technocrates russes ont su préserver les « fondamentaux » de l’économie (déficit public, dette, commerce extérieur). L’arsenal stratégique et la propension à employer la violence armée entrent aussi dans l’équation. Bref, le pouvoir et l’influence de la Russie sont supérieurs à son poids économique global. La Chine quant à elle doit faire face à de lourdes servitudes, certains observateurs parlant d’hypopuissance, même si cela n’entame pas la volonté de puissance de Xi Jinping. En tout cas, les rapports sino-russes ne sont pas aussi déséquilibrés qu’il paraît.
L’hypothèse de la désynchronisation
L’hypothèse concomitante que la Chine et la Russie ne déploieraient pas leur puissance sur les mêmes échelles de temps nous semble fausse. Une telle assertion repose sur une vision unidimensionnelle du temps qui correspond à ce que les anciens Grecs nommaient chronos : un temps homogène qui s’écoule de façon uniforme (le temps de la matière). Or l’histoire s’écoule par ruptures successives. S’il y a bien des périodes de stase (comparables aux « équilibres ponctués » du néo-darwinisme), il existe aussi des moments critiques ou encore des points de bascule. Une telle configuration correspond au kaïros : l’instant propice, le signe que les dieux envoient à la cité. La « bascule » ouvre sur un nouveau cycle long, soit la troisième dimension du temps chez les anciens Grecs : aïon (les « éons » de la philosophie néo-platonicienne).
C’est ainsi que Vladimir Poutine, Xi Jinping et les leurs comprennent l’époque, croyons-nous. En résumé, le glas aurait sonné pour l’Occident et leur heure serait venue, celle de l’Eurasie sino-russe ou encore de la Grande Asie. Aussi leurs pays se soutiennent-ils réciproquement, du théâtre ukrainien au détroit de Taïwan, d’une extrémité à l’autre de la masse euro-asiatique : un soutien politico-diplomatique et idéologique mais aussi économique et militaro-industriel (coopérations concrètes, livraisons et exercices militaires). Et ce dans la perspective d’une grande confrontation avec les États-Unis et leurs alliés, voire d’une guerre hégémonique.
Insistons sur le fait que leurs besoins sont réciproques : la Chine apporte un soutien multiforme à la guerre russe contre l’Ukraine : elle voit en la Russie un « grand arrière » dont le concours, en cas de guerre en mer de Chine et dans le Pacifique occidental, serait vital. Dans l’immédiat, l’objectif de la manœuvre est d’écarteler les États-Unis entre les principaux théâtres de l’Ancien Monde (Europe, Moyen-Orient et Extrême-Orient).
Une alliance qui ne dit pas son nom
Au vrai, il n’existe pas une alliance au sens westphalien du terme, c’est-à-dire en bonne et due forme ; une telle alliance revêtirait par trop une facture occidentale pour des puissances qui se veulent des États-civilisations, en rupture avec l’Occident. Reportons-nous cependant à une définition académique de ce qu’est une alliance : « une association d’intérêts en vue d’établir un rapport de force favorable à la réalisation d’une entreprise en milieu conflictuel ». Sous cet angle, nous n’hésiterons plus à parler de l’axe sino-russe comme d’une alliance, dirigée contre un ennemi désigné comme tel, en vue d’un monde post-occidental régi par Pékin et Moscou. Cette alliance a ses prolongements au Moyen-Orient (l’Iran islamique) comme en Asie du Nord-Est (le régime de Pyongyang). À l’échelon mondial, Chinois et Russes manœuvrent dans le « Sud global » (les Russes parlent de « Majorité mondiale ») pour réduire l’Occident à un statut de minorité géopolitique.
Le diagnostic semble pourtant difficile à poser. Une telle alliance n’existerait pas du fait de la dissymétrie entre Russes et Chinois. Et alors ? L’OTAN réunirait-elle des pays de puissance égale ou comparable ? Une autre objection réside dans l’absence de clause de défense mutuelle (ce fut parfois le cas dans l’histoire), mais l’alliance sino-russe repose d’abord sur une logique de dos-à-dos. Par ailleurs, s’il existe des divergences sino-russes, il faut bien constater que les convergences l’emportent. Enfin, on objecte que ce semblant d’alliance serait circonstanciel, mais toutes les alliances ne s’inscrivent-elles pas dans un contexte historique précis ?
Outre le déni psychologique face à une situation qui nous échappe, la difficulté s’explique peut-être par les travers de théories politiques rationalistes, marquées au sceau de l’économisme : la focalisation sur les « intérêts » censés tout expliquer, la sous-évaluation des passions et l’ignorance de la psychologie des profondeurs. En somme, la difficulté à saisir l’irréductibilité du Politique (ce qui fait son essence) : le caractère originaire du conflit et l’impossibilité de dissoudre le concept d’ennemi.
En guise de conclusion
En dernière analyse, la répugnance à penser l’axe sino-russe et ses prolongements renvoie à la prégnance du schéma théorique post-moderne qui domine les sciences humaines, et nous dit quelque chose des sociétés occidentales contemporaines et de leur propension au relativisme radical. Il n’y aurait plus de choses reconnaissables par leurs formes et leurs contours, le monde ne serait que processus et fluidité. Aussi tout devrait être pris au second degré, au point qu’il n’y aurait plus de premier degré ; cette paralysie du langage rend incapable de dire les choses et, en l’espèce, de désigner l’ennemi.
Il n’en reste pas moins que l’axe Moscou-Pékin est une réalité, qu’il se manifeste par de fortes convergences et un appui réciproque, que les dirigeants russes et chinois sont des plus déterminés dans l’opposition à l’Occident, explicitement désigné comme ennemi (il sera vain de feindre de ne pas entendre). Cela fait beaucoup. Nul besoin d’un grand moment inaugural, comme la signature du traité de l’Atlantique Nord le 4 avril 1949, pour enfin se hasarder à parler d’une alliance sino-russe. Soyons persuadés que le pire est devant nous et qu’il faudra faire front, de manière coordonnée, sur les différents théâtres où se joue le destin de l’Occident.