Récession, perte de vitalité et europessimisme · Les leçons de Schumpeter

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

8 février 2013 • Analyse •


Le 8 février 2013 marquera le 130e anniversaire de la naissance de Joseph Aloïs Schumpeter. Originaire de la Vieille Europe, cette grande intelligence est l’une des expressions du « génie de l’Occident ». Tant pour l’analyse et l’interprétation des maux qui affectent les économies européennes que pour imprimer une nouvelle direction à une histoire ouverte, sa relecture s’avère féconde.


A ses débuts, la crise économique déclenchée par la chute de Lehman Brothers et le krach boursier du 15 septembre 2008, avait été l’occasion d’un grand happening sur la victoire finale de Keynes et des néo-keynésiens (contre Milton Friedman et l’Ecole de Chicago) et même le retour de Karl Marx. Las. Les politiques de relance alors préconisées et la vision d’un Etat omniscient, omnipotent et bienveillant sont venues se fracasser sur le mur des dettes souveraines. Cette crise globale a mis en évidence le décalage entre les structures politico-économiques européennes (l’Etat-providence) d’une part, le nouvel état du monde et l’affirmation des économies émergentes d’autre part. Aussi la relecture de Schumpeter s’impose-t-elle. Conjuguant théorie et histoire, politique et psychologie, ses analyses vont au fond des choses ; elles peuvent féconder les situations et imprimer une nouvelle direction.

Vie et méthode

Quelques éléments biographiques de prime abord. Joseph Aloïs Schumpeter (1883-1950) est un économiste autrichien issu d’une famille d’industriels du textile résidant à Triesch, en Moravie (Autriche-Hongrie/actuelle République tchèque). Il fait ses études à Vienne (il y est l’élève de Böhm-Bawerk, figure de l’Ecole autrichienne) et obtient un doctorat en droit. Schumpeter entame alors une carrière académique entrecoupée par la prise de responsabilités dans le privé puis dans la sphère politique. Après un mariage malheureux en Angleterre qui le conduit à être avocat au Caire, il professe à Czernowitz (1909-1911) puis à Graz (1911-1919). Dans l’intervalle, il est professeur invité à l’université Columbia de New-York (1913-1914). A la fin de la Première Guerre mondiale, l’Autriche-Hongrie se disloque. Plus exactement, si l’on se reporte aux travaux historiques de François Fejtö, elle est détruite (cf. Requiem pour un empire défunt. Histoire de la destruction de l’Empire d’Autriche-Hongrie, Lieu commun, 1988). En 1919, Schumpeter est ministre des Finances dans le gouvernement majoritairement social-démocrate à la tête du nouvel Etat autrichien, en coalition avec des sociaux-chrétiens et des libéraux (rappelons que les sociaux-démocrates étaient alors partisans de l’Anschluss, interdit par le traité de Versailles). Il devient ensuite banquier, à la tête de la Bidermann Bank (1920-1924), avant que l’établissement ne fasse faillite. Schumpeter reprend alors une carrière académique. Après avoir occupé une chaire à l’université Bonn (1925-1932) et s’être remarié (il est très vite veuf et perd aussi son fils nouveau-né), il enseigne à Boston (1932), exerce un temps à l’université de Tokyo, puis à Harvard où il s’installe définitivement et s’y marie une nouvelle fois (il devient citoyen des Etats-Unis en 1939). Schumpeter accède à la notoriété internationale, préside la Société d’économétrie, dont il est l’un des fondateurs (1937-1941), est porté à la direction de l’American Economic Association à partir de 1948. Il se prépare à présider l’Association internationale d’économie lorsque, le 9 janvier 1950, la mort le surprend.

Les premiers travaux de Schumpeter datent donc d’avant la Grande Guerre. En 1908, il publie Nature et contenu principal de la théorie économique puis, en 1912, Théorie de l’évolution économique. Dans le premier ouvrage, il privilégie une vision statique et théorique de l’économie, dans la lignée de Léon Walras, Carl Menger et Böhm-Bawerk, c’est à dire une approche mathématique et positiviste (l’économie devrait se constituer comme « science dure », à l’instar de la physique). Dans le deuxième ouvrage, il fait sienne une approche empirique de l’économie, en partie inspirée des travaux de Max Weber et de Werner Sombart, approche très attentive aux points de déséquilibre ainsi qu’au contexte historique (Schumpeter, Weber et Sombart ont été associés à la direction de la revue Archiv für Sozialwissenschaften). L’époque et le climat intellectuel sont alors marqués par la « querelle des méthodes » entre théorie et histoire. Schumpeter manifeste un grand intérêt pour la dynamique des changements et s’efforce de conjuguer ces deux approches. Il veut penser l’économie tout à la fois comme circuit et comme phénomène évolutif. La métaphore du « circuit » renvoie au fonctionnement en temps normal de l’économie, sans changement majeur à l’oeuvre. A certaines périodes de l’histoire, lorsque l’innovation s’accélère, le « circuit » connaît un processus de transformation et c’est le système économique dans son ensemble qui évolue.

L’entrepreneur comme innovateur

Selon Schumpeter, le ressort de l’économie est l’évolution du côté de l’offre (les innovations dans le système de production et les produits mis sur le marché). Un tout petit nombre de producteurs – ceux qu’il considère comme les véritables « entrepreneurs » – oriente les besoins des consommateurs (Henry Ford en est en quelque sorte le prototype). L’entrepreneur se définit par sa capacité à mettre en oeuvre de nouvelles combinaisons (nouvelles méthodes d’organisation et de production ; nouvelles sources de matières premières ; nouveaux biens et débouchés). En rupture avec la routine et les habitudes, il est l’agent historique du changement. L’entrepreneur schumpetérien est décrit comme un personnage aristocratique ou encore un être d’exception. Il est animé par la volonté de puissance, la joie de créer et le goût de la victoire, bien plus que par l’esprit de lucre. Il semble que l’influence de Nietzsche (le « Surhomme ») sur les conceptions de Schumpeter, en la matière du moins, ait été sensible, ce dernier projetant sur la figure de l’entrepreneur ses valeurs propres. Par ailleurs, l’entrepreneur est rarement isolé ; Schumpeter utilise l’expression de « troupe des entrepreneurs ». De fait, le temps historique n’est pas homogène et les changements les plus considérables adviennent dans des espaces-temps resserrés, par à-coups. Phases d’inertie et phases dynamiques se succèdent et il est des climats historiques plus favorables que d’autres au déploiement des énergies (les grands changements en appellent d’autres). Ainsi la croissance est-elle définie comme un processus de « destruction créatrice » (l’expression est bien connue), la vitalité de ce processus passant par la fluidité des marchés et des facteurs de production. Inversement, le protectionnisme et le social-corporatisme constituent des facteurs de blocage.

Au fil des ans, Schumpeter montre un intérêt croissant pour la dimension historique des phénomènes économiques. L’environnement politique et institutionnel, les structures sociales et le rôle des facteurs culturels sont ses objets d’analyse. On retrouve ici l’influence de l’« école historique » de Gustav von Schmoller (1838-1917) et, précédemment mentionnées, celles de Weber et Sombart. En 1939, Schumpeter publie son ouvrage sur Les cycles d’affaires. Il insiste plus encore sur le rôle décisif du progrès technique et des « grappes d’innovations » dans l’histoire de l’économie et des sociétés. Dans le prolongement de Clément Juglar (1819-1905) et Nikolaï Kondratiev (1892-1938), Schumpeter élabore une ambitieuse théorie des cycles économiques, les variations dans le rythme des progrès techniques expliquant la succession de phases A et B des cycles Kondratiev (Schumpeter est à l’origine de cette dénomination, tout comme pour le cycle Juglar). La vie économique superposerait et entrelacerait trois cycles économiques : les cycles courts dits Kitchin (un cycle d’environ 40 mois, déterminé par les variations de stocks) ; un cycle moyen dit Juglar (un cycle de 7-11 ans alternant phases de croissance et de récession) ; un cycle long dit Kondratiev (un cycle de 50-60 ans qui voit se succéder expansion et dépression). La vie des économies et des sociétés est en dernière instance déterminée par la succession de « grappes d’innovations » techniques, puis l’épuisement progressif de leur dynamique, jusqu’à ce que d’autres innovations surgissent et impriment de nouvelles lignes de force. A méditer lorsque différentes forces politiques et sociales entendent stériliser les ressources en gaz de schiste et geler des pans entiers de la recherche dans le domaine des biotechnologies végétales, tout en se livrant par ailleurs à de désastreuses res novae dans le domaine des mœurs et de l’anthropologie.

Une interrogation sur le devenir du capitalisme

Publié en 1942, Capitalisme, socialisme et démocratie est une vaste interrogation d’ensemble sur le devenir du capitalisme, avec en toile de fond la dépression des années trente, l’affirmation des machines totalitaires et la guerre. Pour Schumpeter, le capitalisme, qu’il compare à « un ouragan perpétuel », est possiblement destiné à disparaître au profit du socialisme et de la planification, non pas en raison de son échec – contrairement à la pseudo-prophétie de Karl Marx sur la crise finale du capitalisme –, mais du fait de ses succès et de son instabilité (le capitalisme est un système économique hautement évolutif). L’influence des intellectuels hostiles à l’économie marchande (les « professionnels de l’agitation sociale »), l’alourdissement de la fiscalité et la multiplication des bureaucraties, l’effacement des propriétaires au profit des managers (voir également les vues de James Burnham sur « l’ère des organisateurs ») et la désaffection des hommes politiques, du fait des évolutions dans l’opinion publique, sont autant de facteurs conjuguant leurs effets dans le sens d’un dépérissement. A bien des égards, la situation des économies européennes, l’ossification des structures et la lourdeur des appareils d’Etat invitent à relire ces analyses. Dans ce même ouvrage, on notera aussi d’intéressantes réflexions sur le lien entre le déclin de la famille dite bourgeoise et la perte de vitalité du capitalisme. La stabilité des foyers, le souci généalogique des familles et la volonté de préserver le patrimoine d’une génération à l’autre induisaient une vision de long terme, explique-t-il, marquée par l’attachement aux institutions (droit de propriété et cadre favorable aux libertés économiques), par un comportement économique rationnel et la valorisation de l’épargne. Schumpeter anticipe le délitement de ces mentalités et mœurs qui donnaient corps à l’homo œconomicus, avec des effets en retour sur l’éthique du capitalisme et la vie économique.

Economiste, historien et sociologue, Schumpeter est aussi politiste (le terme entre en résonance avec sa formation de juriste). Auteur de Impérialisme et classes sociales, un court ouvrage réunissant trois articles déjà publiés (en 1918, 1919 et 1927), il y élabore une théorie non économique de l’impérialisme (Lénine et les marxistes analysent alors l’impérialisme comme le « stade suprême du capitalisme »). Pour Schumpeter, l’impérialisme du XIXe siècle s’explique par l’atavisme des classes dirigeantes – l’éternelle quête de gloire et de puissance -, tout comme en d’autres époques et sphères de civilisation (dans cette perspective historique et psychologique, la faute des nations européennes fondatrices d’empires serait d’avoir été les dernières en date). Schumpeter s’oppose donc au schéma marxiste de type infrastructure/superstructure, modèle d’interprétation de l’Histoire selon lequel la politique ne serait que de l’économie concentrée, mais aussi au réductionnisme économique de certains partisans du capitalisme, oublieux du fait que le libéralisme est d’abord philosophique et politique. Il traite le politique et la question du pouvoir comme des phénomènes autonomes. Dans Capitalisme, socialisme et démocratie, la réflexion porte aussi sur les questions politiques. Schumpeter y affirme que l’aristocratie est plus apte que la bourgeoisie à gouverner ainsi qu’à défendre les institutions politiques et les principes capitalistes face à leurs opposants. On y trouve une théorie de la démocratie élective définie non pas de type apologétique (le « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ») mais comme un mode de sélection et de contrôle des oligarchies en compétition (elle est reprise par Giovanni Sartori et les tenants d’une approche machiavélienne du politique).

La postérité de Schumpeter

Après la disparition de Schumpeter est publiée à titre posthume, sous l’égide de sa troisième épouse, une riche Histoire de l’analyse économique (1954). Il y développe ses idées sur l’équilibre économique, la dynamique du processus de concurrence (la « création destructrice ») et les évolutions à long terme de sociétés dans lesquelles les entrepreneurs seraient supplantés par les planificateurs, au détriment de la croissance et de l’innovation. La réflexion menée par Schumpeter traverse donc le XXe siècle et la « grande polémique » sur l’économie de marché et le capitalisme. Elle met en perspective la désintégration de la sphère soviétique et l’émergence d’une structure capitaliste mondialisée (la « globalisation »).

Insistons sur le fait que Schumpeter ne prophétise pas la destruction inéluctable du capitalisme. Il dresse l’éloge de ce système économique, insiste sur la puissance de ses ressorts mais prend aussi en compte les facteurs qui sous-tendent la montée du planisme, du collectivisme et du dirigisme dans la première moitié du XXe siècle. La préface qu’il écrit pour la seconde édition de Capitalisme, socialisme et démocratie fait justice de tout défaitisme. On soulignera enfin la portée de ses considérations sur les vertus de l’aristocratie et des valeurs traditionnelles (à propos de la « famille bourgeoise »). La défense et la promotion d’une économie de liberté reposent aussi sur un socle pré-capitaliste, ce qui est l’une des intuitions fondatrices du conservatisme libéral.