Vilnius et le Partenariat oriental de l’Union européenne · Les enjeux d’un sommet

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

25 novembre 2013 • Analyse •


Les 28 et 29 novembre 2013, Vilnius accueillera un sommet consacré aux relations entre l’Union européenne d’une part, les pays de l’Est européen et du Sud-Caucase d’autre part. Les fortes pressions exercées par Moscou sur l’Ukraine, pour qu’elle dédaigne le Partenariat oriental de l’UE et rallie l’Union eurasienne, indique le niveau des enjeux. Du point de vue de Bruxelles, l’idée directrice devrait être de donner forme à un vaste système géopolitique paneuropéen.


Les 28 et 29 novembre 2013, Vilnius, capitale de la Lituanie, accueillera un sommet consacré aux relations entre l’Union européenne (UE) et ses États membres d’une part, les pays de l’Est européen (Biélorussie, Ukraine, Moldavie) et du Sud-Caucase (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) d’autre part. Le Partenariat oriental est le prolongement, dans l’hinterland continental de l’UE, de la « politique européenne de voisinage » (PEV), mise en œuvre en 2004. L’élargissement de l’UE à l’Europe médiane faisait alors entrer l’Est européen et le Sud-Caucase dans son voisinage géographique. La volonté de promouvoir des accords d’association et de libre-échange recoupe des enjeux géopolitiques majeurs étroitement entremêlés.

L’importance du pivot géopolitique ukrainien

Issue de la dislocation de l’URSS, l’Ukraine est le pays le plus important de l’Est européen : c’est ainsi que l’on nommera la « zone grise » située entre l’ensemble géopolitique euro-atlantique (l’UE, adossée aux États-Unis via l’OTAN) et la « Russie-Eurasie ». Cette zone est fragilisée par le fait que  les dirigeants russes entendent reconstituer une force d’opposition à l’Occident, pour se poser comme tiers sur le plan international. Aussi l’Ukraine constitue-t-elle un « pivot géopolitique », l’expression désignant un pays dont les choix en politique étrangère influencent fortement les configurations géopolitiques environnantes. Depuis l’élection de Viktor Ianoukovitch à la présidence, en février 2010, et le scrutin législatif qui a suivi, le Parti des Régions domine la vie politique ukrainienne, sans que l’on puisse cependant parler d’une véritable hégémonie. Pro-russe, le Parti des Régions fait le plein des voix dans les espaces russophones du sud et de l’est du pays, économiquement liés à la Russie (cf. les secteurs de la métallurgie, de la chimie et celui de l’agriculture). De fait, Ianoukovitch s’est empressé de renouveler l’accord russo-ukrainien relatif à la base navale de Sébastopol (le bail a été prorogé jusqu’en 2042), avec pour contrepartie une réduction de 30 % du prix du gaz russe. La candidature de Kiev à l’OTAN a été levée, ce qui n’exclut pas de coopérer dans le cadre du Partenariat pour la Paix. Enfin, un regain d’autoritarisme politique – une justice sélective et des pratiques expéditives, dont témoigne l’emprisonnement d’Ioulia Timochenko –, semble condamner l’Ukraine à rejoindre un consortium de régimes autoritaires-patrimoniaux, centré sur la Russie.

Pourtant, le gouvernement que Mykola Azarov dirige n’a pas renoncé à négocier un accord d’association et de libre-échange avec l’UE, pour contrebalancer la Russie, ses pratiques intrusives et les visées de ses oligarques sur les intérêts économiques nationaux, mais aussi pour élargir les perspectives politiques et économiques de l’Ukraine. Celle-ci se montre intéressée par le Partenariat oriental que l’UE, sur une idée de la Suède et de la Pologne, a mis en place en 2009. Courant 2011, un accord a été négocié mais la signature achoppe depuis sur l’emprisonnement de l’ancien premier ministre, Ioulia Timochenko (son transfert dans un hôpital allemand est présenté comme une solution). Plus largement, les gouvernements de l’UE demandent à Kiev d’effectuer un certain nombre de réformes sur les plans électoral, législatif et judiciaire, l’idée étant de consolider le pluralisme politique et l’autonomie de la société civile envers l’appareil d’État. Pourtant, le gouvernement et la Rada (le parlement ukrainien) n’ont pas décidé le transfert d’Ioula Timochenko, Moscou exerçant de fortes pressions pour empêcher la signature d’un accord avec l’UE (blocage répété des exportations ukrainiennes à la frontière russe et menace de « guerre » commerciale). Le pouvoir russe veut rallier l’Ukraine à son projet d’Union eurasienne, la première étape consistant à intégrer l’Union douanière mise en place entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan. Les pressions russes ont abouti : le 20 novembre dernier, le premier ministre ukrainien suspendait le processus européen et annonçait la « relance d’un dialogue actif avec Moscou ».

Le projet russe-eurasien dévoilé

Sur les confins occidentaux de la Grande Europe, les rivalités déployées autour des choix politiques ukrainiens sont parfois l’objet de discours lénifiants qui relativisent les enjeux géopolitiques. D’une part, les oscillations de Kiev entre Bruxelles et Moscou ne seraient qu’un jeu sordide consistant, pour utiliser une expression populaire, à « traire deux vaches en même temps » ; d’autre part, le pouvoir russe, satisfait sur la question de Sébastopol et sur celle de l’OTAN, privilégierait une approche marchande et pragmatique des enjeux ukrainiens. Prenant au pied de la lettre les discours de Sergueï Lavrov, certains observateurs ont même évoqué le soft power de la Russie. En fait de séduction, le pouvoir russe, de manière récurrente, menace de recourir à la coercition, non sans effets pervers. On sait que les exportations de gaz russe vers l’Ukraine, tant pour les besoins de ce pays qu’à destination des marchés européens, sont un outil de puissance (cf. les embargos énergétiques de 2006 et 2009). La stratégie russe consiste à contourner l’Ukraine par le nord (le Nord Stream) et par le sud (projet de South Stream), avec trois objectifs : renforcer le lien direct avec les consommateurs ouest-européens ; assécher les revenus que le transit gazier assure à l’Ukraine ; réduire la valeur géopolitique de ce pays aux yeux des Européens. Pour sa part, le gouvernement ukrainien n’est pas resté inerte. Les volumes importés depuis la Russie ont été réduits de 30%, Kiev compensant par du gaz russe, mais importé d’Europe centrale (la Slovaquie réexporte du gaz russe, à moindre coût). De surcroît, un terminal de gaz naturel liquéfié devrait être construit à Odessa, sur les bords de la mer Noire, et les ressources nationales en gaz de schiste seront exploitées. Enfin, l’UE est vue comme un mécanisme politique permettant de contrebalancer la Russie.

Au-delà du cas de l’Ukraine, apparemment vouée à osciller entre Est et Ouest, il faut revenir sur l’Union eurasienne, une idée-force qui résume les conceptions géopolitiques russes et mobilise les efforts de Poutine. C’est avec emphase qu’il présente ce projet dans un article annonçant sa candidature à un troisième mandat présidentiel (cf. les Izvestia, 3 octobre 2011). Les perspectives dressées sont futuristes, l’Union eurasienne représentant, selon le président russe, un pont économique et logistique entre l’Europe et l’Asie (la revanche de la voie ferrée sur les routes maritimes ?). Pratiquement, il s’agit d’élargir l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan à d’autres républiques post-soviétiques (Ukraine, Moldavie, Géorgie, Arménie, Kirghizistan). Certes, on peut voir dans ce « réunionisme » un laborieux projet de nature technocratique, inspiré de la CEE, avec des objectifs très pragmatiques. Pourtant, en dépit de l’importance des flux commerciaux – l’Ukraine réalise 38% de ses exportations vers la Russie (30% vers l’UE) –, les pressions de Moscou montrent que les tenants et aboutissants de l’affaire ne sont pas économiques. Si tel était le cas, nul besoin d’une pleine participation de l’Ukraine, admise auprès de l’Union douanière comme observateur (mai 2013), d’autant plus que Kiev pourrait être un facteur de blocage, les décisions s’y prenant par consensus. De part en part, le projet de Poutine est géopolitique : l’Union douanière prépare l’Union eurasienne (2015) ; celle-ci doit institutionnaliser la domination russe sur l’« étranger proche ». C’est là un projet de puissance brut, sans arrière-plan métaphysique (quel rapport entre la pensée slave-orthodoxe et le Kazakhstan ?).

PanEurope

Assurément, la question ukrainienne et le Partenariat oriental recèlent d’importants enjeux géopolitiques. Si les pays concernés confirment bel et bien leur volonté de se tourner vers l’Occident, la conclusion d’accords d’association et de libre-échange s’impose ; la Géorgie et la Moldavie, sont plus particulièrement pressenties. Pourtant, voir dans le Partenariat oriental un simple dispositif de contention de la Russie serait erroné, le projet de puissance de cette dernière sous-estimant par ailleurs la volonté d’indépendance des partenaires post-soviétiques : leurs dirigeants ne sont pas enclins à se laisser transformer en gouverneurs de provinces russes.

Du point de vue de l’UE et de ses États membres, l’enjeu principal est d’élaborer une grande politique orientale, irréductible à une stratégie de pré-adhésion, de promouvoir la liberté, la paix et le marché dans un vaste système de coopération géopolitique, depuis l’Atlantique-Nord jusque dans les profondeurs du Continent : un ensemble paneuropéen, un et multiple, avec différents niveaux d’intégration, tenant compte des situations concrètes et de la « capacité d’absorption » de l’UE. Telle est la philosophie implicite du Partenariat oriental. L’heure est venue de redécouvrir Richard Coudenhove-Kalergi, sa pensée visionnaire et son vigoureux PanEurope, publié en 1923.