Chine-Hong Kong · Un pays, deux nations ?

Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More

14 novembre 2014 • Analyse •


Alors que nous venons de fêter le vingt-cinquième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, force est de constater qu’il existe dans les relations entre les peuples des murs plus difficiles à renverser que les murs de béton. Ni l’accélération des échanges de marchandises et de capitaux, ni l’augmentation vertigineuse des déplacements transfrontaliers des personnes, ni l’émergence d’un réseau de télécommunication mondial dont on nous promettait monts, merveilles et embrassades mondialisées, n’auront produit l’uniformité idéologique et culturelle attendue, mais au contraire une prolifération de micro-identités susceptibles de s’affronter de plus en plus ouvertement, du fait même que les peuples qui s’en réclament entrent en contact de plus en plus étroits. Il en va des corps politiques comme des autres, plus ils sont proches, plus les occasions de conflits sont nombreuses. Nulle part cet axiome n’est plus vrai que dans les relations entre Pékin et Hong Kong.


En 1997, au moment de la rétrocession par le Royaume-Uni à la Chine de l’île de Hong Kong et des Nouveaux Territoires, les deux principaux scénarios que les analystes imaginaient pour l’avenir du monde chinois partageaient, au-delà de leurs divergences, une même métaphore, celle de la contagion : contagion démocratique de la Chine par Hong Kong et ses institutions libérales pour les plus optimistes, contagion par le modèle autoritaire chinois de la petite enclave protodémocratique hongkongaise, pour ceux qui se voulaient réalistes. Qui aurait pu imaginer que 16 ans après la Rétrocession certains militants pro-démocratie trouveraient dans le drapeau colonial britannique une bannière derrière laquelle se rallier pour avancer leurs mots d’ordre, mêlant défense de la démocratie et revendications d’autonomie, voire d’indépendance? Chaque année depuis 1998, une foule nombreuse se réunit le 4 juin, à l’occasion de la veillée de Victoria Park, pour commémorer le massacre de Tiananmen en 1989, et appeler à la démocratisation de la Chine et de Hong Kong. Depuis 2013, certains militants parmi les plus opposés à Pékin refusent de participer à cette manifestation, au motif qu’elle concerne d’abord la Chine, un autre monde, tandis que Hong Kong constitue une communauté à part, avec sa propre culture, fondée sur une histoire et une langue (la langue cantonaise) différentes de celle de la Chine. Sans être majoritaire, cette tendance « identitaire » du mouvement démocratique à Hong Kong gagne du terrain, et fut particulièrement visible lors des manifestations qui ont eu lieu ces dernières semaines sur le territoire hongkongais. Car au-delà de ce qui a été la cause occasionnelle des manifestations – la décision de l’assemblée populaire chinoise d’autoriser le suffrage universel à Hong Kong à partir de 2017 (comme la Chine s’y était engagée auprès des Britanniques au moment des négociations en vue de la Rétrocession), à la condition, inacceptable pour le mouvement démocratique hongkongais, qu’un comité de 1200 personnes inféodé à Pékin avalisent les candidatures –, ce qui est frappant dans le mouvement actuel est le fossé qui sépare de plus en plus la Chine continentale et son opinion publique de la population de Hong Kong.

Le pouvoir chinois voulait penser que l’attachement de la population aux institutions hongkongaises et singulièrement à la « mini-constitution » léguée par les Britanniques, était le produit d’une colonisation des esprits qui survivait à la colonisation proprement dite, et qu’il suffisait que le parti communiste mette en branle sa puissante machine de propagande pour que progressivement, le nationalisme panchinois aidant, Hong Kong se rallie à l’unicité de la Chine. Le slogan imaginé par Deng Xiaoping au début des années 1980, « un pays, deux systèmes » qui avait été utile pour convaincre les Britanniques de la bonne volonté de la Chine, serait progressivement vidé de son contenu au fur et à mesure que le temps passerait et que les deux entités hongkongaise et chinoise continentale convergeraient vers un seul système, celui de la République Populaire de Chine. De fait on a cru qu’une course de fond commençait en 1997 lorsqu’est entré en vigueur l’accord. Tandis que le camp pro-démocrate hongkongais pariait sur la démocratisation de la Chine avant la date butoir de 2047, date prévue par l’accord sino-britannique pour la convergence théorique des deux systèmes politiques, Pékin espérait qu’un flux de population du continent vers la RAS contribuerait à siniser Hong Kong. En outre, la dépendance de plus en plus grande du milieu des affaires hongkongais à l’égard de l’économie chinoise devait entraîner « mécaniquement » une convergence des systèmes économiques et politiques. Or, il apparaît que la formule « un pays, deux systèmes » n’est soluble ni dans l’interdépendance économique, ni dans les stratégies d’influence politique.

Paradoxalement peut-être, le mouvement identitaire hongkongais se nourrit des interactions qui se développent entre le reste de la Chine et la Région Administration Spéciale (RAS) de Hong-Kong. L’afflux de touristes continentaux à Hong Kong et plus généralement d’une population continentale de plus en plus nombreuse à s’installer sur place, provoque des réactions dans les médias et sur les réseaux hongkongais qui n’est pas exempte de xénophobie : le terme couramment utilisé par les Hongkongais pour parler de ces continentaux est celui de « sauterelle », comparant ainsi les populations chinoises qui cherchent à s’installer dans la RAS à celle d’une colonie d’insectes ravageant tout sur son passage. Du côté de Pékin, il est arrivé qu’à l’occasion d’une montée de tension entre la Chine et Hong Kong, un commentateur en vue traite les Hongkongais de « chiens » des Occidentaux, au cours d’une émission diffusée par la télévision publique chinoise. Cette animalisation réciproque ne constitue certainement pas la norme des perceptions des Hongkongais et des Continentaux. Il n’en reste pas moins qu’elle est le symptôme d’une dégradation des relations entre les deux rives et de celui d’une étrangeté grandissante qui sépare les deux entités politiques, favorisée par la croissance des interactions économiques et la plus grande porosité de la frontière qui sépare les deux entités.

Au cours des manifestations de ces dernières semaines, les médias chinois ont souvent accusés les manifestants d’être instrumentalisés par l’étranger, à la manière des « révolutions de couleur » dont il est avéré pour l’opinion publique nationaliste chinoise qu’elles ont toutes été créées de toutes pièces par des fondations américaines financées par les services de renseignement. A l’inverse à Hong Kong, les manifestants voient systématiquement la main de Pékin dans les contre-manifestants qui s’en prennent parfois violement à eux, voire même dans les (rares) débordements des manifestations, dans le but de les discréditer. Ainsi, de chaque côté, les activistes de l’autre bord sont assimilés à la figure du traitre qui vient rompre l’unité du corps politique, qu’il s’agisse de la nation chinoise d’un côté, ou des militants de la démocratie hongkongaise de l’autre. Si, comme l’affirme Carl Schmitt, ce qui constitue un corps politique consiste en la capacité de distinguer l’ami de l’ennemi, il faut en conclure que la Chine continentale et Hong Kong forment deux corps politiques séparés.

Les parapluies adoptés par les manifestants sont devenus par la grâce des réseaux sociaux puis des médias, des symboles du mouvement. Personne cependant ne se risque semble-t-il à dire de quoi ces symboles sont les symboles. Très trivialement, les parapluies ont d’abord servis aux manifestants à se protéger de la lourde chaleur et du soleil agressif de la région. Ils ont aussi été utilisés par les manifestants pour se protéger des gaz lacrymogènes de la police hongkongaise. A ce titre, cette « révolution des parapluies » est bien peu révolutionnaire et apparaît plutôt comme défensive, occupé à marquer le territoire de la RAS contre les empiètements du continent (un des mots d’ordre des démocrates hongkongais est Occupy Central, le quartier des affaires, une façon de refuser la sécession économique vers l’eldorado chinois des élites financières de la RAS), et à limiter toute forme de contagion en provenance de Chine. Alors que du côté chinois, les récentes campagnes de limitation des programmes étrangers dans les médias, ou de dénonciation des forces étrangères qui œuvrent à diviser la Chine s’inscrivent dans la continuité lointaine de la campagne de lutte contre la « pollution spirituelle » de 1983 sous Deng Xiaoping, ces sympathiques parapluies hongkongais ne sont pas sans rappeler d’autres instruments de prophylaxie politico-sanitaire typiques de notre post-modernité (burqas, masques chirurgicaux) qui au-delà de leur usage immédiat religieux ou médical visent à limiter symboliquement la contagion physique et spirituelle en provenance d’autres aires géographiques et culturelles.