Merkel ou Tsipras ? Vertus et réussites de l’ordolibéralisme allemand

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

26 février 2015 • Analyse •


Comme à l’accoutumée, la sphère politico-intellectuelle française a accueilli avec sympathie les revendications du nouveau gouvernement grec et critiqué le moralisme des conceptions économiques allemande. Bien au contraire, la situation économique française nous invite à redécouvrir les vertus de l’ordolibéralisme allemand.


Encline au sinistrisme et au laisser-aller économique, la sphère politico-intellectuelle française a accueilli avec une certaine sympathie les revendications d’Alexis Tsipras et du nouveau gouvernement grec. Alors que l’Eurogroupe négociait avec son ministre des finances, les sempiternels commentaires sur la « rigidité » d’Angela Merkel, la « raideur » de Wolfgang Schäuble et le supposé moralisme économique allemand ont, comme à l’habitude, animé le débat français. Au vrai, les réussites de notre voisin allemand, allié et partenaire, devraient plutôt appeler l’attention sur les vertus de l’« ordolibéralisme ». École de mesure et de modération, sous-tendue par une réflexion métaphysique, cette version éthique et volontaire du libéralisme est une source d’inspiration pour un authentique programme de réformes économiques et sociales.

L’École de Fribourg et le libéralisme germanique

Dans une nation tardivement unifiée sur le plan politique (voir le thème de la Verspätete Nation), dominée par l’École historique, le « socialisme de la chaire » et des formes oligopolistiques de capitalisme à l’abri d’importants tarifs protectionnistes, les auteurs libéraux français et britanniques faisaient office de repoussoir. Le phénomène était renforcé par l’idée du Sonderweg, c’est-à-dire d’une voie spécifique entre l’Occident anglo-français, présenté comme utilitariste et marchand, et le monde slave-orthodoxe, considéré comme arriéré. Sous la plume de Werner Sombart, l’un des ultimes représentants de l’École historique, le libéralisme était réduit à une idéologie bourgeoise, en des termes très proches de ceux du marxisme. Les percées scientifiques et leurs applications techniques, le développement rapide d’une deuxième révolution industrielle et le dynamisme extérieur du « Made in Germany » semblaient valider le modèle de puissance qui, dans toutes les sphères d’activités, portait l’Allemagne. Une fois atteint le rang de première puissance industrielle européenne, ses dirigeants entendent projeter leur puissance sur mer et au-delà des océans. Le primat de la voie armée, et d’une économie de force, sur la possibilité d’une mondialisation ouverte, est au point de départ de l’une des lignes causales qui expliquent le déclenchement de la Première Guerre mondiale (il y en a d’autres, dont la politique russe dans les Balkans et le soutien sans ménagement de Poincaré à Saint-Pétersbourg).

Pourtant, le redressement de l’Allemagne dans les années 1920 se fait dans le cadre d’un capitalisme concentré et cartellisé dont les principaux traits rappellent ceux de la phase précédente. Paradoxalement, la crise de 1929-32 et la dépression des années 1930 a vu se constituer une doctrine libérale allemande, autour de l’Université de Freiburg im Breisgau, l’« École de Fribourg » désignant finalement les théoriciens du libéralisme germanique, indépendamment de leur passage dans le Bade-Wurtemberg. Autour de Walter Eucken (1891-1950) se rassemble une équipe d’économistes, de juristes et de sociologues opposés à l’École historique, au planisme et aux différentes versions du « socialisme national ». Parmi ces jeunes hommes, citons Alexandre Rüstow (1885-1963), Franz Böhm (1895-1977), ou encore Wilhelm Röpke (1899-1966). Ce dernier est l’un des participants du fameux « colloque Walter Lippmann », organisé à Paris par le journaliste américain Walter Lippman (1889-1974) et le penseur français Louis Rougier (1889-1982). Ledit colloque est à l’origine du Centre international d’études pour la rénovation du libéralisme (1939), préfiguration de la Société du Mont-Pèlerin, une académie intellectuelle libérale constituée en 1947, sous l’impulsion de Friedrich Hayek (1899-1992), avec l’aide de Ludwig von Mises (1881-1973), des Français Jacques Rueff (1896-1978) et Bertrand de Jouvenel (1903-1987), et de quelques autres. Parmi ceux-là, Wilhelm Röpke, successeur d’Hayek à la présidence de la Société du Mont-Pèlerin (1961-1962).

A l’arrière-plan, une crise de civilisation

Confrontés à la gravité de la crise économique qui frappe l’Allemagne, W. Eucken, ses condisciples et collaborateurs, redécouvrent le libéralisme classique, longtemps marginalisé en Allemagne. Ils entendent appréhender la logique de fonctionnement d’une économie capitaliste, préalable intellectuel à sa remise en marche. Très vite l’hitlérisme et la dictature nationale-socialiste les condamnent à une sorte d’exil intérieur ou au départ pour l’étranger. Ainsi Wilhelm Röpke quitte-t-il Marbourg pour l’université d’Istanbul, puis exerce à l’université de Genève. Pourtant, les uns et les autres ne cessent d’œuvrer, préparant ainsi le redressement de la libre Allemagne après la chute d’Hitler et la défaite, certains d’entre eux assumant alors d’importantes responsabilités politiques et administratives. A l’arrière-plan des travaux de l’École de Fribourg, la crise de la civilisation occidentale mise au jour par la Première Guerre mondiale, le planisme totalitaire et l’ère des tyrannies. L’enjeu n’est pas la seule prospérité économique mais le libre-arbitre de l’Homme et l’établissement d’un ordre politique fondé sur la reconnaissance des libertés fondamentales. On notera à ce propos que Wilhelm Röpke est le premier à parler d’« ordre spontané » (1), par opposition à l’économie de commande, avant Michel Polanyi (2) et Friedrich Hayek.

Au vrai, Wilhelm Röpke est celui qui développe l’approche la plus large des problèmes économiques. Fondée sur sa foi chrétienne et sur la référence aux vertus cardinales, son œuvre tient de la sociologie, de la longue durée historique et de la philosophie classique. Ainsi écrit-il : « Tous les désordres économiques de notre temps ne sont que les symptômes d’une crise totale de notre société ». Dans La crise de notre temps, traduit en français chez Payot (1962), Röpke enracine ce phénomène de civilisation dans l’explosion démographique et l’urbanisation forcée du siècle qui précède, à l’origine de la massification sociale. Il insiste sur le fait que le démocratisme d’inspiration jacobine a brisé les communautés d’appartenance et solidarités traditionnelles. Bref, les vérités énoncées par Ortega y Gasset, dans La révolte des massescitée par Röpke, et par d’autres penseurs de cette crise de civilisation constituent la base métaphysique de l’économie politique de Wilhelm Röpke. D’aucuns soulignent le caractère bucolique et passéiste d’une partie de sa réflexion, inspirée par la méditation du modèle helvétique (Röpke demeure en poste à Genève). A notre sens, c’est le passage d’un matérialisme dur à un matérialisme mou, mâtiné de sensiblerie humanitaire, qui invite à renouveler la réflexion. Il reste que la vision ordolibérale dépasse la seule économie. « Il y a infiniment de choses, écrit A. Rüstow, qui sont plus importantes que l’économie : la famille, la commune, l’État, le spirituel, l’éthique, l’esthétique, le culturel, bref l’humain. L’économie n’en est que le fondement matériel. Son objectif est de servir ces valeurs supérieures ».

Fondement moraux du libre marché et constitutionnalisme économique

Du point de vue de l’École de Fribourg, le libéralisme doit donc être refondé et la notion augustienne d’« ordo » renvoie à l’idée d’un ordre politique fondé sur un corpus de valeurs morales. Significativement, Ordo est aussi le nom de la savante revue au sein de laquelle les économistes de l’École de Fribourg communiquent les fruits de leurs recherches. L’insistance mise sur les fondements moraux de l’économie de marché amène à distinguer l’ordolibéralisme allemand des écoles anglo-saxonnes, plus portées sur l’utilitarisme et le jeu mécanique des intérêts comme producteurs d’ordre. Pourtant, le distinguo ne doit pas être forcé. On se souvient qu’Adam Smith a écrit une « théorie des sentiments moraux » et il n’a donc pas limité son champ d’analyse au seul rôle des avantages matériels propres, comme stimulant de l’activité économique. De surcroît, les reproches adressés par Röpke à l’encontre des puissantes coalitions d’intérêts, publics et privés, qui faussent le marché recoupent la critique du mercantilisme opérée par Adam Smith. Schématiquement, le lien entre économie et morale est établi comme suit. L’efficacité économique repose sur le droit de propriété, la capacité des hommes à contracter, la concurrence et la libre formation des prix. Le droit de propriété repose sur une certaine idée de l’Homme, jugé libre et responsable de ses actes. La capacité à passer des contrats présuppose la reconnaissance de sa dignité propre et elle requiert la confiance entre des individus qui partagent les mêmes règles morales (3).

Les ordolibéraux voient en l’État la puissance architectonique qui doit mettre en forme un régime de liberté, sur le plan politique comme sur celui de l’économie. L’existence d’un système concurrentiel et de liberté économique, condition sine qua non de l’autonomie des personnes vis-à-vis de la puissance publique, doit être intégrée dans l’État de Droit. Pour ce faire, le droit de propriété, les libertés économiques, l’indépendance de la banque centrale, l’objectif de stabilité monétaire et l’équilibre budgétaire sont considérés comme des principes constituants qui relèvent de la loi suprême, c’est-à-dire de l’ordre constitutionnel. Au-delà de son rôle dans l’établissement du « règne de la loi », les ordolibéraux ne sont pas systématiquement hostiles à l’action de l’État au plan économique, mais ils distinguent les « interventions conformes » des « interventions non-conformes ». Les « interventions conformes » sont celles qui s’inscrivent dans le cadre politico-économique précédemment défini, sans remettre en cause ses principes fondateurs et sa cohérence interne. Concrètement, il peut s’agir d’une politique structurelle, dans le domaine des infrastructures ou dans la formation des hommes, d’une politique conjoncturelle, en phase avec le cycle économique (4), voire d’une politique sociale tournée vers les plus démunis. Les « interventions non-conformes », donc illégitimes, sont celles qui faussent le fonctionnement de l’économie libérale, engendrent des effets pervers, externalités utilisées ensuite pour justifier une plus grande dilatation de la sphère publique, et qui transforment l’aide aux nécessiteux en une politique d’assistanat.

Sur la modernité de l’ordolibéralisme

L’École de Fribourg et l’ordolibéralisme sont à l’origine de l’« économie sociale de marché », source des succès de la République Fédérale d’Allemagne dans l’après-guerre. Les mesures qui sont alors prises s’inscrivent dans une visée plus large que la seule prospérité : il s’agit de refonder l’ordre politique et juridique d’un peuple libre, dans les décombres du national-socialisme et en opposition au totalitarisme rouge qui recouvre la moitié de l’Europe. En développant à l’excès leSozialstaat, les sociaux-démocrates Willy Brandt et Helmut Schmidt ont un temps menacé le modèle, mais les réformes intervenues dans les années 2 000 ont depuis rétabli l’équilibre d’ensemble.

Certains voient dans l’ordolibéralisme une doctrine passéiste qui relèverait de l’histoire de la pensée plus que du monde de la vie. Pourtant, cette politique volontaire d’instauration d’un ordre libéral a inspiré la transition des pays d’Europe centrale et orientale vers la démocratie de marché, transition soutenue par l’Union européenne. Dans les pays européens victimes du social-fiscalisme, la logistique intellectuelle de l’École de Fribourg peut étayer un projet de renaissance. Entre le constructivisme des partisans de l’ingénierie sociale d’une part, l’utopie d’une société automatique – d’où le politique et les passions seraient bannis – d’autre part, l’ordolibéralisme constitue, selon Wilhelm Röpke lui-même, « un tiers chemin ».

Notes •

(1) Cf. Die Lehre von der Wirtschaft, 1937.

(2) Philosophe et épistémologue, auteur de La logique de la liberté, Michel Polanyi (1891-1976) ne doit pas être confondu avec son frère, Karl Polanyi (1886-1964), auteur de La Grande Transformation, un ouvrage tiré dans tous les sens pour alimenter l’hypercriticisme anti-libéral.

(3) Inversement, le planisme et la toute-puissance étatique ont pour présupposé l’imbécilité et la débilité du Gemeiner Mann, placé sous la direction de Parfaits déliés du péché originel, des « hommes de l’État » tout à la fois bienveillants, omniscients et omnipotents.

(4) Les ordolibéraux développent une analyse des crises et des cycles économiques assez proche de celle de l’École autrichienne (la stimulation artificielle, par la monnaie et le crédit, de la croissance génère des capacités excédentaires qui sont ensuite détruites).