Ce que cache le rapprochement entre Poutine et Erdogan

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More, coauteur de Géopolitique de la Russie (PUF, 2016)

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10 octobre 2016 • Opinion •


Sous l’effet d’évolutions intérieures et extérieures, la Turquie est redevenue, avec le soutien de Vladimir Poutine, une puissance orientale. Le réalisme politique implique, pour les Occidentaux, de prendre en compte son importance géopolitique.


Voici moins d’un an, une énième violation de l’espace aérien turc par un bombardier russe, sitôt abattu par deux F-16, laissait craindre une dangereuse escalade militaire entre Ankara et Moscou. Vladimir Poutine dénonçait un « coup de poignard » dans le dos, les relais de la politique russe en Occident reprenant sans précaution aucune les pires accusations formulées contre Recep T. Erdogan. Depuis, le rapprochement entre les deux hommes semble avoir changé la donne, au Levant et sur les frontières sud-est de l’Europe, avec de possibles répercussions géopolitiques au sein de l’OTAN. Pourtant, il faut y regarder de plus près. La géopolitique n’est pas réductible à des mouvements tactiques et la Turquie, si elle était privée de ses alliances occidentales, n’aurait guère de latitude d’action.

Si l’envoi d’une lettre dans laquelle Erdogan formulait ses « regrets », à la fin du mois de juin 2016, a permis d’amorcer le processus, la rapidité avec laquelle Poutine a apporté son soutien à son homologue turc, à la suite d’un coup d’Etat manqué, le 15 juillet dernier, a bien imprimé un nouveau cours aux relations turco-russes. Le 9 août, Poutine était le deuxième chef d’Etat, après le président du Kazakhstan, à rencontrer Erdogan, accueilli à Saint-Pétersbourg. Ce dernier donnait du « cher ami » au président russe et le remerciait du « soutien moral » qu’il lui avait apporté au cours de cette épreuve. Dans le même temps, le président turc et ses proches vilipendaient les Etats-Unis et l’Union européenne, accusés de complaisance à l’égard de Fethullah Gülen, présumé coupable, et des putschistes.

Le lundi 10 octobre 2016, la tenue à Istanbul d’un congrès mondial de l’énergie fournira aux deux hommes une nouvelle occasion de se concerter et de consolider la reprise des relations politiques et économiques entre la Turquie et la Russie. En l’état actuel des choses, la réconciliation a surtout une dimension économique. Les flux touristiques russes pourraient reprendre et, à l’inverse, les exportations agricoles turques devraient retrouver place sur les étalages des magasins russes. Notons cependant que les attentats terroristes en Turquie continuent de peser sur les entrées de touristes, le climat des affaires et la conjoncture économique. Il reste que Poutine, dont on connaît la capacité à manœuvrer, a bénéficié d’un effet d’aubaine et su saisir l’opportunité fournie par le coup d’Etat manqué.

Des résultats encore limités

A nouveau mis en avant, le projet de gazoduc « Turkish Stream », annoncé en décembre 2014 et reporté un an plus tard, laisse nombre d’observateurs circonspects. Destiné à contourner l’Ukraine par le sud, afin d’amputer la valeur géopolitique de ce « pont énergétique » Est-Ouest et de priver Kiev des ressources induites, le « Turkish Stream » ne peut être substitué aux gazoducs existants sans l’accord de Bruxelles et la construction de tubes entre la Turquie et les zones de consommation européennes. En réalité, le projet dont il est désormais question est deux fois moins important que celui précédemment envisagé. Il ne s’agit plus d’un gazoduc qui révolutionnerait la logistique des importations européennes de gaz, mais d’un projet bilatéral turco-russe. Les efforts déployés pour ouvrir de nouvelles routes énergétiques vers l’Europe frappent aussi de vacuité la menace un renversement des exportations pétrogazières russes vers la Chine.

Sur le plan de la géopolitique régionale, quelques bons esprits voyaient dans la rencontre du 9 août 2016 l’un des signes annonciateurs d’un règlement négocié et pragmatique du conflit syrien. Les thuriféraires de Poutine criaient même à la victoire diplomatique et trouvaient soudainement des vertus à Erdogan, ce dernier étant supposé reconnaître la tutelle de la Russie. Très probablement, les deux hommes ont passé une sorte de marché sur la Syrie. Moscou laisse l’armée turque mettre en place une zone de sécurité à l’ouest de l’Euphrate afin d’empêcher la constitution d’un Kurdistan syrien autonome dans le nord de la Syrie. En contrepartie, Ankara révise ses alliances locales et ne fait plus du départ de Bachar Al-Assad l’Alpha et l’Omega de sa politique syrienne. Cela dit, l’opération « Bouclier de l’Euphrate » a requis l’accord des Etats-Unis. Par ailleurs, la guerre n’est pas terminée, la perspective diplomatique s’éloigne et la Syrie demeure une pomme de discorde entre Turcs et Russes.

L’importance de l’alliance occidentale

Au vrai, la thématique d’un futur axe Moscou-Ankara et d’une sortie de la Turquie de l’OTAN, afin de rallier l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS), laisse dubitatif. La mise en perspective historique des faits montre que les ouvertures d’Ankara vers la Russie ne sont pas une nouveauté, et ce même à l’époque de la Guerre froide (voir les crises turco-américaines à propos de Chypre). Dans la présente conjoncture, Erdogan cherche essentiellement à restaurer les liens économiques, à contenir l’escalade diplomatico-militaire et à augmenter son pouvoir de négociation avec l’Occident, ici défini comme les Etats-Unis et l’Union européenne. De son côté, Poutine ne néglige ni la dimension économique des relations turco-russes, ni le pouvoir de nuisance de la Turquie dans son « étranger proche ». Le rapprochement des deux pays, s’il se confirme, contrariera la montée en puissance de l’OTAN en mer Noire et permettra de jouer sur les clivages internes au camp occidental.

En revanche, ces mouvements tactiques ne sauraient occulter l’importance de l’alliance occidentale pour la Turquie, une alliance sans laquelle Ankara aurait bien moins de poids et de latitude d’action dans son rapport à la Russie. Si les variations erratiques de la politique d’Erdogan et le nationalisme de l’opinion publique sont susceptibles de mettre à mal les relations turco-occidentales, celles-ci reposent sur deux facteurs stabilisateurs : le poids économique de l’Union européenne, principal débouché des exportations turques et source de la grande majorité des investissements directs à destination de ce pays émergent ; le « parapluie » miliaire et sécuritaire déployé par les Etats-Unis et l’OTAN. Quand bien même la Turquie d’Erdogan entendrait faire valoir avec force une nouvelle définition de ses intérêts nationaux et retrouver une certaine « profondeur stratégique » dans son environnement régional, elle ne saurait raisonnablement faire l’impasse sur ses alliances.

En conclusion

Il serait pourtant dangereux de faire reposer sur la seule force d’inertie la politique turque des puissances occidentales. S’il importe de rester ferme sur la question des libertés fondamentales et celle de la lutte contre le djihadisme, le réalisme politique implique que l’on prenne aussi en compte l’importance géopolitique de la Turquie, sur les marches sud-est de l’Europe, et les avantages stratégiques qu’elle assure à ses alliés (base d’Incirlik, radar d’alerte de la défense antimissile, projection de puissance au Moyen-Orient). En contrepartie, ces derniers ne sauraient ignorer les intérêts de sécurité de la Turquie et minorer la menace terroriste à laquelle elle est confrontée, celle de l’Etat islamique, mais aussi du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) et de ses satellites.

Enfin, il faut prendre acte du fait que la Turquie n’est plus un simple membre honoraire du club occidental. Sous l’effet d’évolutions intérieures (redéfinition islamique de la « turcité ») et extérieures (implication dans la géopolitique régionale), la Turquie redevient une puissance orientale. Inévitablement, cela retentit sur la question de la candidature turque à l’Union européenne, quand bien même relèverait-elle du moyen terme. La pensée et la conception d’une nouvelle architecture politique et sécuritaire européenne doit aller de pair avec la redéfinition des liens géopolitiques entre Bruxelles et Ankara, selon un modèle souple et évolutif qui assure à chacun des partenaires le meilleur des deux mondes.