L’accord nucléaire iranien, la stratégie américaine et les illusions européennes

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Mai 2018 • Points clés 18 •


L’annonce par Donald Trump de la sortie des États-Unis de l’accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire iranien, a été accueillie par de nombreux commentaires déçus, critiques, voire véhéments. Pour autant, fondée sur le maintien de l’accord de Genève et la négociation, l’approche européenne est invalidée par l’intransigeance de Téhéran. Car les faits sont là : le dit-accord n’a pas freiné la constitution d’un « corridor chiite » allant du golfe Arabo-Persique jusqu’à la Méditerranée, ni la poursuite du programme de missiles balistiques conduit par les Pasdarans. Que cela plaise ou non, l’heure est aux décisions souveraines de ceux qui s’en donnent les moyens.


Après plusieurs mois d’expectative, Donald Trump a pris la décision la plus conforme à toutes ses déclarations passées. Le 8 mai 2018, le Président des États-Unis annonçait la sortie du JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action) et le rétablissement d’importantes sanctions contre le régime irano-chiite. Nonobstant les analyses psychologisantes sur Donald Trump, hypothétiquement animé par la volonté de défaire l’héritage de Barack Obama, il faut bien convenir que la décision présidentielle n’est pas irraisonnée.

Ledit accord, annoncé le 14 juillet 2015, était mauvais. Loin de contribuer à la modération de la politique iranienne au Moyen-Orient, il aura servi de blanc-seing aux agissements des Pasdarans (les Gardiens de la Révolution), dans une zone géopolitique déchirée par l’expansionnisme irano-chiite, ses répercussions et contre-chocs. Au vrai, l’hypercriticisme à l’encontre de Donald Trump et les considérations sur les effets à venir du retrait américain sont en retard sur les faits. Loin d’être contenu par la Russie, le régime irano-chiite a déjà entamé une guerre contre Israël. La situation est grave et les chefs d’État européens ne sauraient prétendre « camper sur Sirius », en détournant le regard et en négligeant le regroupement de forces anti-occidentales qui prend forme au plan mondial. Décryptage en 10 points clés.

1. L’accord du 14 juillet 2015 est un mauvais compromis qui fait la part trop belle au régime irano-chiite

A l’époque de sa conclusion, le JCPOA a été présenté comme un grand succès diplomatique. Confondant les lois de la puissance avec les recettes et les mots d’ordre du management, nombreux étaient ceux expliquant qu’il s’agissait d’un accord « win-win » (gagnant-gagnant). La simple comparaison du contenu de l’accord avec les exigences initiales de la Communauté internationale, formulées dans plusieurs résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, montre qu’il n’en est rien. Conformément aux obligations incombant à l’Iran, en tant que signataire du Traité de non-prolifération (1968), il était exigé de ce pays qu’il cesse toute activité d’enrichissement de l’uranium. Bien au contraire, le 14 juillet 2015, Téhéran s’est vu reconnaître un chimérique « droit à l’enrichissement ». Le régime irano-chiite conserve l’essentiel de son complexe nucléaire et peut mener librement un programme de modernisation des centrifugeuses. Tout au plus doit-on admettre que le JCPOA a permis de gagner du temps, sans que ce répit ait été utilisé pour contrecarrer les menées de l’Iran dans d’autres champs d’action ou préparer l’après-2025.

Conduit avec sérieux par l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), le système d’inspection ne concerne pas tous les lieux susceptibles d’être impliqués dans des activités clandestines passées ou présentes (bases militaires, centres de recherche et laboratoires universitaires). De surcroît, les « 5 + 1 » (États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie et Chine populaire, plus l’Allemagne) ont dispensé Téhéran de toute reconnaissance publique du programme nucléaire clandestin qu’il menait antérieurement, ainsi que de sa dimension militaire. Bref, le régime irano-chiite a été blanchi, sous le regard complaisant de ses interlocuteurs. Sans vergogne, il prétend aujourd’hui à l’innocence et joue la carte de la victimisation. Le millier de documents dont dispose déjà l’AIEA, renforcé par la prochaine analyse des dizaines de milliers de pièces fournies par le Mossad, prouve la réalité de ce programme militaire (1). On ne saurait plus longtemps maintenir le silence sur ce fait et les risques induits dans l’après-2025, lorsque nombre de restrictions expireront (les « sunset clauses »).

2. Le programme balistique iranien menace l’ensemble de la région

Le programme nucléaire iranien est donc seulement gelé et le régime est libre de poursuivre ses recherches sur des centrifugeuses plus avancées. Autrement dit, Téhéran demeure à dix-huit mois du seuil de passage au nucléaire militaire (le « breakout time »). Pendant ce qui ressemble à un intermède, les Pasdarans conduisent méthodiquement un ambitieux programme de missiles balistiques qui, le jour venu, pourraient être équipés d’ogives nucléaires. Ce programme est mené en infraction avec la résolution 2231 du Conseil de sécurité des Nations unies (20 juillet 2015). Historiquement, le régime iranien a d’abord acquis auprès de Pyongyang la technologie des Scud B et C, ces missiles soviétiques qui auront été l’un des principaux vecteurs de la prolifération balistique dans le monde. Ont ensuite été mis au point des missiles Shahab et Qadr d’une portée de 2000 kilomètres. Israël, les régimes arabes sunnites et les bases dont disposent les Occidentaux au Grand Moyen-Orient sont situés dans le plan de tir (voir les bases dont la France dispose aux Emirats arabes unis et en Jordanie), mais également le sud de la Russie, la Turquie et l’Europe du Sud-Est.

En septembre 2017, Téhéran a présenté un nouveau missile, le Khorramchahr (2), plus menaçant encore que le Shahab. Conçu et construit à partir d’un modèle nord-coréen, lui-même dérivé d’un missile balistique russe, le Khorramchahr, d’une portée similaire, peut être équipé de plusieurs ogives. La charge qu’il est capable d’emporter est deux fois supérieure, ce qui le rend « nucléarisable ». Au-delà, Téhéran menace de développer des missiles de plus longue portée (de 2.500 à 5.000 km), ce qui placerait toute l’Europe, voire les États-Unis, dans le champ de tir. Va-t-on reconnaître à l’Iran un doit naturel et imprescriptible à de telles armes ? Cela aurait de graves conséquences, directes et indirectes, dans l’ensemble de la « plus grande Méditerranée », sur le flanc sud de l’Europe. A court ou moyen terme, des tirs iraniens visant des navires occidentaux ou des installations pétro-gazières du Bassin levantin ne peuvent être exclus. Idem quant à la prolifération de missiles balistiques en Méditerranée occidentale, jusqu’en Afrique du Nord. La prise de conscience qui interviendrait alors serait bien tardive.

3. L’expansionnisme irano-chiite menace Israël, les régimes arabes sunnites et les frontières sud-est de l’Europe

Les ambitions nucléaires iraniennes, temporairement gelées, mais inentamées quant au fond, ainsi que le programme balistique s’inscrivent dans une politique d’ensemble, agressive et expansionniste, périlleuse pour tout le Grand Moyen-Orient et les régions voisines, dont l’Europe. Cet expansionnisme est porté et justifié par des représentations géopolitiques globales qui mêlent les références au chiisme, au nationalisme persan (avec le souvenir de l’Empire perse) ainsi qu’à l’Oumma (la communauté des musulmans). Si l’Iran, animé par une profonde hostilité à l’encontre de l’Arabie Saoudite, des Émirats arabes unis et de la plupart des régimes arabes sunnites (3), se présente aujourd’hui comme une puissance chiite, n’oublions pas que l’imam Khomeiny entendait conduire une révolution islamique globale, mâtinée de gauchisme et de tiers-mondisme. En Syrie comme en Afghanistan ou en d’autres lieux, Téhéran a soutenu des groupes djihadistes de facture sunnite. L’aide apportée au Hamas, dans la bande de Gaza, prouve qu’il n’y a pas de cloison étanche et définitive entre ces deux versions de l’islam.

Dans la présente conjoncture géopolitique, le régime irano-chiite se vante d’avoir pris le contrôle de quatre capitales arabes : Bagdad, Damas, Beyrouth et Sanaa. Au Yémen, il soutient et équipe la guérilla houthiste, menaçant de prendre à revers l’Arabie Saoudite. En Irak, Téhéran agit comme une force manipulatrice, par le financement de partis chiites, la corruption d’hommes politiques et l’encadrement de milices armées chiites (4). En Syrie, le régime irano-chiite a déployé ses forces : les brigades Al-Qods (le fer de lance des Pasdarans), le Hezbollah et des milices panchiites, principalement composées d’Irakiens et d’Hazaras (chiites originaires du Pakistan). Renforcé par l’alliance russe, le régime irano-chiite a sauvé Bachar Al-Assad. Désormais, Téhéran contrôle le « pont terrestre » syro-irakien, entre golfe Arabo-Persique et Méditerranée, ce que l’on appelle aussi le « corridor chiite ». Les forces armées iraniennes et leurs affidés s’enracinent en Syrie, déploient unités et missiles sur les frontières nord d’Israël et se projettent vers la Méditerranée. Au nom d’une préférence européenne pour un illusoire statu quo, pouvait-on attendre que Washington méprise les intérêts de sécurité de ses alliés régionaux ? Du reste, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et l’État hébreu sont aussi nos alliés.

4. En pariant sur une hypothétique opposition entre « réformateurs » et « conservateurs », la stratégie occidentale méconnaît la réalité du régime iranien

Depuis juillet 2015, la situation géopolitique au Moyen-Orient n’a cessé de se détériorer. Si le régime irano-chiite apparaît comme le grand vainqueur de la guerre en Syrie, l’ensemble du Moyen-Orient est au bord du gouffre. Aussi n’est-il pas exagéré de parler d’un échec occidental, ce qui pose question. On sait la répulsion de l’ancien président américain, Barack Obama, pour le Moyen-Orient et sa conviction profonde que les États-Unis gagneraient à se tenir éloignés de la guerre en Syrie (voir le retrait trop anticipé d’Irak, en 2011, et le refus de faire respecter la « ligne rouge » sur le chimique, en 2013). Priorité a été accordée à l’obtention d’un accord sur le nucléaire iranien, au prix de lourdes concessions. Quant à l’UE-3 (Paris, Londres et Berlin, agissant au nom de l’Union européenne), le souci d’éviter une nouvelle guerre au Moyen-Orient et la volonté d’afficher un certain leadership diplomatique au Moyen-Orient (cf. le discours de l’« honnête courtier » et du « faiseur de paix ») auront pesé. Conservons aussi à l’esprit le rappel incessant des perspectives offertes par un marché iranien présenté comme mirobolant. Au total, la réticence des Occidentaux à employer la force a bénéficié à la « puissance faible » qu’est l’Iran.

En toile de fond, apparaît l’incompréhension des mobiles profonds et des intentions des hommes qui dirigent le régime irano-chiite, avec de graves conséquences. Les variations sur l’opposition entre les « réformateurs », campés en alliés naturels de l’Occident, et les « conservateurs » sont significatives. Ces derniers constituent en fait l’aile marchante de la révolution islamique iranienne et expriment la vérité du régime. Quant aux prétendus réformateurs, ils sont composés de personnalités plus « politiques », habiles et patientes, mais en rien favorables à l’Occident. Ils n’ont d’ailleurs pas prise sur la politique étrangère et ne peuvent donc offrir de contreparties dans ce champ. Le Guide suprême de la Révolution, Ali Khamenei, est le décideur ultime qui arbitre les conflits entre les deux courants. Placés sous la direction du « guide », les Pasdarans constituent la colonne vertébrale du régime. A la manœuvre sur les différents théâtres de l’expansionnisme irano-chiite, ils contrôlent également une grande part de l’économie. En dernière analyses, les décideurs occidentaux ont projeté leurs catégories sur l’Iran. Confondant le pragmatisme de leurs interlocuteurs avec de la modération, ils ont partiellement cru à la fable d’un régime assagi, voulant insérer l’Iran dans la mondialisation afin de se livrer à l’hédonisme et au consumérisme. Bien au contraire, la haine d’Israël, des États-Unis et de l’Occident est dans l’ADN idéologique de ce régime : le grand retournement géopolitique iranien ne se produira pas sous la férule du Guide suprême et des Pasdarans.

5. La Russie est l’alliée du régime irano-chiite et ne contribue en rien à endiguer son expansionnisme

Une autre erreur stratégique réside dans l’idée selon laquelle l’intervention militaire russe en Syrie (septembre 2015), vaille que vaille, allait concrétiser un certain nombre d’attentes occidentales. Une « ruse de la raison » en quelque sorte, la volonté russe de contrer les puissances occidentales au Moyen-Orient provoquant au final des effets bénéfiques pour ces dernières. Dans un premier temps, disait-on, l’intervention militaire russe contribuerait positivement aux buts de guerre de la coalition occidentale, dans son entreprise d’éradication de l’État islamique et du djihadisme global. Ce n’était pourtant pas la priorité du Kremlin, avant tout animé par la volonté de sauver le régime de Bachar Al-Assad et la « Syrie utile » (l’axe Alep-Homs-Damas et la côte syrienne), afin de sanctuariser ses actifs géostratégiques (la base navale de Tartous, la base aérienne de Hmeymin et de puissants radars), de conserver une porte d’entrée au Moyen-Orient (voir l’ancienneté de l’alliance Moscou-Damas) et de projeter sa flotte de guerre (Tartous est à mi-chemin des détroits turcs et du canal de Suez). En conformité avec la finalité politique de cette intervention militaire, 85 % des bombardements russes ont visé des groupes rebelles qui ne relevaient pas du djihadisme global, mais s’opposaient à Bachar Al-Assad, l’objectif consistant à reconquérir les territoires perdus. Pour mémoire, rappelons que Rakka, siège de l’État islamique, a été libérée par la coalition occidentale, et non par l’axe Moscou-Damas-Téhéran.

Dans un second temps, en dépit du fait patent que cette intervention était combinée à celle des Pasdarans, d’aucuns se sont persuadés que la présence russe en Syrie endiguerait celle de l’Iran. Lors de la campagne présidentielle américaine, Donald Trump lui-même semblait penser qu’en laissant la Syrie à la Russie, les États-Unis obtiendraient le départ des Iraniens et des milices panchiites. Ces espérances étaient contre-factuelles. D’une part, Moscou et Téhéran sont liés par un partenariat géopolitique négocié pendant la période Eltsine (cf. la « doctrine Primakov »). Préparée alors même que le JCPOA était en cours de négociation, l’intervention russo-iranienne de septembre 2015 a depuis donné naissance à une véritable alliance politico-militaire. Certes, il est loisible de spéculer sur la durée de cette alliance, mais elle s’inscrit dans un schéma plus large. Russes et Iraniens ont la volonté d’évincer les Occidentaux et ils se voient en avant-garde d’un monde nouveau. Du reste, sans la présence au sol des éléments irano-chiites, le régime de Damas vacillerait. Moscou n’aurait d’autre choix que d’accroître son engagement pour une période indéterminée (scénario « afghan ») ou de se retirer, en perdant tout. Cela pèse plus que les échanges d’informations et les accords de « déconfliction » entre Moscou et Jérusalem.

6. Entre incertitudes et détermination à agit, une stratégie américaine en pointillés

De manière hâtive, la politique iranienne de Donald Trump est présentée comme le produit d’une ignorance obstinée des faits, voire d’une perversion psychologique consistant à détruire l’héritage de Barack Obama. Cet hypercriticisme s’épargne de passer au crible ledit héritage qui est bien maigre, voire néfaste. Conservons en mémoire l’abstentionnisme en Syrie, les victimes d’attaques chimiques restées impunies et le triste spectacle du secrétaire d’État John Kerry, réduit à mendier auprès de son homologue russe un cessez-le-feu et un plan de paix que le Kremlin excluait. Il est vrai que Donald Trump, éprouvant la même répulsion envers le Moyen-Orient que son prédécesseur, n’a pas présenté de grand projet pour la région, traductible en une stratégie applicable sur le terrain. Sa vision d’une sorte de « Yalta » syrien, qui laisserait à Moscou le soin de stabiliser le pays et d’endiguer l’Iran, pêchait par amateurisme. Certes les deux frappes qui, à un an de distance, ont sanctionné l’usage avéré d’armes chimiques, ont manifesté sa compassion pour les souffrances endurées par les victimes et une détermination à agir, afin de rétablir des lignes rouges dans une guerre « hors limites ». Cela ne fait pas une stratégie. Par ailleurs, des déclarations hâtives sur un prochain retrait américain hypothèquent le rôle et les missions des forces américaines dans le Nord-Est de la Syrie et à Manbij (avec des forces spéciales françaises et anglaises).

La décision de sortir du JCPOA s’inscrit dans une vision du monde centrée sur les rapports de force, résumée comme suit : « Hobbes version Manhattan » (5). Jugeant que cette méthode a déjà porté ses fruits à l’encontre de la Corée du Nord, l’objectif consiste à pressurer le régime irano-chiite afin de ramener les dirigeants iraniens à la table des négociations et d’obtenir la cessation des activités d’enrichissement. Rien de scandaleux, mais un simple retour à la norme : le Mexique, la Corée du Sud ou encore les Émirats arabes unis n’enrichissent pas eux-mêmes l’uranium, mais utilisent un matériau fourni par des États nucléaires. Depuis l’initiative Atoms for Peace, lancée en 1953, les États-Unis privilégient ce type d’arrangement, y compris avec des pays alliés. Du point de vue de Washington, le contexte intérieur iranien est propice à une renégociation en position de force (voir l’état de l’économie iranienne et le mécontentement populaire). Sitôt l’accord dénoncé, le secrétariat au Trésor, en collaboration avec les Émirats arabes unis, a pris des sanctions contre un réseau de financement des Pasdarans (6). La séquence décisionnelle marque détermination et esprit de suite. Sans céder à une conception scientiste de la stratégie, il reste que le coup d’œil, l’instinct et des manières brusques ne suffiront pas à conduire une action d’ensemble et de longue portée dans ce milieu conflictuel et volatil qu’est le Moyen-Orient. Adepte de « la paix par la force », Ronald Reagan était animé par une grande idée et une véritable vision du monde, au fondement d’une stratégie globale ambitieuse et articulée.

7. Une approche européenne plus satisfaisante en théorie mais invalidée par la fin de non-recevoir de Téhéran

Nord-américains ou européens, les commentateurs ont beau jeu de souligner le manque de substance de la stratégie américaine, à ce jour du moins. En contrepoint, l’approche européenne, telle qu’elle a été développée par Emmanuel Macron (avec le soutien de Londres et Berlin), est en théorie plus satisfaisante. La manœuvre consisterait à partir de ce qui existe, l’accord de juillet 2015, tout imparfait qu’il soit, et de négocier avec Téhéran un accord global reposant sur deux piliers supplémentaires : la limitation du programme balistique iranien (deuxième pilier) et une négociation sur la Syrie et le Moyen-Orient destinée à stabiliser la région et limiter strictement les ingérences extérieures (troisième pilier). Par habitude, mais sans grand rapport avec les réalités historiques de l’époque, les tenants d’un tel cadre régional font le parallèle avec les accords d’Helsinki (1975). Le dispositif d’ensemble serait complété par une négociation sur l’avenir du nucléaire iranien après 2025 (Paris a proposé une prolongation des mesures limitant l’enrichissement de l’uranium). Très constructiviste, ce programme entre en résonance avec le thème de la puissance d’équilibre, l’expression sublimant le rôle virtuel de la France comme entremetteur ou « honnête courtier » (on appelle ça la grandeur de la France !).

Le problème réside dans le fait que ce programme relève des politiques du performatif (7) et n’a pas pu être amorcé dans les mois précédant la décision de Donald Trump. « Pour danser le tango, il faut être deux », mais lorsqu’Emmanuel Macron a esquissé les lignes de force d’un tel compromis prenant en compte toutes les questions soulevées par les agissements de l’Iran, le Président français a été vertement repris par les officiels iraniens et fustigé par une presse dont on imagine aisément le degré de liberté à l’égard du régime. Dépêché à Téhéran, Jean-Yves le Drian a été reçu dans une ambiance hostile et n’a rien obtenu par le « dialogue dur, sans concession, mais à poursuivre » qu’il préconisait (4-5 mars 2018). En vérité, pourquoi diable le régime irano-chiite accepterait-il la remise en cause de ce qui a été acquis par la négociation, non sans succès ? En cas de forte détermination européenne, nul doute que nous allions vers de nouvelles tensions. A un moment ou un autre, il eût fallu brandir des sanctions, Téhéran y répondant par la menace de sortir du JCPOA. Si les Européens sont sincères dans leur volonté de contraindre le régime irano-chiite, il leur faut envisager le fait que Donald Trump a simplement accéléré le cours des événements (la crise était inéluctable). A lire certains commentaires, il semble plutôt que les exigences européennes soient de simples suggestions laissées à la discrétion de Téhéran. Une certitude : rien n’aboutira sans épreuve de force préalable.

8. La vision mercantiliste européenne est dépassée par la logique de guerre que Téhéran impose à l’État hébreu

Il est frappant que le débat européen sur l’attitude à adopter, une fois dénoncé le JPOA, passe très vite sur la situation géopolitique régionale, ses dangers ainsi que les intérêts de sécurité d’Israël et des régimes arabes sunnites du Moyen-Orient, alliés de l’Occident (non pas seulement des États-Unis). Avec force arguments d’autorité, les Européens, ou ceux qui parlent en leur nom, réaffirment la valeur intangible de l’accord de 2015. Lorsque ses défauts et lacunes sont mentionnés, c’est pour rappeler que l’on ne pouvait mieux faire. In fine, ajoute-t-on pour conclure, un compromis est un compromis : il faut s’y tenir. L’argument est court. On peut y voir une illustration du « faux tragique » qui marque l’esprit général des sociétés post-modernes (« ça va mal, mais c’est pas si grave »), par perte du sens des responsabilités mondiales et incompréhension des lois de la puissance. Le déplacement du débat sur le terrain des opportunités économiques, remises en cause par la décision de Donald Trump, renforce cette impression. Pour beaucoup, il semble aller de soi que la conquête de parts de marché est bien plus importante que l’évaluation de la menace et les intérêts de sécurité de l’Occident. Le travers est observable aussi bien chez ceux qui agitent la souveraineté comme hochet que dans les milieux où l’on entonne la rengaine : « Nos vies valent mieux que leurs profits ». Il est curieux de voir autant de contempteurs de la « marchandisation du monde » se soucier de l’insertion de l’Iran dans les réseaux de la globalisation.

Au regard de la gravité de la situation, ces dissonances cognitives sont inquiétantes. Présentée comme un fantasme par des orientalistes tombés amoureux de leur objet, la guerre entre l’Iran et Israël est déjà amorcée, non pas au moyen de forces intermédiaires, mais directement, de part et d’autre des frontières israélo-syriennes. En février 2018, un drone iranien doté une charge explosive a décollé depuis une base syrienne (8) et pénétré dans l’espace aérien israélien avant d’être abattu. Des frappes de Tsahal et des tirs des défenses antiaériennes syriennes avaient suivi. Ce conflit de basse intensité a connu un nouveau pic, le 10 mai 2018, des tirs de roquettes iraniennes provoquant de nouvelles frappes israéliennes. On ne saurait s’en étonner : l’opposition à Israël, aux États-Unis et au monde occidental constitue la raison d’être du régime irano-chiite, et ce depuis son instauration (1979) (9). Là encore, les propos lénifiants des « docteurs Tout-va-bien » sur les « incidents », la volonté de se « tester » réciproquement et les « signaux » envoyés de part et d’autre relèvent du faux tragique. Quant à la fallacieuse symétrie posée par Emmanuel Macron et Angela Merkel, les deux appelant l’ensemble des parties à la « désescalade », elle est honteuse. Dans cette affaire, il y a bien un agresseur : les troupes de choc iraniennes qui opèrent à 1 600 kilomètres de leur base nationale. L’État hébreu est le pays agressé.

9. Les références européennes au « multilatéralisme » et à l’« ordre international libéral » désormais hors de saison

Dans cette crise iranienne qui n’en finit pas de rebondir, les dirigeants européens éprouvent des difficultés à trouver les mots justes, ceux qui exprimeraient la gravité de la situation et les dangers des temps présents. Ce ne sont que vaines évocations du « multilatéralisme » et de l’« ordre international libéral », sans prise en compte des conditions historiques qui ont un temps donné vie à ces concepts. De prime abord, il importe de revenir aux définitions.

Le multilatéralisme désigne la propension à soumettre toute proposition d’action à l’avis de ses partenaires et alliés, dans un cadre multinational (informel ou institutionnalisé). Par opposition à l’unilatéralisme – défini comme tendance à agir en fonction de sa volonté et de ses intérêts propres, sans égard pour les cadres multinationaux –, le multilatéralisme bénéficie d’un a priori positif. Il reste que l’opposition entre les vertus du multilatéralisme et les vices de l’unilatéralisme a ses limites.

L’histoire des relations internationales voit alterner des phases d’unilatéralisme et de multilatéralisme en fonction du schéma suivant : « L’unilatéralisme marque le monde de son empreinte ; le multilatéralisme en gère et corrige les conséquences, puis se révèle ensuite impuissant, et ainsi de suite » (Nicolas Tenzer, 2004). Autrement dit, les décisions et pratiques unilatérales sont inhérentes au phénomène de puissance, le multilatéralisme lui-même requérant un « stabilisateur hégémonique » (10). Une formule résume la pratique américaine : « Multilatéral si possible, unilatéral si nécessaire ».

Dans l’après-Guerre Froide, les États-Unis et leurs alliés, à travers les institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale), l’OMC (Organisation mondiale du commerce), l’OTAN et l’Union européenne, ont promu un projet politique occidental, porté par une grande stratégie d’enlargement : l’extension des frontières de la démocratie libérale, de l’État de droit et du marché. Conforme au génie de l’Occident, ce projet universaliste n’était pas dénué de calculs stratégiques et géopolitiques. L’enjeu global consistait à modeler le monde de sorte que les puissances émergentes s’y insèrent pacifiquement, sous le drapeau du droit et du libre-échange. Ce projet d’un ordre international libéral, i.e. multilatéral et coopératif, a buté sur ses limites, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 et les débuts de la « guerre contre le terrorisme » marquant le basculement d’une période à une autre. Depuis les années 2000, les Occidentaux se heurtent à un conglomérat eurasiatique et mondial d’« États perturbateurs » qui entendent réviser l’ordre international et prendre la relève d’un Occident supposé décadent. Au Moyen-Orient, le régime irano-chiite est à l’avant-pointe de ce front révisionniste. Nous sommes donc engagés dans un périlleux interegnum qui dévalue les concepts précédemment utilisés. L’heure est aux décisions et affirmations souveraines de ceux qui en ont les moyens (11).

10. L’« Europe-puissance » est une chimère qui nous détourne de l’essentiel

Dans un tel contexte, il est naturel que les principaux États européens se soucient du peu d’influence qu’ils exercent sur les États-Unis et de la faiblesse de leur poids décisionnel dans la balance transatlantique. Cela dit, des déclarations péremptoires sur la nécessité de poser l’Union européenne en leader du monde libre, en lieu et place des États-Unis, sont vaines et contre-performantes. Plus encore lorsqu’elles viennent d’un pays, l’Allemagne en l’occurrence, qui accorde si peu de moyens à sa défense et refuse quasi-systématiquement tout engagement extérieur armé. D’une part, il est fallacieux de prétendre de constituer l’Europe en opposition aux États-Unis, comme si nous étions aux temps où les puissances occidentales, sûres de leur puissance globale et universelle, pouvaient s’épuiser en luttes intestines pour l’hégémonie mondiale. D’autre part, l’Union européenne ne constitue pas un acteur géopolitique global, mais un Commonwealth paneuropéen aux liens relâchés. La seule difficulté à consolider la zone euro et à instituer une sorte de fédéralisme bancaire devrait suffire à nous convaincre que l’Europe n’en est pas au « moment cicéronien », ce point de bascule entre deux formes politiques (12). Quant à l’affirmation selon laquelle les États-Unis ne contribuent plus à la sécurité de l’Europe, elle est fausse et mensongère. Rappelons la défense des frontières orientales de l’Europe, l’engagement collectif dans une coalition contre le terrorisme, le déploiement commun dans le Nord-Est de la Syrie ou encore le soutien américain à l’engagement français dans la bande sahélo-saharienne.

En ce monde chaotique, il importe de ne pas se bercer de mots et d’illusions consolantes sur la situation au Moyen-Orient et la politique iranienne qui menace des alliés de la France et de l’Europe (Israël, les Émirats arabes unis, la Jordanie, et l’Arabie saoudite entre autres pays). Les divergences transatlantiques sur ces questions ne sauraient être prétextes à des jeux de langage qui embrouillent les opinions publiques, d’autant plus que le diagnostic européen sur la situation n’est guère probant. A fortiori, il est exclu de s’acoquiner avec n’importe quel pouvoir despotique ou tyrannique. Faut-il rappeler la guerre hybride en Ukraine et les menaces russes sur les frontières orientales de l’Europe ? Les manœuvres de la Chine populaire autour de Taïwan, l’ambition de s’approprier les « méditerranées asiatiques » (13), ses agissements dans l’océan Indien et le caractère dominateur du projet de « Nouvelles routes de la soie » ?

Quant à l’Union européenne, plutôt que de ressortir le slogan d’« Europe-puissance », ses efforts devraient être centrés sur la transformation de ce Commonwealth en une confédération, organisée autour d’intérêts communs concrets (la zone euro, la sécurité des frontières communes, le marché unique), en veillant à ne pas marginaliser les pays d’Europe centrale et orientale. Au plan géopolitique, le poids renforcé des principales puissances européennes reposera sur une coordination interétatique, des efforts militaires individuels et collectifs et, dans une perspective mondiale, sur le renforcement de la nouvelle « entente cordiale » entre Paris et Londres. Nous jugerons des volontés à l’aune des budgets et des capacités.

 

 

Notes

(1) Voir sur ce point l’opération menée par le Mossad, en janvier 2018, sur un dépôt des Pasdarans et l’appropriation de plus de 55.000 documents originaux et de quelque 183 CD relatifs au programme nucléaire militaire iranien conduit avant l’accord de juillet 2015 (documents présentés le 30 avril dernier par Benjamin Netanyahou, le Premier ministre israélien). La conservation par Téhéran de ces archives contrevenait au JCPOA (clauses 14 et T82 de l’annexe 1 sur l’obligation de transparence).

(2) Ce missile porte le nom d’un village du Khouzistan, une province iranienne majoritairement peuplée d’Arabes (chiites), visée par l’attaque de Saddam Hussein, en 1980, lors de la guerre entre l’Irak et l’Iran (1980-1988).

(3) L’émirat du Qatar ainsi que le sultanat d’Oman ont une politique plus ambivalente à l’égard de l’Iran. La position du Qatar explique en partie le conflit avec l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, ce qui se traduit par une fragilisation du Conseil de coopération du Golfe.

(4) Soutenues par Téhéran, les unités de la « Mobilisation populaire » (les milices chiites irakiennes) ont constitué l’alliance « al-Fatha » et se sont présentées aux élections législatives irakiennes du 12 mai 2018.

(5) Laure Mandeville, « La méthode Trump : Hobbes version Manhattan », Le Figaro, 10 mai 208.

(6) Cf. « Premières sanctions américaines depuis la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien », Le Monde.fr-AFP, 10 mai 2018.

(7) Une politique censée réaliser une action du fait même de son énonciation.

(8) Il s’agit de la base T-4, entre Homs et Palmyre, bombardée à plusieurs reprises depuis. Outre l’armée syrienne, elle abrite des unités irano-chiites ainsi que leur matériel et équipements.

(9) Marquée par la révolution khomeyniste en février 1979 et l’invasion soviétique de l’Afghanistan quelques mois plus tard, en décembre, l’année 1979 marque le véritable début de la vague islamiste dans le Grand Moyen-Orient.

(10) L’expression renvoie aux travaux de l’économiste américain Charles Kindleberger qui évoque plutôt une « prééminence stabilisatrice ».

(11) Le 13 mai 2018, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a indiqué que les États-Unis voulaient « travailler dur avec les Européens » sur un nouvel accord iranien englobant le nucléaire, le programme balistique et la politique régionale de Téhéran.

(12) L’expression de « moment cicéronien » est empruntée à Pierre Manent qui désigne ainsi le point de bascule entre la République sénatoriale romaine et le Principat, institué par César-Octavien (Auguste) après la bataille d’Actium et la victoire sur Marc Antoine (31 av. J.-C.), une nouvelle forme politique que les historiens ont par la suite nommée « Empire romain ». Voir Pierre Manent, Le regard politique. Entretiens avec Bénédicte Delorme-Montini, Flammarion, Paris, 2010, pp. 154-160.

(13) L’expression désigne la mer de Chine du Sud, plus vaste que la mer Méditerranée (3,5 millions de km² contre 2,5 pour la Méditerranée proprement dite) et, par extension, la mer de Chine de l’Est. La seule mer de Chine du Sud voit transiter le tiers du commerce mondial. La politique chinoise menace plus particulièrement la France, possessionnée dans le Pacifique et dans l’océan Indien, qui aurait intérêt à rejoindre le quad Indo-Pacifique (États-Unis, Japon, Australie, Inde), celui-ci devenant alors un quint.