Le Parti communiste chinois, une avant-garde pour l’humanité

Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More et corédacteur en chef de la revue Monde chinois. Article publié dans Les grands dossiers de Diplomatie N° 45, consacrés à la « Géopolitique de la Chine », juin-juillet 2018

Juin-Juillet 2018 • Analyse •


Loin d’avoir pris le pas sur l’idéologie, l’ouverture économique de la Chine apparaît, dans la mythologie officielle, comme l’un des instruments de réussite du « socialisme avec des caractéristiques chinoises », qui se pose plus que jamais en alternative au capitalisme et dont le Parti entend bien montrer la voie au-delà de ses frontières.


Progressivement, depuis la politique de réforme et d’ouverture adoptée par la République populaire de Chine sous l’influence de Deng Xiaoping à la fin des années 1970, l’idée s’est imposée que l’idéologie n’était plus guère pertinente pour comprendre l’action des dirigeants chinois. Les événements de l’année 1989, massacre de la place Tian’anmen, chute du Mur de Berlin, avaient eu pour conséquence de priver de légitimité les idéaux communistes. La fièvre de l’enrichissement qui se propageait en Chine prouvait que le libéralisme économique, puis politique, avait eu raison des idéaux communistes qui, au-delà du sabir officiel, n’avaient plus de prise sur les esprits. Le Parti n’avait plus de communiste que le nom. Il ne jouait le rôle que d’un puissant syndicat, voire d’une mafia ou d’une secte qui, tenant bien en main le pays grâce à la mise en place d’un État policier fondé sur la coercition, la violence et la propagande, n’avait pour but que le pouvoir pour le pouvoir et la richesse pour la richesse. Nul idéal, mais le seul cynisme, formait la pensée d’un pouvoir purement « pragmatique », orienté vers l’action et ne cultivant que la seule culture du résultat.

C’est une toute autre impression que nous a laissée la grand-messe qui s’est tenue au mois d’octobre 2017 à Pékin, à l’ouverture de laquelle, pendant trois heures trente, loin de tout confiteor, le secrétaire-général Xi Jinping a chanté les louanges du Parti et de ses réussites, de sa résilience idéologique, de sa capacité incomparable à déjouer les embûches, et de sa marche triomphale vers un futur toujours plus radieux qui viendra venger la Chine de ses humiliations passées. Lors de ce XIXe congrès du Parti, Xi Jinping a encore défendu son action, celle qui vise à « purifier » le Parti de ses mauvais éléments, à fortifier la Chine et à lui faire vivre son « rêve chinois ». Au terme d’un rituel parfaitement huilé, le secrétaire-général fraîchement réélu a emmené le comité permanent du bureau politique au complet pour un ardent pèlerinage à Shanghai, aux sources de l’histoire du Parti. Là, au cœur de ce qui était la concession française au moment de la création du Parti en 1921, et qui était aussi le refuge de tout ce que la Chine comptait alors de parias et de rebelles à tous les pouvoirs, Xi a proposé à ses compatriotes de se revivifier grâce à « l’Esprit du bateau rouge ».  C’est sur ce bateau à la fois réel et symbolique que les pionniers de la révolution ont embarqué pour mener la Chine jusqu’aux rives enchantées de la « Renaissance » de la nation ou de la « race » chinoises, après la longue agonie que fut le « siècle des humiliations » qui dura selon la mythologie officielle jusqu’en 1949 et la création ex nihilo par le Parti triomphant de la « Nouvelle Chine », qui alors faisait du passé table rase et libérait le peuple de l’oppression féodale et coloniale. Plus jamais, la Chine ne serait le « mouton gras attendant le sacrifice » (1) qu’elle fut au XIXe siècle, lorsqu’elle subissait la domination militaire et politique des Occidentaux. Quelques rebelles fuyant la police sont ainsi devenus les fondateurs d’une nouvelle dynastie qui prétend aujourd’hui, presque un siècle plus tard, après avoir redressé la Chine, imprimer sa marque au monde, une marque qui est tout uniment, nous le verrons, nationaliste, communiste et universaliste.

Xi Jinping, cœur d’un Parti lui-même au cœur de la Chine

Il y a ici beaucoup plus qu’une propagande en voie d’obsolescence. Bien au contraire, Xi est animé par un sens de l’Histoire qui l’a amené, jeune encore, alors qu’il était, en tant que victime collatérale d’une sanction politique qui avait frappé son père, exilé dans une campagne reculée, à vouloir entrer au Parti. Mais c’est seulement après avoir demandé son admission dix fois, qu’il y fut finalement accepté. Tous, dans sa famille, n’ont pas fait le même choix. Sa demi-sœur, fruit d’un premier mariage de son père, Xi Zhongxun, un vice-premier ministre tombé en disgrâce avant même la Révolution culturelle sous le coup d’une machination du chef des services secrets Kang Shen jaloux de sa popularité auprès de Mao (2), se suicidera après avoir été victime d’une longue persécution politique du seul fait qu’elle était la fille de son père (3). Le père de Xi sera finalement réhabilité et est maintenant honoré comme un héros de la révolution chinoise. Xi Jinping quant à lui choisira donc de se rallier à ses persécuteurs, puis grimpera chacun des échelons de la hiérarchie du Parti, pour finir en 2012 par incarner le Parti lui-même, c’est-à-dire l’organisation qui pendant des années l’avait violement rejeté.

Quelques dizaines de décennies plus tard, la Chine a beau continuer à se présenter comme un pays en cours de développement, qui vise une « prospérité modérée », s’il fallait tracer la carte idéale du monde de demain selon Pékin cela ressemblerait à une série de cercle concentriques. Le premier cercle délimiterait la Chine, le pays du milieu, repoussant ainsi le reste du monde dans les marges ; au centre de la Chine, il y aurait le Parti et ses 90 millions de membres ; et au centre du Parti il y aurait l’ancien réprouvé Xi Jinping, secrétaire-général du Parti, président de la République, et président de la Commission militaire centrale, qui incarne aujourd’hui une étonnante « Trinité » (4) avec des caractéristiques chinoises. Depuis ce centre sacré irradierait une forme de charisme, une autorité vertueuse, qui aurait vocation à se propager au monde entier. Une phrase de Mao Zedong, reprise depuis 2016 au moins par Xi Jinping, puis dans les instances dirigeantes du Parti, synthétise cette vision : « le Parti, le gouvernement, l’armée, la société, l’éducation, l’Est, l’Ouest, le Sud, le Nord et le Centre : le Parti dirige tout » (5). Le Parti est le cœur sacré de la Chine. Il est le créateur de cette « Nouvelle Chine » dont il opère chaque jour la renaissance. C’est de lui que tout procède et à quoi tout doit revenir. Sans lui, il n’y aurait rien que la désolation propagée par les ennemis de la Chine. Le Parti est le seul et vrai dieu chinois, car il est le seul et vrai dieu efficace, celui qui est en mesure d’apporter bien-être, bonheur et fierté à la population chinoise. Il est le Parti-État providence. Comme le proclamait une banderole du Parti aperçue sur un temple bouddhique en Chine il y a quelques mois : « sans Parti communiste, il n’y a pas de Bouddha » (6).

Un parti qui doit garder le contrôle

Cette volonté de contrôle absolu du Parti sur la société n’est pas nouvelle mais est réaffirmée ces dernières années avec force. Dans le discours même où il affirme, dans la plus pure tradition léniniste, la centralité du Parti, Xi Jinping soutient que le Parti a pris conscience, depuis le XVIIIe Congrès en 2012, du caractère « mortifère et nocif de l’affaiblissement des forces centripètes du Parti » qui doivent s’exercer sur la Chine et la société chinoise (7). C’est une façon possible de résumer la tâche à laquelle s’attelle Xi Jinping et avec lui le Parti : lutter contre les forces mauvaises qui menacent l’unité, voire l’existence, de la Chine contemporaine. Ce sont elles qui poussent les Chinois à placer à l’étranger ce qu’ils ont de plus précieux, leur argent et leurs enfants :  leur fortune dans les paradis fiscaux, et leur progéniture dans les meilleures écoles anglo-saxonnes. Ce sont ces forces aussi qui s’exercent sur la périphérie de la Chine et qui font que Hong Kong, plus de vingt ans après sa « rétrocession » par les Britanniques, Taïwan malgré les « consensus » autoproclamés par Pékin, et maintenant, suprême ironie, Pyongyang, ne se sont jamais sentis aussi éloignés de la Chine et d’un système qui se prétend pourtant pacifique et attractif.

Mais, tandis que les Occidentaux ont tendance à voir dans ces forces centrifuges les conséquences d’un système oppressif, qui nie de plus en plus les droits individuels des Chinois, Pékin veut y voir la conséquence de l’égoïsme forcené des mauvais éléments du Parti, comme d’une partie de la société civile et du monde chinois au sens large, hédoniste et intéressée, voire corrompue, contre lesquels il a toute légitimité et même l’impérieux devoir de lutter. Système oppressif et cynique visant uniquement à la conservation du pouvoir pour le pouvoir, ou entité chargée de conserver la Chine dans son être et de la faire prospérer au profit de tous :  le divorce entre deux visions de ce qu’est le modèle chinois imposé par le Parti ne saurait être plus complet.

Un Parti investi d’une mission

Mais plus que d’un projet qui lui serait propre, l’accomplissement de cette vision est une mission historique, confiée au Parti par des forces un peu mystérieuses mais qu’il se charge d’incarner : la science et la raison, la Chine éternelle et son passé immémorial, peut-être même la marche de l’histoire de l’humanité dans son ensemble. C’est pourquoi le Parti tient tant à prouver que l’histoire n’est pas finie, que le libéralisme n’a pas gagné, que le socialisme avec des caractéristiques chinoises apporte des lumières inédites à l’humanité. A l’occasion du 200e anniversaire de la naissance de Marx, le Parti a ainsi insisté sur la nécessité d’étudier le Manifeste du Parti communiste afin de restaurer la foi marxiste de tous les membres du Parti. De grandes sessions d’études de la pensée marxiste sont lancées dans tout le pays. La direction du Parti tient à prouver que c’est elle qui est du bon côté de l’histoire dans la lutte des systèmes qui l’oppose au capitalisme (8).

Alors que l’Occident a été durement frappé par la crise de 2008, que les États-Unis et ses alliés s’embourbent depuis des années dans plusieurs interventions militaires contre le terrorisme, que l’élection de Donald Trump semble marquer l’abandon par Washington de son rôle de leader, le Parti veut croire que son heure est venue et qu’il est de sa mission de guider l’humanité dans le XXIe siècle. C’est au nom de cette mission que le Parti peut prétendre rassembler. Rien ne doit à ce titre lui échapper, il se veut « inclusif », digne héritier de ce que fut l’Empire, le « Vortex-Chine » qui attire à lui les peuples lointains, selon le philosophe Zhao Tingyang (9). Seuls ceux qui veulent du mal à la Chine et restent tributaires d’une vision du monde « égoïste » et « héritée de la Guerre Froide », refusent cette émergence qui ne peut être que bénéfique à l’humanité tout entière, car « l’expansion n’est pas dans l’ADN de la Chine », c’est le Premier ministre Li Keqiang qui l’affirme (10). Le Parti ralliera à lui les opinions étrangères par la vertu et par l’exemple de sa « pureté » retrouvée (11), grâce notamment à une lutte féroce contre la corruption sous toutes ses formes. En cela, le Parti se conforme à l’idéal de l’Empire qui imaginait que la Chine était « la » civilisation auquel le monde entier se devait de rendre hommage. S’il faut punir, c’est-à-dire utiliser la violence, ce sera comme à contre-cœur, et ce sont des entités abstraites, l’histoire (encore elle), les éléments naturels, qui se chargeront d’ordonner ce sale boulot (12). Bien sûr, finalement, c’est l’Armée Populaire de Libération, dont le budget continue d’augmenter confortablement chaque année malgré le ralentissement de la croissance économique, qui se chargera d’exécuter les oukases de ces dieux froids et impartiaux que sont l’Histoire ou la Nature.

Il n’existe donc, de ce point de vue, aucune solution de continuité entre l’Empire d’avant les deux révolutions de 1911 et de 1949, et le régime politique imposé par le Parti communiste chinois : dans les deux cas, le « centre » représente la force motrice de la « civilisation » humaine, une élite qui garde le monde contre le chaos qui le menace toujours, ou une avant-garde sur le chemin du progrès et de la libération de l’humanité des forces obscures qui l’entravent. Dans les deux cas, il n’y a aucune raison légitime pour que ce « centre » n’exerce sa force d’attraction que sur une seule partie de l’humanité. Cette force a vocation à rassembler toute la Chine, et au-delà de la Chine, toute la « race chinoise », qui comprend nombre de citoyens de pays étrangers, partout dans le monde, et, in fine, l’humanité tout entière unie dans une « destinée commune » dont le Parti, en la personne de Xi Jinping a vocation à dire ce qu’elle est (13). Les deux caractères qui signifient « Chine » 中et « communiste » 共dans le terme « Parti communiste chinois » 中国共产党 (Zhōngguó gòngchǎndǎng) en Chinois, et qui servent familièrement d’abréviation au Parti, signifient pour l’un « centre » et pour l’autre « commun, avec ». Le Parti communiste, c’est le centre dans ce qu’il a de commun et d’inclusif, c’est la centralité bienveillante qui au fond a vocation à s’adresser à l’humanité entière, c’est l’héritier plus inclusif et plus vertueux de la Chine impériale qui est morte de n’avoir pas tenue ses promesses. S’il se trouve que cette force centralisatrice qu’on appelle la Chine et dont hérite le Parti est née dans une zone géographique spécifique et à un moment précis de l’histoire, elle est aussi, selon une vision mythique de l’histoire humaine aujourd’hui encore largement prise pour argent comptant en Chine, la civilisation humaine la plus ancienne, la source même de la civilisation. Si la Chine renaît, c’est donc la civilisation humaine par excellence elle-même qui renaît, après les périodes de fractionnement et de division imposées par des pays étrangers avides et violents. C’est donc dans un projet de caractère indistinctement politique et religieux qu’est engagé le Parti communiste. Il a besoin pour cela de l’adhésion des foules qu’il veut soumettre. Malgré toute sa force de coercition, c’est sur ce plan, celui de la fidélité ou de l’apostasie à la foi qu’il propose, que se jouera l’avenir du Parti communiste chinois.

Notes •

(1) Selon l’expression de Xi Jinping lui-même le 31 octobre 2017 à Shanghai. Voir Emmanuel Dubois de Prisque, « « Un mouton gras attendant le sacrifice » : Sacrifice, gouvernance et châtiment en Chine ancienne et contemporaine », Monde Chinois, n°50, 2017 pp. 98-104.

(2) Kerry Brown, CEO, China The Rise of Xi Jinping, I.B Tauris, 2017, p.52.

(3) Evan Osnos, “Born Red”, The New Yorker, 6 avril 2015.

(4) « Arrangements institutionnels majeurs pour garantir la stabilité à long terme du Parti et de l’État » [TdA], Quotidien du peuple en ligne, 28 février 2018 : « le système dirigeant « trinitaire » de chef du parti, de l’État et de l’armée, constitue l’expérience réussie dans la pratique à long terme de la gouvernance du pays ».

(5) Voir https://www.thepaper.cn/newsDetail_forward_1427461_1.

(6) Photo relayée par l’universitaire Louisa Lim sur Twitter.

(7) Voir https://www.thepaper.cn/newsDetail_forward_1427461_1.

(8) Nectar Gan, “A new class struggle: Chinese party members get back to Communist Manifesto basics”, South China Morning Post, 29 avril 2018.

(9) Zhao Tingyang, Tianxia tout sous un même soleil, éditions du Cerf, 2018, chap 2, pp.151-221.

(10) “Expansion not in Chinese DNA”, China Daily, 19 juin 2014.

(11) A plusieurs reprises, dans son discours d’ouverture du XIXe Congrès du Parti, le 25 octobre à Pékin, Xi Jinping affirme sa volonté « de débarrasser le Parti de ce qui nuit à sa pureté et à sa nature avant-gardiste ».

(12) Philip Wen, Ben Blanchard « Xi warns Taiwan will face ‘punishment of history’ for separatism », Reuters, 20 mars 2018 ; Alan Romberg, « Squaring the Circle: Adhering to Principle, Embracing Ambiguity », China Leadership Monitor, no. 47, p.8.

(13) « Une destinée partagée pour l’humanité » : cette expression utilisée à plusieurs reprises en 2017 par Xi Jinping dans des discours importants (notamment à Genève devant les Nations-Unies, le 18 janvier 2017 et lors du XIXe Congrès) a été déclarée « expression de l’année » en Chine, selon le journal officiel du Parti, Le Quotidien du Peuple.