Comment la Banque centrale européenne a perdu son âme

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

29 novembre 2018 • Opinion •


Le paradigme de nos politiques monétaires a longtemps été le principe d’indépendance des banques centrales. Une publication des économistes américains Larry Summers et Alberto Alesina (« Central Bank Independence and Macroeconomic Performance : Some Comparative Evidence », Journal of Money, Credit and Banking, n°25/2, mai 1993), mettant en exergue l’efficacité de banques centrales indépendantes pour juguler l’inflation, avait déjà posé les jalons de vingt-cinq ans de ce que l’on pourrait qualifier d’« âge de la modération technocratique ».

Or les errements des politiques d’assouplissement quantitatif, les impérities des sorties des politiques dites non conventionnelles dix ans après la crise ne sont pas les seuls éléments qui ont battu en brèche l’indépendance des banquiers centraux. Ce concept de politiques décidées par des technocrates non élus dotés d’un pouvoir discrétionnaire – loin de la vision des Milton Friedman ou John Taylor, qui militaient pour des règles automatiques reléguant le technocrate au simple rang d’exécutant – n’est pas immuable, car il est incompatible avec la réémergence des masses populaires dans l’équation politique. Un phénomène que d’aucuns appellent le populisme, mais qui n’est que la situation de peuples dépossédés du débat démocratique et réagissant à cette frustration.

Par essence, le populisme ne peut qu’entrer en collision avec la technocratie monétaire. Si Donald Trump ne retient plus ses invectives contre Jerome Powell, président de la Réserve fédérale des Etats-Unis – qu’il a pourtant nommé – et contre la remontée des taux centraux aux Etats-Unis, la Banque centrale européenne (BCE) et son président Mario Draghi sont encore plus mis en difficulté par la montée des populismes en Europe.

Echec et mat

Force est d’abord de constater que la BCE est échec et mat et dans une forme d’aporie monétaire. A ce stade du cycle économique, elle aurait déjà dû remonter ses taux d’au moins 1% ou 2%, et ce afin d’avoir de – maigres – munitions lors de la prochaine crise (sachant qu’il faut baisser les taux directeurs d’au moins 2% ou 3% pour contrecarrer une récession). Au lieu de quoi, la BCE a lancé trop tardivement son programme d’assouplissement quantitatif et peine à annoncer la fin de son programme d’achats d’actifs pour la fin 2018. Elle aurait pu commencer à remonter ses taux cette année, mais attend désormais la seconde partie ou la fin de 2019.

La raison en est claire : la BCE est en fait en train de caler son agenda monétaire sur l’agenda politique. Dans un contexte de guerre larvée avec les nouveaux « populistes » en Europe et notamment en Italie, elle a sciemment abandonné la logique économique pour soutenir les économies européennes jusqu’aux élections européennes [en mai 2019] et contenir les mécontentements populaires. Une fois ces élections passées, elle aura les coudées franches pour augmenter les taux.

Mais cette approche politique est irresponsable, quand on lit les dernières données économiques qui confirment le ralentissement en Europe. Après avoir repoussé la hausse des taux d’au moins un an pour satisfaire les dirigeants des Etats membres face aux poussées populistes, la BCE risque de se retrouver à l’été 2019 dans une situation difficile, celle de devoir stimuler l’économie européenne alors qu’elle n’aura plus aucun outil à sa disposition.

Il convient d’ailleurs de rappeler le péché originel de la BCE : elle s’est approprié à tort la politique de change, pour ne rien en faire, alors même que le traité de Maastricht confie cette responsabilité aux politiques et au Conseil pour les affaires économiques et financières (Ecofin). Face aux nouvelles revendications des populistes, la BCE doit rendre aux politiques les responsabilités qui leur reviennent de droit démocratique, en matière de change notamment