Les origines économiques du mouvement des « gilets jaunes »

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Mars 2019 • Note d’actualité 56 •


Le « Grand débat » entame sa phase finale. L’exécutif n’en a pour autant pas fini avec le mouvement des « gilets jaunes ». De toute évidence, il ne veut ou ne sait pas le comprendre. C’est pourquoi il est utile de revenir sur les origines économiques du mouvement. Cette note rappelle ce qu’il faut bien appeler l’échec économique français de ces quarante dernières années et qui en sont les principales victimes. Elle montre que l’État-Providence jamais réformé et le chômage de masse ont appauvri les Français. Elle explique qu’une véritable secessio plebis est en cours avec l’installation d’un clivage frontal entre bloc « élitaire » et bloc « populaire ».


Alors qu’approche la fin du « Grand débat » sans que le mouvement des « gilets jaunes » ne soit complètement éteint, il nous faut chercher, au-delà des commentaires et des analyses convenues des responsables politiques et de bien des médias, à objectiver ce qui se joue d’un point de vue économique dans ce phénomène. A cet égard, on subodore que ce mouvement ne se réduit pas à sa seule actualité ou à une interprétation en noir et blanc.

Ce sont les tendances lourdes expliquant sa genèse qui nous intéressent ici : car le « giletisme » interroge aussi dans sa dimension économique tant dans sa survenance que dans ses revendications, qui ne sont pas aussi disparates que d’aucuns l’ont prétendu. Mettre en exergue un fil conducteur économique de ces évènements, prendre du champ à l’égard des commentaires trop lapidaires sur le sujet, tel est l’objectif de cette note.

Car force est de constater, derrière le chaos apparent de ce conflit, que les linéaments économiques d’un affrontement entre bloc « élitaire » et bloc « populaire » se dessinent. Pour en prendre la pleine mesure, il convient de se poser les questions des origines économiques du mouvement des « gilets Jaunes », du contenu évolutif des revendications de ce mouvement et de l’émergence d’un nouveau clivage politico-économique distinct de la ligne de fracture entre « progressistes » et « conservateurs ».

Au fondement économique du mouvement des « gilets jaunes »

La litanie des échecs économiques de la France au cours des vingt dernières années ne devrait pas ici nous conduire à égrener toutes les contreperformances. Mais il n’en demeure pas moins que certaines sont à garder à l’esprit pour comprendre la genèse de la colère actuelle.

Les masses populaires atteintes par l’échec économique français

Les masses populaires qui ont rejoint spontanément le mouvement des « gilets jaunes » sont d’abord les premières victimes de la désindustrialisation de notre pays. Culminant à 22% du PIB dans les années 1980, notre part des activités industrielles et manufacturières dans la richesse nationale s’est effondrée à 11%, alors que la plupart des autres économies développées, malgré le développement foisonnant de leurs services et de l’immatériel, ont gardé un tel ratio au-delà de 15%. Cette désindustrialisation a décimé la classe ouvrière en France mais aussi la classe moyenne de ce que Christophe Guilluy a appelé la « France périphérique » (1), en la privant des meilleurs emplois traditionnels sans que l’appareil éducatif français ne puisse rapidement reconvertir cette classe moyenne pour les besoins de l’industrie de l’immatériel : une montée en gamme dans le domaine de l’informatique, de la robotique et désormais de l’intelligence artificielle, entravée par l’absence de solutions de formation et surtout de financement (capital risque, fonds de pension, business angels).

Cette insuffisance de la formation brute de capital en France résulte directement d’un niveau de fiscalisation élevée. Ainsi, nos prélèvements obligatoires, encore à seulement 40% du PIB en 1981 (pour un système de santé et de protection sociale qui fonctionnait mieux qu’aujourd’hui) ont crû jusqu’à 47% au cours des dernières années. Dans le détail, en 2017, les cotisations sociales représentent 37% des prélèvements obligatoires, soit 384,5 milliards d’euros, et les impôts 63%, soit 653,5 milliards d’euros. Six prélèvements ont représenté à eux seuls deux tiers de la fiscalité globale recouvrée par l’État : la TVA (152,4 milliards d’euros), la CSG-CRDS (106,9 milliards d’euros), l’impôt sur le revenu (73 milliards d’euros), l’impôt sur les sociétés (35,7 milliards d’euros), la taxe foncière (34 milliards d’euros), et la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (17,2 milliards d’euros).La France présente aussi la particularité d’avoir un fardeau important d’impôts sur la production, qui bride la création de richesses à divers niveaux.

Une dépense publique considérable

Ces prélèvements obligatoires sont cependant consistants avec une structure déséquilibrée de nos dépenses publiques, dont le chiffre officiel (56,4% du PIB contre 52% en 2007, contre une moyenne européenne vers 45%) se décompose entre 58% de transferts sociaux, un tiers de dépense de fonctionnement (en augmentation de 2,2%), 6% d’investissements et 3% de charges de la dette. Le recours à la dette (proche de 100% du PIB) s’explique par le coût faible du capital (taux d’intérêt historiquement bas depuis dix ans) alors que les recettes ne parviennent plus à couvrir de manière adéquate les dépenses sociales. Ces dernières représentent 58% des dépenses publiques (l’équivalent de 31% du PIB), les dépenses de fonctionnement un tiers, le reste étant couvert par l’investissement public et les charges de la dette.

384 milliards de cotisations ne suffisent pas à financer les 600 milliards de dépenses sociales, d’où un recours croissant à l’impôt pour financer notre État-Providence. On retrouve dans les chiffres le sentiment diffus d’un excès de charges pour les entrepreneurs mais aussi de fiscalité ubuesque pour la population générale. Le différentiel de dix points de PIB (soit 210 milliards d’euros) est un prélèvement net sur la richesse des Français (afin de couvrir une partie de la protection sociale assumée directement par les agents dans d’autres pays mais aussi les coûts de fonctionnement de l’État et de ce système, moins efficients que dans les systèmes libres), dont la société française a payé le prix en termes de croissance atone et de chômage.

Le programme économique d’Emmanuel Macron a aggravé cette tendance

Le décor économique étant ainsi planté, il convient de rappeler le contexte économique précis dans lequel émerge le mouvement des « gilets jaunes » en octobre 2018. Les mois qui précèdent l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron – dès l’été 2016 même si l’appareil statistique obsolète de l’INSEE ne permettra pas à François Hollande de correctement jauger la situation sur le terrain – confirment la reprise d’un cycle normal d’expansion, trop longtemps décalé dans le temps par les scories de la crise de 2008 et sa seconde branche en 2011 en Europe. Même si le pic de croissance s’avèrera en 2016-2018 plus bas que lors de la précédente phase d’expansion (2006-2008) avec un chômage qui ne descendra pas en dessous de 9% (contre 7,2% au mieux de l’expansion du cycle précédent), Emmanuel Macron arrive à l’Elysée avec une année faste devant lui en termes de croissance (et le plein effet du stimulus monétaire européen). Certains de ses conseillers, dans la fabrique de son programme ou même lors des objectifs pluriannuels contenus dans son premier budget (le budget 2018 déposé à l’automne 2017), prévoient 2% de croissance par an durant tout le quinquennat. Cet objectif irréaliste alors que la phase d’expansion – certes biaisée et atone avant 2016 – dure déjà depuis cinq ans, accrédite l’idée d’un nouveau régime de croissance sous l’égide d’une nouvelle équipe réformatrice.

Pourtant, le programme économique de la nouvelle équipe reste timidement réformateur. Malgré cette forte croissance attendue, il ne prévoit de baisser les prélèvements obligatoires que de trois ou quatre points et la dépense publique de trois points sur tout le quinquennat : les deux tiers de ces avancées dépendent de la croissance du PIB elle-même…

Deux séries de réformes vont monopoliser les analyses à l’automne 2017 : en premier lieu, la simplification de la fiscalité du capital avec la transformation de l’ISF en IFI (coût : 3-4 milliards d’euros) et la flat tax (qui n’en est pas vraiment une) sur le capital ou PFU (coût : 1,5 milliard d’euros). Ces réformes, financées par des ajustements douloureux et parfois injustes sur la politique du logement ou les collectivités locales, suscitent l’ire de nombreuses associations et des pouvoirs publics locaux. L’autre série de réformes concerne la question de la CSG, impôt jugé indolore qui est fortement et unilatéralement augmenté (impôt supporté aussi par les non actifs) : c’est de cette réforme mal comprise que l’on peut dater la réémergence de l’arlésienne du pouvoir d’achat dans le débat économique et social.

A la genèse de cette réforme pourtant, il n’y a aucun lien avec le pouvoir d’achat ou le coût du travail. Emmanuel Macron a simplement l’intention de reprendre la main sur l’assurance chômage et l’Unedic pour faire des économies et mieux contrôler les chômeurs. Pour cela, l’État doit s’inviter de manière autoritaire dans la traditionnelle gestion bipartite entre patronat et syndicats. Il le fait en modifiant les circuits de financement, en passant partiellement seulement d’une logique de cotisations (bismarckienne) à une logique d’impôts (beveridgienne) : cela se fait par le remplacement d’une partie du financement (celle assise sur les cotisations employeurs) par une augmentation de la CSG. Ce mécano fiscalo-social est aux antipodes du programme lors de la primaire du nouveau ministre de l’Economie, Bruno Le Maire… Dès juin 2017, l’ancien défenseur d’une baisse massive de la CSG justifie cette hausse tantôt par la baisse du coût du travail, tantôt par la défense du pouvoir d’achat en faisant apparaitre un gain net pour les employés une fois les deux opérations mises en place.

Malheureusement, si la CSG est augmentée dès janvier 2018, les baisses de cotisations quant à elles sont étalées sur l’année 2018, ponctionnant ainsi le pouvoir d’achat des Français. Dès la mi-2018, si la nouvelle politique macroéconomique n’a pas encore porté ses fruits (chômage quasi stagnant, croissance 2018 inférieure à la moyenne européenne, aucune vraie réduction des prélèvements obligatoires à court terme et une dépense publique en légère hausse), deux images vont être attachées par les citoyens à ce nouveau pouvoir en conséquence de ces deux séries de réformes : celle du « président des riches » et celle d’une politique qui réduit le pouvoir d’achat des Français.

Le contenu évolutif des revendications des « gilets jaunes »

Dès octobre 2017, nous analysions l’impact de ces mesures sur les classes moyennes : en reprenant la définition du Pew Center, on peut catégoriser dans la classe moyenne les Français gagnant à l’heure actuelle entre 1 700 euros et 3 900 euros par mois. La plupart d’entre eux s’avéraient perdants en termes de revenu net disponible après ces réformes (2).

La lutte contre la fiscalité trop lourde est à la genèse du mouvement

Le mouvement des « gilets jaunes » prend racine dans le mécontentement qui s’exprime dès le printemps 2018. Historiquement, les contestations sociales ne naissent pas pendant les crises économiques ou les récessions mais quand la situation s’améliore – or, fin 2017 ou début 2018, les médias ont trop rapidement et trop prématurément annoncé le triomphe de la politique économique de la nouvelle équipe, la confondant avec le pic mondial de croissance du cycle – alors que certaines catégories ont le sentiment de ne pas profiter des prébendes de la croissance : c’est alors qu’elles expriment des revendications, comme lors de l’affaire de la « cagnotte fiscale » pour Lionel Jospin en 2000.

Cependant, trois nouveautés sont à mettre en exergue dans cette France de 2018 qui sera la matrice des « gilets jaunes ». Premièrement, au lieu de faire quelques perdants comme toutes les réformes classiques, celles d’Emmanuel Macron coagule les classes moyennes avec les retraités et fait in fine de plus de la moitié des Français des perdants du « macronisme ». Comme il avait théorisé le rejet des extrêmes au profit du « cercle de la raison », il n’hésite pas à multiplier les perdants de sa politique économique, croyant leur coagulation sociale et politique impossible… à tort. Deuxièmement, l’exécutif a commis une erreur en communiquant très tôt sur ce thème piège du pouvoir d’achat. Ce dernier souffre d’un problème de définition : sa mesure statistique par l’INSEE (qui est une direction générale du ministère de l’Économie, il faut le rappeler) est sans cesse sujette à questions et récriminations. Le traitement des biens technologiques tend à augmenter le pouvoir d’achat de manière indue du fait de la « loi de Moore » (baisse rapide du prix des composants) et le logement est exclu des coûts des ménages : les chiffres du pouvoir d’achat publiés par l’INSEE sont donc très éloignés des dépenses courantes des ménages et le triomphalisme de l’équipe gouvernementale sur ce sujet a sans doute dressé les premiers manifestants contre lui. Troisièmement, le gouvernement n’a déjà plus de marges de manœuvre fin 2018 car la croissance a ralenti fortement au second semestre (la croissance devrait finir vers 1,5% mais avec un acquis de croissance essentiellement engrangé au premier semestre). Cela rendra la réponse aux « gilets jaunes » des plus ardues et son poids de dix milliards dangereux pour les dépenses publiques, là ou un an auparavant l’ajustement aurait été plus aisé.

Le prix du carburant cristallise le mécontentement

En parallèle de ces mécanos sociaux fiscaux, le gouvernement avait lancé dès la fin 2017 une fiscalité punitive contre les pollueurs afin de financer la transition énergétique avec, entre autres, une hausse de la taxe sur les carburants. En 1996, l’économiste Alain Cotta écrivait dans le magazine L’Histoire : « il est vraisemblable que la pression fiscale sur l’automobile ne fléchira pas. Nous sommes là dans un scénario comparable à celui de la gabelle sous l’Ancien Régime ». Il faisait allusion à un impôt, la gabelle, qui suscitera de véritables révoltes comme celle de 1548 : de même la taxation du sucre et de la farine, ou celle du thé, joueront un rôle non négligeable dans les débuts des révolutions françaises ou américaines. Le dénominateur commun de toutes ces taxes est leur assiette large et donc intégrant les masses populaires et pauvres (car les biens de première nécessité représentent une part plus importante du budget des ménages les plus pauvres). La hausse du prix du carburant affecte moins les habitants des métropoles utilisant les transports publics que ceux de territoires non métropolisées, dont tous les déplacements dépendent de leur voiture.

On retrouve ainsi la première vraie illustration des affres des habitants de la « France périphérique » de Christophe Guilluy ou des gens de somewhere contre ceux d’anywhere dans la typologie de Goodhart (3). Quels sont les choix offerts par les pouvoirs publics à ces populations de la France périphérique en termes de transition de modèle énergétique (des batteries sur tout le territoire comme en Scandinavie) ou d’infrastructures (les lignes de trains sont d’abord fermées dans cette même « France périphérique ») ? La voiture va cristalliser l’ire de catégories populaires qui ne vivent pas dans la France des métropoles, qui n’ont jamais été sensibles au changement « macroniste » et n’ont pas massivement voté pour lui et qui se recrutent politiquement à gauche, à droite, et beaucoup dans l’abstention. Emmanuel Macron a d’abord assumé la hausse des taxes au nom d’une politique écologique avant de demander aux régions, financièrement exsangues, d’aider les foyers modestes avec un « chèque carburant » pour ensuite réunir les distributeurs et leur demander de mieux répercuter les baisses de prix du baril à la pompe, ce que l’État refuse de faire.

Une jacquerie fiscale et un soulèvement girondin

Priscillia Ludosky, auto-entrepreneuse de 32 ans, lance dès le mois de mai 2018 une pétition contre la hausse du prix du carburant. La pétition reste longtemps confidentielle jusqu’à ce qu’un routier de 33 ans, Eric Drouet, la contacte alors qu’il prépare un rassemblement contre la hausse du prix de l’essence. Les deux initiatives se conjuguent pour donner naissance à l’Acte 1 des « gilets jaunes » le 17 novembre. C’est donc une montée en puissance graduelle de six mois, sur fonds d’erreurs de politique économique du gouvernement, qui culmine en ce mouvement inédit.

Deux types de revendications économiques vont émerger au sein de ces différents actes de rassemblement et dans la myriade de groupes Facebook et déclarations officielles de représentants plus ou moins choisis (4). Les premières demandes, dans la foulée de ces six mois de pré-mobilisation, concernent la remise en cause de la hausse de la fiscalité environnementale et de la taxe sur les carburants. Spontanément s’agrège à cette révolte fiscale un mouvement plus général contre les impôts, les charges et les normes. Nombre de libéraux voient alors le mouvement comme une jacquerie fiscale ou un soulèvement libéral et girondin, qui exprime son ressentiment contre une France jacobine, centralisatrice, incarnée par les énarques parisiens au pouvoir. Les premiers Actes des « gilets jaunes » sont clairement anti-élites, ancrées dans les territoires et expriment plus généralement un rejet des normes et de l’État envahissant et tatillon. Comme en 1789 (si ce parallèle nous est permis), la demande générale est celle de plus de liberté. Les petits patrons, notamment du secteur routier, les autoentrepreneurs, les retraités mécontents de cette hausse de la CSG, constituent les piliers du mouvement.

La détresse sociale magnifie et diversifie les revendications

Cependant, cette révolte révèle aussi la détresse financière et sociale des premiers manifestants tout comme de ceux qui vont bientôt les rejoindre : les doléances s’étendent rapidement au simple constat des difficultés du quotidien, dont la fiscalité et les normes (en ponctionnant de la richesse brute sur les ménages) ne sont qu’un aspect – l’autre aspect étant la modestie des salaires des pensions, des transferts sociaux, etc. Ainsi, le double mouvement de révolte contre l’État et le jacobinisme et de doléance pour plus de protection et d’aides, est caractéristique du mouvement dès la fin-novembre. Il brouille d’ailleurs son expression publique.

État-Providence et chômage de masse appauvrissent les Français

Les adversaires du mouvement ont beau jeu de montrer l’apparente incohérence entre des revendications libérales (de « droite » pour simplifier) et des demandes pour une plus grande justice sociale (de « gauche ») : ce discours caricatural sera entendu dans les médias. En réalité, du point de vue macroéconomique, les deux sont intrinsèquement liés. Comme on l’a exposé plus haut en évoquant l’échec économique français, le maintien (et l’absence de réforme) de l’État-Providence a exigé une ponction importante et toujours croissante sur la richesse des ménages et des entreprises. Le chômage de masse en est la première conséquence.

En France, à l’inverse du Royaume-Uni, du Canada ou des États-Unis, un taux de chômage élevé depuis trois décennies a constitué une armée de réserve (pour reprendre un terme marxiste) de chômeurs : dès que la croissance économique reprend, comme en 2016, il ne peut y avoir d’augmentation du salaire des moins qualifiés (donc, de leur pouvoir d’achat) puisque les entreprises ont la possibilité, plutôt que de céder à des revendications salariales, de faire appel aux nouveaux entrants issus des rangs des chômeurs. A titre d’exemple, aux États-Unis, si la reprise est avérée dès 2011, il faudra que le chômage descende à 5% avant de voir la moindre tension sur les salaires… Les « gilets jaunes » qui manifestent contre la fiscalité et déplorent la baisse du pouvoir d’achat ne sont donc pas incohérents. Inévitablement, du fait d’une certaine tradition politique française (et de l’image donnée par le gouvernement), les demandes classiques de gauche (ISF, hausse du SMIC et des salaires) refont surface et s’agrègent aux deux mots d’ordre sur la fiscalité et le pouvoir d’achat.

Un gouvernement en perpétuel décalage avec les revendications

Le gouvernement lui-même, dans sa réponse à la crise, va osciller entre ces deux tendances des revendications. Initialement mais trop tardivement, il réagit en décrétant un moratoire sur la hausse de la fiscalité énergétique, puis son annulation. Mais quand il acte définitivement cette annulation, il est déjà loin derrière les « gilets jaunes » qui ont étendu la liste des revendications à la question du pouvoir d’achat. Encore une fois très tardivement, Emmanuel Macron finit par reconnaitre le problème et laisse filer les dépenses publiques en promettant un paquet de mesures de dix milliards : hausse indirecte du SMIC via la prime d’activité, remise en cause de certaines hausses de CSG, défiscalisation et désocialisation (partielle, la CSG reste due) des heures supplémentaires, prime exceptionnelle facilitée. Ce faisant, il tente de répondre aux manifestants tout en reprenant une mesure sarkozyste et une autre de Xavier Bertrand afin de maintenir son oxymore politique du « et de gauche et de droite » dans le champ de la politique économique.

L’accueil mitigé réservé aux mesures s’expliquent de deux manières. Premièrement, dans le détail elles ne sont que marginales ou exceptionnelles et ne compensent pas l’absence de hausse des salaires en France. Deuxièmement, ce mouvement, toujours évolutif et mouvant, accorde désormais la priorité aux revendications ayant trait à la démocratie participative et citoyenne comme le Referendum d’Initiative Citoyenne. Les « gilets jaunes » sortent clairement du champ économique et social stricto sensu dès la mi-décembre 2018. L’exécutif ne le voit pas, ou ne veut pas le voir.

Vers une redéfinition des clivages politico-économiques ?

On constate aussi dans les rangs des « gilets jaunes » la traduction directe des travaux de Guilluy ou Goodhart sur les oubliés de la mondialisation : il revient à l’économiste Dany Rodrik d’avoir développé le premier l’idée que le processus de mondialisation avait érodé la souveraineté des États-nations, les soumettant à des considérations économiques et financières parfois à l’encontre des desiderata de la majorité de la population. Rodrik définit le trilemme politique de l’économie. Souveraineté nationale, démocratie et mondialisation ne peuvent coexister (on aurait pu accoler à mondialisation la construction européenne) : l’un doit céder (5). Sans préjuger de la validité de ce trilemme, il est à l’esprit des manifestants en jaune et explique que derrière l’incohérence apparente des revendications, le « corpus » de politique économique issue des « gilets jaunes » est déchiffrable.

Une secessio plebis du vingt-et-unième siècle

Il l’est d’autant plus qu’il propose une grille de lecture plus efficace que le poncif habituel sur l’opposition ouvert/fermé, progressistes/conservateurs, proposé ces dernières années et mis en avant par les médias et Emmanuel Macron lui-même, et qui ne correspond à rien de lisible en matière de politique économique. Le mouvement des « gilets jaunes » demande fondamentalement une meilleure création de richesses (moins de fiscalité et de normes, plus de pouvoir d’achat laissé aux ménages) dans un contexte d’équité où les règles du jeu sont claires : pas de distorsion en faveur des plus riches, pas de concurrence inacceptable ou de pression venant de l’étranger. Il combine donc fondamentalement libéralisme économique et normatif (on le qualifiera de mouvement girondin libéral) et demande de protection économique (souveraineté nationale, protection des industries, refus des excès de la mondialisation et de l’imposition de normes venant d’entités internationales).

On retrouve ainsi dans les revendications des « gilets jaunes » des éléments du trumpisme économique et de certains des nouveaux mouvements dits « populistes » qui essaiment à travers le monde. On retiendra ici la définition du populisme la plus intelligente qui a été donnée par Vincent Coussedière : le populisme, c’est la situation dans laquelle se trouve le peuple à un instant T quand il considère que ses élites ne le représentent plus (6). Le développement du multilatéralisme, la dernière vague de la mondialisation (qui, comme l’a montré Fernand Braudel, est en elle-même un phénomène naturel et inéluctable mais dont certains aspects récents, en termes de traités internationaux, sont contestables), l’hyper-financiarisation de nos économies, leur désindustrialisation, sont autant de changements non acceptés par les masses populaires. Elles s’en départissent en se méfiant de la démocratie représentative, en une secessio plebis du vingt-et-unième siècle.

Des lors, il y a continuité entre la lutte contre la fiscalité excessive, les revendications sur le pouvoir d’achat et la demande de référendum d’initiative citoyenne. C’est la méthode d’action qui doit changer si l’on veut préserver justement le fondement de nos démocraties libérales capitalistes. Faire fi du capitalisme de connivence, de l’hyper-financiarisation, des excès de la mondialisation, car les laissés-pour-compte de ces phénomènes sont trop nombreux : surtout quand les élites françaises ont été incapables de guider les masses populaires à travers ces transformations.

Un clivage économique entre bloc « élitaire » et bloc « populaire »

L’exécutif semble s’arc-bouter sur le mythe technocratique de l’élite éclairée capable de guider les masses populaires à marche forcée à travers la mondialisation et la modernité. Pourtant, ce logiciel semble dépassé : ce demandent les peuples à travers le monde, c’est bien de reprendre en main le processus de démocratie représentative, de régénérer une élite capable de prendre en compte les revendications populaires et le sens du Bien commun. Il serait incongru de faire une interprétation marxiste au niveau économique de cet affrontement entre le pouvoir politique et les « gilets jaunes ». La collision se fait plutôt entre un bloc « élitaire », imposant de manière technocratique une adaptation aux exigences perçues comme telles de la mondialisation et de la construction européenne, et un bloc « populaire », qui n’est pas anticapitaliste en tant que tel, mais qui veut redéfinir les règles du jeu du capitalisme entrepreneurial et le rôle de l’État.

« Utopie démesurée », diront certains : « nous ne sommes pas seuls au monde après tout et la France ne va pas redéfinir à elle seule les règles de la mondialisation et de la construction européenne, sauf à en sortir et à mourir »… A ceux-là, il faut répondre que le monde change en effet et que Trump, Bolsonaro, Salvini, le Royaume Uni du Brexit, l’Europe de l’Est, l’Autriche, sont plus proches de ce programme de politique économique (protectionnisme économique, réindustrialisation volontariste, création de richesses, réduction du périmètre de l’État, baisse des impôts, réduction des normes) que de celui d’Emmanuel Macron. Pour passionnant que soit le phénomène des « gilets jaunes » pour l’économiste, il constate qu’il s’inscrit dans ce vaste mouvement de résurgence des peuples dans l’équation économique…

Notes •

(1) Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014.

(2) Sébastien Laye, « Les classes moyennes, perdantes de l’ère Macron », Le Figaro, 17 octobre 2017.

(3) David Goodhart, The Road to Somewhere. The Populist Revolt and the Future of Politics, C. Hurst & Co Publishers, 2017.

(4) Nous laissons ici de côté les revendications non-économiques comme le RIC.

(5) Dany Rodrik, Nations et mondialisation : les stratégies nationales de développement dans un monde globalisé, La Découverte, 2008.

(6) Vincent Coussedière, Éloge du Populisme, Elya éditions, 2012.