Après les élections du 26 mai, la « doctrine Macron » à l’assaut de l’Europe

Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More, et Jérôme Soibinet, chargé de cours en droit de l’Union européenne à l’ICES

Juin 2019 • Note d’actualité 57 •


Les résultats des élections européennes qui viennent de se dérouler sont en réalité en trompe-l’œil. Si la hausse de la participation électorale, le maintien (relatif) des partis pro-européens et la poussée contenue des partis « eurosceptiques » satisfont les pro-européens, il ne faut pas sous-estimer les difficultés à venir, avec un parlement européen fragmenté, une majorité plus difficile à constituer que jamais et des équilibres politiques précaires. Le président français Emmanuel Macron semble pourtant s’en satisfaire. C’est peut-être qu’il a en tête d’imposer sa « doctrine » cynique mais efficace à l’Union européenne : le centre ou le chaos.


Au lendemain du scrutin européen du 26 mai dernier, nombre de partisans de l’Union européenne telle qu’elle existe se sont réjouis. Participation électorale en hausse, redistribution des équilibres entre eux mais maintien des partis pro-européens, poussée contenue des « partis eurosceptiques ». Le président français Emmanuel Macron semblait satisfait : « Le résultat de dimanche est une bonne base. » déclarait-il à Bruxelles dès mardi.

Pourtant, à y regarder de plus près, bien des questions se posent. En sanctionnant les principaux partis historiques (le centre-droit du PPE et les socialistes du S&D) et en donnant une prime à plusieurs groupes minoritaires (Verts, libéraux du ADLE&R, « eurosceptiques » de l’ENL et de l’EFDD), les électeurs ont fracturé le Parlement. Des divergences politiques lourdes vont compliquer la constitution des groupes parlementaires (au PPE avec le « cas Orban » et dans les trois groupes « eurosceptiques »). L’établissement d’une majorité stable va nécessiter de longues et difficiles négociations. Une « grande coalition », qui mécontentera une partie des électeurs (combien de ceux de François-Xavier Bellamy ont voté pour une alliance avec les élus de LREM et les socialistes ?), est inévitable. La nomination aux principaux postes des institutions (président du Parlement, président de la Commission, commissaires, président de la BCE) va être le fruit de marchandages sans fins.

Dès lors, de quoi parle Emmanuel Macron quand il évoque la « bonne base » des résultats du 26 mai ? De toute évidence, il ambitionne d’imposer sa « doctrine » à l’Union européenne. Sur fond d’un paysage politique fragmenté dans lequel les partis traditionnels s’essoufflent, il propose la composition d’un grand pôle central face à la « menace populiste » et piège les partis de droite comme de gauche dans une dialectique cynique mais efficace : le centre ou le chaos. L’Union européenne, qui a fait de la « recherche du compromis » et du « dépassement des nations » les bases de son fonctionnement, paraît le terrain idoine pour sa stratégie. Y parviendra-t-il ?

Un Parlement européen formellement et fondamentalement renouvelé

Les élections pour le renouvellement du Parlement européen pour la mandature 2019-2024 passées, tout le monde, gagnants et perdants, se réjouit d’une plus forte participation globale qui a, certes, au moins le mérite de donner un peu plus de crédibilité aux résultats.

Au lendemain des dépouillements dans les vingt-huit États membres, l’Union européenne se trouve donc avec un nouveau Parlement assez sensiblement différent du précédent. A ce stade, les principaux enseignements du scrutin sont les suivants :

  • la poussée confirmée mais contenue des partis « eurosceptiques » que les instituts de sondages prévoyaient,
  • la poursuite (voire l’amplification) de l’érosion des « grands » partis traditionnels dans certains pays,
  • la poussée notable des partis écologistes.

Par pays, cela donne les résultats indiqués dans le tableau ci-dessous (Figure 1).

Figure 1 Résultats des élections européennes du 26 mai 2019 par pays

Pris globalement, tant à gauche qu’à droite, les pôles de l’hémicycle se sont très nettement élargis, de même que les groupes « centraux », libéral (ADLE&R) et écologiste (Verts/ALE). Les partis membres du Parti Populaire européen (PPE, centre-droit) arrivent en tête et donnent à leur groupe parlementaire certes la première place mais une majorité encore plus relative que dans la précédente législature. Et la physionomie de la nouvelle assemblée en est donc nettement modifiée (Figure 2).

Figure 2 Répartition des élus par groupe au Parlement européen

                                                                                       Source • Parlement européen

Des sièges sensiblement redistribués

Le PPE, certes majoritaire, a ainsi perdu une quarantaine de sièges, autant que son traditionnel allié de majorité, le S&D (socialistes et démocrates). Les groupes bénéficiaires de cette nouvelle distribution sont divers. D’abord, le groupe ADLE&R qui passe à 105 membres (contre soixante-huit dans la précédente législature), voyant arriver dans ses rangs les élus de LREM (France) qui, même s’ils n’ont pas obtenu le score escompté, seront néanmoins vingt-et-un à siéger. L’autre gagnant est le groupe Verts-ALE qui gagne une vingtaine de sièges avec un nouveau total de soixante-neuf membres, grâce notamment au bon résultat des Verts français (douze élus) et des Grünen allemands (vingt-deux élus).

Une sensible marge de progression profite également au groupe ENL (souverainistes) qui bénéficie de la victoire de la Lega italienne (vingt-huit sièges) et du Rassemblement national en France (vingt-deux sièges), alors que le groupe ECR (conservateurs eurosceptiques) pâtit quant à lui de la défaite cuisante des Conservateurs britanniques, qui n’ont plus que quatre élus. Ceci profite au troisième et très hétéroclite groupe, l’EFDD, qui doit voir arriver dans ses rangs les vingt-neuf élus du Brexit Party, le nouveau parti fondé par Nigel Farage, mais dont le maintien après le départ de ceux-ci est incertain (du fait des conditions posées par le règlement du Parlement pour la constitution d’un groupe politique). A eux trois, dans la configuration actuelle, ces groupes obtiennent donc, avec un total de 175 membres, un gain cumulé d’une vingtaine de sièges.

Sur 751 députés européens, cet accroissement peut paraître marginal. Mais l’effet politique de ce gain est amplifié par la perte concomitante de sièges dans les « grands » groupes traditionnels du PPE et des S&D. Ces 175 parlementaires cumulés ne seront ainsi que quatre de moins que leurs homologues du PPE et seront vingt-deux de plus que ceux des S&D.

Une difficile constitution des groupes parlementaires

L’une d’entre elles, est le « raidissement » du PPE contre l’un de ses membres, le Fidesz du Premier ministre hongrois Viktor Orban. Après les menaces d’exclusion proférées contre lui par plusieurs membres du PPE et la modeste mesure de suspension dont il a finalement fait l’objet, quelles seront les attitudes du PPE d’une part et du Fidesz d’autre part ? Si, quelles que soient l’origine et les modalités de cette mesure, le parti majoritaire hongrois venait à quitter le PPE, ce denier perdrait ses treize élus qui siégeraient alors certainement dans un groupe « souverainiste ». En nombre cumulé, ces groupes passeraient donc devant le PPE, donnant à ce courant, si ce n’est une majorité, du moins une importante minorité qui, bien que divisée en plusieurs groupes, serait toutefois capable de s’unir pour les scrutins les plus politiques. Les négociations internes au PPE vont donc être intenses et difficiles entre les tenants d’un maintien du Fidesz et les partisans de son exclusion.C’est donc sur cette base arithmétique que s’ouvre la phase institutionnelle et politique découlant des élections : la constitution des groupes politiques, et plus encore la définition entre eux d’une majorité parlementaire à même de soutenir la prochaine Commission européenne. Et nous devons être extrêmement prudents dans nos premiers commentaires puisqu’ils sont pour partie fondés sur la composition politique et nationale des groupes dans l’assemblée sortante, issue des élections de 2014. Depuis, beaucoup de choses ont changé.

Elles ne seront toutefois pas plus difficiles que celles qui ont déjà lieu entre les partis « nationalistes », « souverainistes » ou « eurosceptiques ». En effet, si leurs positions institutionnelles vis-à-vis de l’Union européenne convergent à peu près, certains aspects non moins essentiels constituent d’importantes difficultés. Ainsi, alors que le Rassemblement national français et la Lega italienne défendent des positions favorables à un assouplissement de la politique européenne vis-à-vis du gouvernement de Vladimir Poutine, le PiS polonais est farouchement hostile à Moscou. Sur les questions économiques, le FPÖ autrichien est très libéral là où nombre de ses alliés potentiels sont souvent plus étatistes ou plus interventionnistes. De même, le Brexit Party britannique s’est créé très récemment par opposition à ce qu’il jugeait comme la dérive droitière du UKIP. Il est donc peu probable qu’il souhaite s’afficher avec des partis généralement classés à ses yeux trop à droite. La question ici n’est toutefois pas cruciale car les députés britanniques n’ont pas vocation à rester, plus encore après la démission de Theresa May qui devrait ouvrir la voie à la nomination par la Reine d’un Premier ministre favorable à un Brexit dur et rapide.

Ainsi donc, il faudra attendre la session constitutive de juillet pour avoir une vision précise de la composition des groupes politiques et de leurs poids respectifs. Mais d’ici là, les négociations auront aussi, et surtout inclus, des points institutionnels extrêmement politiques.

Vers une majorité parlementaire forcément fragile

Ce modèle binaire est désormais révolu et les institutions vont devoir passer au « multilatéralisme ». D’ores et déjà, l’arithmétique oblige PPE et S&D à intégrer à leur majorité le groupe ADLE&R. Le rêve, rapidement caressé par le candidat socialiste à la présidence de la Commission européenne, Franciscus Timmermans, premier vice-président sortant de Commission, de constituer une majorité « de gauche », sans le PPE, est mathématiquement impossible puisque l’union des groupes S&D, ADLE&R et Verts/ALE cumulerait environ 320 sièges, soit une cinquantaine de voix en dessous de la majorité. Et il est peu probable que les libéraux d’une part et la gauche radicale (groupe GUE/NGL) d’autre part soient prêts à s’allier dans une même majorité, même pour faire barrage au PPE.Depuis plusieurs législatures, le Parlement européen ne connaît pas de majorité absolue. Son fonctionnement interne reposait donc jusqu’à aujourd’hui sur une forme de « bilatéralisme » autour d’une majorité, constituée des démocrates-chrétiens du PPE et des socialistes du groupe S&D, qui définissait, sur la base d’un compromis permanent, les politiques européennes et se répartissait les postes institutionnels qui les mettraient en œuvre (président du Parlement, président de la Commission, membre du Collège des commissaires, présidents des commissions parlementaires, etc.).

Dans cette majorité tripartite, les négociations vont être difficiles. En effet, les partis politiques européens avaient réutilisé la procédure du « Spitzenkandidat », instaurée pour la première fois lors des élections de 2014 : dans ce cadre, chacun de ces partis désigne un candidat pour mener la campagne européenne et le parti qui arrive en tête des élections, voit son candidat prendre la tête pour la désignation du président de la Commission européenne. Sauf qu’en l’espèce, le candidat du PPE arrivé en tête, l’Allemand Manfred Weber, suscite peu d’enthousiasme et souffrira sans doute de la fragilisation d’Angela Merkel dont la CDU a remporté les élections mais avec un score en recul de 7% et cinq sièges perdus par rapport au scrutin de 2014. De plus, depuis le scrutin, la grande coalition CDU-CSU/SPD qui gouverne en Allemagne, est sur le fil du rasoir, fragilisée par la démission d’Andrea Nahles, la présidente du SPD, et la chute de popularité d’Angela Merkel qui a déjà annoncé sa « retraite » politique à la fin de l’actuel mandat, ouvrant la voie à sa succession à la Chancellerie.

Le peu charismatique Manfred Weber bénéficie donc de faibles soutiens, et moins encore du côté français : les élus LREM qui vont occuper une part influente du groupe ADLE&R, se font déjà le relais à Bruxelles de la préférence affichée d’Emmanuel Macron pour la candidature d’un « poids lourd » pour présider la Commission, issu éventuellement du PPE en la personne de Michel Barnier, voire celle de la Danoise Margrethe Vestager, membre de la Commission sortante. Candidate du groupe libéral, cette dernière aurait l’avantage pour ses soutiens d’être déjà officiellement candidate à la présidence de la Commission dans le processus du « Spitzenkandidat », même si ce n’est pas son groupe qui est arrivé en tête.

Par ailleurs, le groupe des Verts, fort de sa poussée, voudra sans doute peser dans ce processus. Si l’alliance « de gauche » n’est pas mathématiquement envisageable, il pourrait servir de complément à la majorité PPE/S&D/ADLE&R en ayant le mérite, du point de vue du PPE, de neutraliser les prétentions des ADLE&R qui se voient déjà en groupe charnière et en « faiseurs de rois » et, du point de vue des socialistes, de rééquilibrer à gauche une majorité trop à droite, sur les questions économiques notamment.

En tout état de cause, si la majorité qui se dégage in fine est numériquement confortable, il y a de fortes chances qu’elle soit politiquement fragile. Elle sera en effet toujours soumise à l’équilibre précaire de trois, voire quatre, forces politiques aux priorités sensiblement différentes et conditionnées, qu’on le veuille ou non, à des agendas et des contextes politiques nationaux, incertains dans de nombreux États membres.

Président de la Commission, commissaires, président de la BCE : des marchandages sans fin à prévoir

Le Conseil européen s’est déjà réuni, le mardi 28 mai, pour analyser les résultats électoraux et les nouveaux équilibres politiques qu’ils dessinent au sein des institutions européennes. En effet, si le Parlement joue dans ce « mercato » un rôle politique visible, les principales décisions politiques se prendront dans le huis clos du Conseil européen, les parlementaires représentant de partis de gouvernement (et donc représentés au sein du Conseil européen) se rangeant logiquement derrière leur dirigeant et la ligne qu’il ou elle a fixé avec ses pairs.Depuis le traité de Lisbonne, le président de la Commission européenne est élu par le Parlement européen, sur proposition du Conseil européen qui désigne son candidat à la majorité qualifiée, « en tenant compte du résultat aux élections au Parlement européen » (article 17 du traité de l’Union européenne). La composition actuelle du Conseil européen, qui rassemble les chefs d’État et de gouvernement des États membres, met à égalité le PPE et ADLE&R : huit membres chacun, les S&D arrivant ensuite avec six sièges. L’élargissement de l’alliance parlementaire aux Verts pourrait permettre aux S&D de compenser cette situation qui peut leur sembler favoriser un candidat « de droite », cela d’autant plus que le Collège des commissaires est ensuite désigné sur la base de candidatures soutenues par chaque État membre, avec donc une majorité de commissaires PPE et ADLE&R (seize sur vingt-huit, voire vingt-sept après le Brexit).

Rien de précis ne semble encore avoir été décidé lors de cette réunion tant la situation est complexe et le jeu des équilibres encore plus compliqué que les fois précédentes. Là où il suffisait, ce qui n’était déjà pas simple, d’alterner un homme, une femme, un PPE, un S&D, un « nordiste », un « sudiste », un membre issu d’un pays de l’Eurozone et un autre qui ne l’était pas, il va falloir ajouter à l’équation un(e) ADLE&R, voir un(e) Vert(e) – en se rappelant pour ce dernier cas de figure qu’aucun gouvernement national n’étant « vert », il faudrait ici trouver l’État prêt à « parrainer » un tel candidat commissaire…

Ces derniers jours, des noms de premier plan circulent pour occuper les postes les plus influents, en premier lieu la présidence de la Commission et celle de la Banque centrale qui doit être renouvelée à l’automne. Si des « poids lourds » de la politique venaient à être nommés, cela aurait sans doute l’avantage de faire bénéficier la fonction de la notoriété et de l’expérience de son titulaire. Mais il faudrait également s’attendre à d’intenses tractations entre les différentes forces politiques, au nom de l’équilibre et du compromis européens : si la présidence de la Commission revient à un représentant du PPE, les S&D et l’ADLE&R réclameront que d’autres postes leurs reviennent, à la BCE, parmi les postes les plus importants du Collèges des commissaires et, plus discrètement, aux influents postes de directeurs généraux dans les principales directions de la Commission.

Les institutions bruxelloises ont une certaine expérience de ces moments délicats et de ces négociations difficiles, gages de réunions interminables qui déboucheront sur un compromis à l’arraché. Mais plus encore que toutes celles qui l’auront précédée, parce que de nouveaux éléments complexes seront venus s’ajouter à l’équation, cette dernière solution sera perpétuellement l’otage d’une exigence de l’une ou l’autre des parties, plus encore dans une alliance abritant, schématiquement, un PPE et une ADLE&R libéraux et des S&D keynésiens, sans compter la possible addition des Verts, ouvrant pour l’Union européenne le risque d’un nouveau « mandat pour rien ».

La recherche du « compromis européen », ou la paralysie permanente

Car, en effet, là où le binôme européen entre démocrates-chrétiens et socialistes a produit peu de réussites majeures, toujours au point d’équilibre entre les deux, satisfaisant peu et mécontentant beaucoup, le « ménage à trois » (voire à quatre) va selon toute vraisemblance générer un immobilisme encore accru. On peut en effet s’attendre à ce que le compromis sur le programme de la Commission qui sortira des négociations en cours soit réduit au plus petit dénominateur commun des parties en présence. La défense de la construction européenne contre la « menace populiste », mantra répété à l’envie par une Angela Merkel sur le reculoir ou un Emmanuel Macron qui applique à la lettre la stratégie mitterrandienne la plus cynique, ne saurait constituer un programme politique constructif et porteur de projets ambitieux.

Quand bien même l’Union européenne ne se réformerait pas pour donner à sa mission et à son action plus de souplesse, plus d’efficacité et in fine plus de légitimité, elle ne peut pas faire l’économie d’une politique ambitieuse face aux grands enjeux contemporains, qu’ils soient environnementaux – et les premiers à le rappeler à Bruxelles seront sans doute les députés écologistes membres ou non de la majorité à venir –, commerciaux (dans le contexte de guerre économique que se livrent Chinois et Américains ), migratoires, technologiques, sécuritaires, etc.

Or, comme l’expérience l’a amplement montré, les institutions européennes sont structurellement incapables d’apporter une réponse à ces défis qui nécessitent certes une coopération étroite entre États européens mais surtout une vision politique, une souplesse de décision et une capacité d’action que ces institutions ne possèdent pas et ne peuvent pas posséder. Il faut insister, de ce point de vue, sur la schizophrénie politique et institutionnelle qui règne à Bruxelles : en effet, la volonté affichée est celle d’un équilibre entre institutions et l’on présente alors le Parlement comme le cœur démocratique de toute la structure ; pour autant, ceux parmi les chefs d’États et de gouvernements qui promeuvent cette vision prennent pourtant bien garde de conserver au sein du Conseil européen le pouvoir de nomination aux postes essentiels, faisant fi en l’occurrence de la procédure de « Spitzenkandidat » supposée valoriser la dimension européenne de tout le processus. Il faudra toutefois ici compter avec le Parlement européen qui, par la voix officielle de la Conférence des présidents de groupes politiques, a « réaffirm[é] [sa] détermination en faveur du processus des candidats têtes de liste, qui permet au/à la prochain(e) Président(e) de la Commission de faire connaître son programme et sa personnalité avant les élections et de s’engager dans une campagne pan-européenne » (1).

Nous ne reviendrons pas ici sur les lourdeurs et longueurs du processus décisionnel européen, déjà largement abordé et connu (2). Mais rappelons qu’au cœur de ce processus se trouve la « culture de compromis » si propre à l’Union européenne : compromis entre États membres d’abord, entre États membres et Commission, entre groupes politiques au Parlement européen, entre groupes de pression divers et variés. Ce compromis est obligatoire du fait de la nature même de la construction européenne. En effet, elle n’est pas (ou plus) le cadre de coopération libre entre États souverains mais, selon les termes mêmes des traités, une « union sans cesse plus étroite » (préambule et article 1 du traité de l’Union européenne), expression dans laquelle chaque mot est lourd de sens : « union », avec le risque de recherche d’une unité voire d’une unicité ; « sans cesse », un mouvement sans fin et sans limites institutionnelles, politiques ni même territoriales ; « plus étroite », touchant donc non plus seulement à des domaines où une coopération a une réelle plus-value mais s’étendant sans fin à tous les domaines.

La « doctrine Macron » peut-elle s’imposer à l’échelle de l’Europe ?

A cet impératif catégorique du fonctionnement de l’Union européenne va s’ajouter un risque politique important, lié aux résultats fragmentés de l’élection. Ramené à la politique française, le fait que les élus du PPE (conduits par François-Xavier Bellamy), du groupe S&D (conduits par Raphaël Glucksmann) et du groupe ADLE&R (conduits par Nathalie Loiseau) siègent dans la même majorité, risque fort de crisper une bonne part de leurs électorats respectifs tant, en France comme ailleurs, on sait que plus les politiques gouvernementales se font « au centre », plus les clivages ont tendance à s’accentuer. On peut d’ailleurs noter que les résultats électoraux ont souligné ce phénomène en donnant en de nombreux pays l’avantage à des listes, de gauche comme de droite, au discours cohérent et net. Il sera sans doute encore moins pardonné à tous ces acteurs politiques d’avoir ainsi généré une inaction coupable qui risque fort d’être celle de l’Union européenne dans les cinq prochaines années.

C’est la « doctrine Macron » imposée à l’échelle de l’Europe, les libéraux se considérant dorénavant comme des pivots incontournables et espérant ramener à eux, sur la base d’un théorème selon lequel c’est « le centre ou le chaos », leurs nouveaux alliés PPE et S&D. Mais l’Union européenne n’est pas la France : là où Emmanuel Macron a eu le talent de profiter de l’effondrement des partis politiques « traditionnels » français laissant derrière eux un vide politique, il se heurtera à Bruxelles non seulement à de « grands » partis fragilisés mais pas morts, comme la CDU d’Angela Merkel, mais aussi à des forces politiques plus neuves qui n’entendent pas se laisser voler leur victoire.

Plus encore, Emmanuel Macron, s’il est moins fragilisé que certains de ses homologues chefs d’États et de gouvernements, a perdu de son crédit auprès de nombre d’entre eux tant du fait d’un positionnement européen jugé parfois solitaire que d’un contexte de politique intérieure défavorable. De ce point de vue, le résultat de son soutien aux candidatures de Michel Barnier ou de Margrethe Vestager pour la présidence de la Commission, sera un test : le Conseil européen se réunira les 20 et 21 juin prochains pour prendre une décision à la majorité qualifiée renforcée qui suppose l’accord de vingt-et-un dirigeants représentant au moins 65 % de la population européenne, et donc un accord avec le gouvernement allemand. Ce dernier et le PPE accepteront peut-être, au final, de « lâcher » leur candidat Manfred Weber et le Parlement actera peut-être dans la foulée cet abandon de la procédure de « Spitzenkandidat ». Ce ne sera toutefois une victoire de la « doctrine Macron » que si, et seulement si, le prix que lui feront payer les uns et les autres n’est pas trop élevé. Cela fait beaucoup de difficiles obstacles à franchir.

« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes », Bossuet

Il y a presque dix ans jour pour jour, le 30 juin 2009, l’arrêt « Lisbonne » de la Cour constitutionnelle allemande soulignait qu’aussi longtemps qu’« aucun peuple européen unifié, comme source de légitimité, ne pourra exprimer une volonté majoritaire par des voies politiques effectives, tenant compte de l’égalité dans le contexte de la fondation d’une Etat européen fédéral, les peuples de l’Union, constitués dans les Etats membres demeurent les titulaires exclusifs de l’autorité publique ».

Dix ans plus tard, le sentiment d’appartenance à l’Union n’existe toujours pas et l’hypothétique « peuple européen » demeure une utopie. Des négociations en cours au plus haut niveau, il sortira sans doute une majorité politique qui se donnera comme haute mission de lutter contre la « menace populiste ». En niant toujours un peu plus les réalités politiques nationales, elle favorisera le mouvement perpétuel d’un « européisme » sans consistance et sans direction qui arase le débat politique, nourrissant ainsi ce qu’il prétend combattre. Mais la réalité, même en politique, finit toujours par prévaloir et à défaut d’en avoir anticipé les effets, la construction européenne sous sa forme actuelle pourrait périr des soins de ceux qui prétendent la sauver.

• Notes

(1) Parlement européen, Déclaration de la Conférence des présidents, communiqué de presse, 28 mai 2019, disponible ici.

(2) Voir Institut Thomas More Principes, institutions, compétences : recentrer l’Union européenne, rapport, mai 2019, disponible ici.