Amazon répercute la « taxe Gafa » sur ses tarifs · Pourquoi la taxation française n’est pas efficace

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

5 août 2019 • Opinion •


Confucius disait que l’archer avait un point commun avec l’homme de bien: « quand sa flèche n’atteint pas le centre de sa cible, il en cherche la cause en lui-même ». Le gouvernement français doit s’atteler à mieux comprendre pourquoi sa récente « taxe Gafa » n’a pas fonctionné ; elle a péché (au sens étymologique, l’origine grecque du terme pêché, hamartia, renvoyant au champ lexical antique de l’archer qui manquait sa cible) par manque de compréhension des avantages comparatifs de ces nouveaux monolithes numériques.

Les géants de l’Internet, du fait de la non-localisation géographique de leurs services, peu rattachés à un territoire, sont en moyenne deux fois moins imposés que les entreprises traditionnelles en Europe. Pourtant, les Européens n’ont pu s’entendre sur la création d’une taxe commune sur leurs chiffres d’affaires. Et, par effet d’affichage, le 11 juillet 2019, la France a décidé, unilatéralement, de mettre en place sa propre « taxe Gafa ».

On notera l’incohérence d’une diplomatie économique française qui se lamente de l’unilatéralisme américain mais s’est avérée incapable de discuter de cette initiative, tant avec les Américains, au premier chef concernés, qu’avec ses plus proches partenaires européens. Dans un contexte déjà tendu du fait des différends dans le secteur automobile, Paris a inutilement ouvert un nouveau front avec l’administration Trump, qui fait peser une épée de Damoclès sur notre déjà conséquent déficit du commerce extérieur si le marché américain devait être restreint pour nos exportateurs.

Sur le fond, l’approche, qui consiste à taxer ces entreprises sur le chiffre d’affaires et là où est réalisé ce chiffre d’affaires est une bonne alternative à un impôt sur les sociétés classique ; celui-ci prend en compte le lieu d’implantation physique de la filiale, ce qui ne présente guère de sens dans ce secteur du numérique et permet une évasion fiscale massive.

Mais on aurait tort d’en faire une caractéristique unique des Gafa : banques, fonds d’investissement, assureurs, traders, fournisseurs de services online, tous sont dans la même situation. Amazon a mis en exergue l’approche simpliste du gouvernement français en faisant ce que fait toute entreprise frappée par une nouvelle taxe : elle a répercuté cette taxe sur les commissions chargées aux vendeurs sur sa plateforme. En effet, sur le site Amazon, il y a les produits directement vendus par Amazon, mais aussi une place de marché qui permet à de multiples commerçants physiques ou internet et locaux (français) de vendre des produits via le site Amazon : Amazon France leur charge une commission à chaque vente. C’est cette commission qui va être augmentée du montant de la « taxe Gafa » peu ou prou… mettant en difficulté une myriade de petits producteurs locaux qui in fine se verront obligés de faire porter le coût de l’augmentation sur leurs produits et donc le consommateur final.

Le cabinet TAJ, dans une étude ex ante sur le projet de loi, pourtant remise à Bruno Le Maire, estimait que 55% de la taxe Gafa serait financée par le consommateur final, 40% par les intermédiaires sur la place de marché et seulement 5% par les Gafa eux-mêmes. Nous retrouvons une application concrète de ce que les économistes appellent la théorie de l’incidence économique. Par ailleurs, comme la loi ne peut faire la différence entre les Gafa et les autres entreprises du numérique, les leaders locaux comme Criteo risquent de ne pas être capable eux de répercuter ce surcoût et donc d’être mis en danger.

Comment le gouvernement a-t-il pu échouer sur cet objectif louable ? Parce que son raisonnement est fallacieux. Comme le précise l’économiste Nicolas Marques, d’après les déclarations officielles, les Gafa supporteraient quatorze points de fiscalité en moins que les entreprises françaises et européennes. Il y a là une première incohérence, car le taux de fiscalité moyen des entreprises françaises s’élève à 35%, tandis qu’il se situe autour de 20% pour les entreprises européennes. L’écart ne peut donc pas être le même. Surtout, les Gafa ne paient pas 9% mais 24% de leurs bénéfices mondiaux au titre de l’impôt sur les sociétés.

Entendons-nous bien : il existe une différence de fiscalité entre le niveau français et la moyenne européenne, voire de l’OCDE. Mais les Gafa ne sont pas responsables de cette injustice qui touche tous les citoyens français. Le problème fondamental ne vient pas de la fiscalité des Gafa mais de la fiscalité qui frappe toutes nos TPE et PME. Ce qui pose problème avec les Gafa est l’assiette de l’impôt. Traditionnellement l’État pouvait récupérer des revenus tirés de l’ensemble de l’activité économique via deux mécanismes : impôt sur les sociétés (en vertu d’une présence physique sur un territoire) ou TVA (taxe sur la consommation là où la consommation a lieu). Avec les Gafa, plus de liens clairs entre établissement physique et territoires et moins d’actes d’achats donc de TVA (Amazon n’est pas seul concerné, Google et Facebook ne font pas payer directement tous leurs services aux usagers locaux). C’est donc l’écosystème fiscal qu’il faut revoir si on estime que la fiscalité des Gafa n’est pas adaptée.

Or, cette fiscalité ne l’est effectivement pas d’un point de vue économique mais non pour les raisons d’évasion fiscale annoncées par les politiques. Ce qui pose problème, c’est d’abord la situation de quasi-monopole dans laquelle se trouvent ces sociétés sur chacun de leurs créneaux (e-commerce, publicité en ligne, moteur de recherche) ; et ensuite, l’avantage indu de toutes les entreprises online et activités dématérialisées (et pas seulement les Gafa) sur les acteurs du secteur physique.

Il convient donc d’apporter deux types de solutions. Sur le premier sujet, c’est à chaque gouvernement de promouvoir une politique d’innovation (y compris avec une R&D publique conséquente) et de mise en concurrence de tous les acteurs, afin que chacun soit au même niveau dans une concurrence saine et émulatrice: c’est loin d’être le cas en France dans les télécoms ou les achats de services numériques par le gouvernement. Là aussi la fiscalité doit être revue pour tous ces entrepreneurs du web qui partiront à l’assaut des géants américains, ainsi que pour la formation du capital-risque et des circuits de financement.

Sur la seconde problématique, nous proposons une forme d’imposition alternative et homéopathique de nature européenne : à l’inverse de la taxe Gafa, qui ciblait spécifiquement quelques entreprises américaines, nous pensons qu’une micro-taxe sur les transactions électroniques aurait plus de chances de recueillir l’unanimité requise pour tout projet fiscal européen. Cette micro-taxation, de moins de 0,1% du montant de la transaction, s’appliquerait à toutes les transactions dématérialisées : e-commerce, services en ligne, virements et transferts électroniques, souscription de contrats, achats d’actions, etc. Elle ne ciblerait ainsi plus quelques entreprises seulement mais affecterait toutes les transactions qui n’ont pas de lieu physique bien défini. Cette micro-taxe devrait être affectée à l’embryonnaire budget européen : aujourd’hui ce budget repose sur des contributions des États membres, dont la France à hauteur de 60 milliards d’euros. La micro-taxe sur les transactions électroniques remplacerait toutes ces contributions et donnerait plus d’autonomie au budget de l’UE. La France économiserait ainsi près de 60 milliards par an, soit à peu près son déficit chaque année.