Emmanuel Macron au piège de la « souveraineté européenne »

Jérôme Soibinet, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Octobre 2019 • Note d’actualité 62 •


En faisant de la « souveraineté européenne » son cheval de bataille pour les élections européennes du 26 mai der-nier, Emmanuel Macron a-t-il pris la mesure de ce que cela impliquait ? Son agacement après le rejet de la candidature de Sylvie Goulard au poste de commissaire français tend à prouver que non. Cet acte d’affirmation du Parlement européen correspond pourtant au renforcement des institutions et à la plus grande intégration qu’il appelle de ses vœux. La schizophrénie de l’UE et de ses dirigeants est à son comble. Et l’annonce pour 2020 d’une Conférence sur l’avenir de l’Europe par Ursula von der Leyen ne va pas arranger les choses…


En novembre 2017, le magazine américain Time faisait sa couverture avec une solennelle photographie d’Emmanuel Macron accompagnée de cette légende « The next leader of Europe* », l’astérisque renvoyant à une note de bas de page un brin sarcastique « If only he can lead France »… Concernant la France, le mandat d’Emmanuel Macron n’a pas été un long fleuve tranquille depuis la parution de cet article…

Quant à l’affirmation du titre, elle peut sans aucun doute faire l’objet des plus grandes réserves. En effet, la satisfaction du président à la suite des élections européennes du 26 mai dernier a vite laissé la place à un certain agacement avec le rejet par le Parlement européen de la candidature de Sylvie Goulard au poste de commissaire français. Au-delà de la péripétie politique, quelque chose de plus profond se joue. C’est Jean-Louis Bourlanges, fin connaisseur de l’Union européenne (UE) et soutient du président qui l’a le mieux expliqué : « Macron n’a pas perçu ce qu’était le système institutionnel européen »

D’une certaine manière, l’élève (le Parlement) a dépassé le maître (Emmanuel Macron). Il faut se souvenir du sage aphorisme du cardinal de Retz : « on ne sort de l’ambigüité qu’à son détriment ». Emmanuel Macron, promoteur de l’idée de « souveraineté européenne », a voulu la quadrature du cercle et ce sont les institutions européennes, expertes en géométrie complexe, qui l’ont ramené au dur principe de réalité : le « en même temps » institutionnel est impossible et l’exercice de la « souveraineté européenne » qu’il appelle de ses vœux, exige une émancipation de la tutelle des États membres qu’il supporte manifestement mal comme président français.

Mais il n’en est qu’au début de ses peines. Avec l’annonce de l’organisation pour 2020 d’une Conférence sur l’avenir de l’Europe par Ursula von der Leyen, le Parlement européen se sent pousser des ailes et prépare déjà des propositions d’« avancées » institutionnelles non négligeables. Une intéressante réunion de sa commission des affaires constitutionnelles du 25 septembre dernier en témoigne. Une boîte de Pandore a ainsi été ouverte, sans que les pathologies fondamentales de l’UE ne soient traitées. Décryptage.

Un président conquérant et une première déconvenue

Avant les élections européennes du 26 mai dernier, Emmanuel Macron s’était engagé dans la campagne en faisant publier, non seulement dans la presse nationale et régionale française mais en même temps dans de prestigieux quotidiens européens comme The Guardian (Royaume-Uni), Die Welt (Allemagne), El Pais (Espagne) ou le Corriere della Serra (Italie), une tribune intitulée Pour une renaissance européenne (1). Au lendemain du scrutin, lui et nombre de partisans de l’UE telle qu’elle existe se sont réjouis. Participation en hausse, redistribution des équilibres mais maintien des partis pro-européens, poussée contenue des « partis eurosceptiques ». Emmanuel Macron semblait effectivement satisfait : « Le résultat de dimanche est une bonne base », affirmait-il (2).

Sur cette « bonne base », le chef de l’État s’est lancé avec énergie dans l’opération « top jobs » qui suit habituellement les élections européennes et vise à désigner les titulaires des principales fonctions au cœur des institutions européennes et, au premier chef, la plus stratégique : la présidence de la Commission européenne. Dans le cadre d’une nouvelle majorité parlementaire tripartite, ajoutant dorénavant les libéraux (groupe Renew Europe) au traditionnel binôme formé par les socialistes (groupe S&D) et les démocrates-chrétiens (groupe PPE), ces négociations ont pourtant pris un tour, si ce n’est surprenant, du moins incohérent du point de vue français. Là où le président, son parti et la liste qu’il soutenait, avaient développé un discours volontariste sur le thème de la « souveraineté européenne », les mêmes se sont retrouvés à jouer après le scrutin une partition centrée sur la logique intergouvernementale.

Pour cette nouvelle législature, les partis politiques européens ont en effet réutilisé la procédure du « Spitzenkandidat », instaurée pour la première fois lors des élections de 2014. Cette expression allemande, que l’on peut traduire par « tête de campagne », est le nom d’une procédure supposée rendre l’élection plus lisible pour le citoyen et en même temps politiser le débat européen, puisque chaque candidat incarne un programme au niveau européen et non pas seulement au niveau des États membres. Cette logique est censée obliger les partis à définir plus précisément les orientations qu’ils souhaitent pour l’UE dans les années suivantes. « Chef » de la campagne européenne de son parti, si ce dernier arrive en tête des élections, le « spitzenkandidat » devient son candidat naturel pour la désignation du président de la Commission européenne. Sauf qu’en l’espèce, le candidat du PPE, arrivé en tête, le peu charismatique député allemand Manfred Weber bénéficiait (dès avant les élections) de faibles soutiens, Emmanuel Macron notamment n’ayant alors pas fait mystère de son scepticisme à l’égard du système du « spitzenkandidat » en général et de son opposition à la candidature Weber en particulier.

De fait, ce dernier a fini par être évincé par le Conseil européen au bénéfice de la ministre allemande de la défense, Ursula von der Leyen, qui n’avait pourtant jamais détenu de mandat européen. Là où donc , bon gré mal gré, le Conseil européen avait accepté en 2014 de se ranger à une procédure inventée par le Parlement pour accroître son poids dans le processus décisionnel, les chefs d’État et de gouvernement sont en 2019 revenus à la lettre des traités, à savoir qu’« en tenant compte des élections au Parlement européen, et après avoir procédé aux consultations appropriées, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose au Parlement européen un candidat à la fonction de président de la Commission. Ce candidat est élu par le Parlement européen à la majorité des membres qui le composent. Si ce candidat ne recueille pas la majorité, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose, dans un délai d’un mois, un nouveau candidat, qui est élu par le Parlement européen selon la même procédure » (art. 17§7-1 TUE). Le Conseil européen, France en tête, a ainsi repris la main politique sur les institutions. Le Parlement sortant qui avait pourtant à plusieurs reprises prévenu qu’il rejetterait tout candidat proposée par le Conseil qui n’aurait pas été « chef de file » pour les élections européennes, n’a pas été suivi par son successeur qui a validé le choix des chefs d’État et de gouvernement… mais, il faut le souligner, à une courte majorité de neuf voix alors que la coalition PPE-S&D-Renew Europe est sensée disposer d’une majorité d’environ 70 sièges.

C’est avec cette majorité incertaine et dans ce compromis permanent qu’Ursula von der Leyen va donc avoir la charge de présider la Commission européenne. Et c’est dans ce cadre qu’elle a d’ores et déjà fixé un programme politique pour son mandat (si celui-ci est finalement confirmé par le Parlement dans les prochaines semaines). En effet, les auditions des candidats commissaires n’ont pas été un long fleuve tranquille au point de devoir repousser la date d’entrée en fonction du nouveau collège. Après le refus retentissant de la candidature de Sylvie Goulard proposée par le président français, celui-ci vient donc de désigner, avec l’assentiment d’Ursula von der Leyen, Thierry Breton, dont les compétences techniques sont avérées mais dont le profil ne garantit pas a priori une procédure de validation plus aisée. En effet, par ce choix Emmanuel Macron a déjà fait fi de l’engagent pris par la présidente désignée de la Commission, de constituer un collège paritaire. Mais, pire encore, là où Sylvie Goulard a été refusée notamment pour des conflits d’intérêt, le président français choisit un homme dont les activités actuelles présentent un risque objectif de tels conflits eu égard au portefeuille qui lui est destiné. Mais une fois encore le chef de l’État semble sûr de son fait, l’Elysée indiquant de manière péremptoire que « si nous proposons ce candidat, c’est qu’il convient »… Mais le nouveau Parlement s’est émancipé une première fois, rien ne dit que si l’occasion lui en est donnée, il ne veuille confirmer sa « jurisprudence ».

Le maître dépassé par l’élève

En effet, Emmanuel Macron n’a de cesse, en septembre dernier encore devant des patrons français et allemands (3), de promouvoir son idée de « souveraineté européenne ». D’une certaine manière, on peut dire que les membres du Parlement européen nouvellement élu l’ont pris au mot ou que l’élève (le Parlement) a dépassé le professeur (Emmanuel Macron)… Car qu’est-ce que la souveraineté si ce n’est, schématiquement, un pouvoir supérieur à tous les autres ? Et dans nos sociétés démocratiques basées sur le modèle parlementaire, l’assemblée européenne, émanation directe d’élections libres dans tous les États membres, peut se considérer comme l’expression de cette souveraineté. En effet, le bloc de constitutionnalité français l’exprime de manière claire au travers de l’article 3 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». Et les deux premiers alinéas de l’article 3 de la Constitution elle-même précise que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Ainsi donc, fort de ces encouragements à la « souveraineté européenne », s’appuyant sur des dispositions des Traités et surtout poussé de manière aussi discrète qu’efficace par la jurisprudence de la Cour de justice relative à l’interprétation de ces derniers (4), le nouveau Parlement européen s’est logiquement senti pousser des ailes…

En effet, là où les déclarations du président français et de ses alliés pourraient n’être considérées que comme des effets de manche, les arrêts de la Cour de justice relatifs à l’interprétation des Traités fournissent un fondement juridique à ce développement institutionnel. Le préambule du Traité sur l’Union européenne (TUE) dispose ainsi que les signataires de celui-ci sont « résolus à poursuivre le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe » et le préambule du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) confirme que les mêmes sont « déterminés à établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ».

Cette formule, d’apparence anodine, recèle bien des malentendus. Comment s’étonner, en effet, qu’une structure politique à laquelle on accorde, d’une part, des compétences d’attribution par définition limitées et, d’autre part, la mission d’établir une « union sans cesse plus étroite » entre ses membres, ne se saisisse de cette seconde pour élargir les premières ? D’autant plus que, on l’a dit, la Cour de justice lui fournit un argumentaire juridique incontestable, les arrêts de cette juridiction étant sans appel. Bornons-nous à citer l’emblématique arrêt Costa/Enel du 15 juillet 1964 qui énonce que « le transfert opéré par les États, de leur ordre juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire, des droits et obligations correspondant aux dispositions du Traité, entraîne donc une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur incompatible avec la notion de Communauté » (5), décision appelée à devenir le fondement d’une jurisprudence constante aux conséquences politiques considérables. Bien sûr, les autorités françaises n’ont pas, en l’occurrence, transféré leur pouvoir de nomination des candidats commissaires au seul Parlement européen. Mais il y a une forme légère mais nette de schizophrénie à appeler à la « souveraineté européenne » et, en même temps, « ne pas comprendre » et « demander des explications » lorsque s’esquisse une ébauche de celle-ci. De manière rapide, et la nouvelle proposition de Thierry Breton pourrait en un certain sens le confirmer, on pourrait dire avec Jean-Louis Bourlanges qu’Emmanuel « Macron n’a pas perçu ce qu’était le système institutionnel européen » (6)

La quadrature du cercle

Mais il faut voir plus loin que les péripéties politiques et s’interroger sur la capacité des institutions européennes à se réformer et à sortir l’UE de son marasme et de son immobilisme. L’expérience l’a montré, elles sont à ce jour structurellement incapables d’apporter une réponse aux défis qui réclament certes une coopération étroite entre États européens mais surtout une vision politique, une souplesse de décision et une capacité d’action qu’elles ne possèdent pas et ne peuvent pas posséder. Il faut insister, de ce point de vue, sur la schizophrénie politique et institutionnelle qui règne dans les institutions : le discours public est celui d’un équilibre entre institutions parmi lesquelles le Parlement est présenté comme le cœur démocratique de toute la structure mais, dans le même temps, les chefs d’État et de gouvernement, qui tiennent volontiers ce langage, prennent bien soin de conserver au Conseil européen la prérogative de nomination aux postes essentiels (7). Là encore, c’est Jean-Louis Bourlanges qui définit le mieux cette quadrature du cercle, ou cet « en même temps » si propre aux institutions européennes : « Nous avons des ambitions qui sont celles d’un État fédéral et nous avons un moteur qui est complètement paralysé par l’intergouvernemental. Tant que nous resterons dans cette contradiction, l’Europe sera condamnée aux bonnes intentions et à l’inefficacité pratique » (8)

L’aphorisme du cardinal de Retz cité plus haut prend ici tout son sens : l’UE telle qu’elle existe ne sortira de l’ambigüité qu’à ses dépens. A ceci près que plus le temps, les crises institutionnelles et les « réunions de la dernière chance » passent, plus cette clarification devra se faire, libre ou contrainte. Il est de bon ton de railler le gouvernement britannique et l’interminable feuilleton du Brexit. Sa décision prise, le Royaume-Uni avait mis une dizaine d’années à intégrer l’UE, le référendum de 2016 passé, il peut bien mettre quatre ans à le mettre en œuvre. Mais dans le même temps, l’UE a-t-elle gagné en clarté, en efficacité, en popularité ?…

A commencer d’ailleurs par Ursula von der Leyen qui s’est engagée à organiser « une conférence sur l’avenir de l’Europe, qui devrait s’ouvrir en 2020 et durer deux ans. Cette conférence devrait rassembler les citoyens – dont les jeunes qui y auraient un rôle important – la société civile et les institutions européennes, partenaires sur un pied d’égalité. Il convient de bien la préparer, en fixant clairement sa portée et ses objectifs, d’un commun accord entre le Parlement, le Conseil et la Commission. Je suis disposée à donner suite aux points qui y seront décidés, y compris par une action législative, s’il y a lieu. Je suis également ouverte à une modification du traité. Si le Parlement européen devait proposer l’un de ses membres pour présider la conférence, je soutiendrai pleinement cette proposition » (9).

De même que sa « grande sœur », la Convention sur l’avenir de l’Europe (2002-2003), cette nouvelle Conférence ne risque-t-elle pas de constituer une boîte de Pandore institutionnelle. Ce que semble d’ailleurs avoir bien compris Ursula von der Leyen qui prend déjà soin de vouloir en fix(er) « clairement sa portée et ses objectifs », se déclarant « disposée » ou « ouverte » à « une action législative » ou « à une modification du traité », soulignant ainsi que ce n’est pas son premier choix. Elle a néanmoins déjà fixé un objectif sur certains sujets sensibles : ainsi, dans la lettre de mission adressée à Věra Jourová, vice-présidente désignée de la Commission en charge des Valeurs et de la Transparence, elle assigne à cette dernière la tâche de « mener des discussions avec le Parlement européen et le Conseil relatives à l’amélioration du système du candidat-tête-de-campagne et aux listes transnationales ». Věra Jourová « représentera, sur ce sujet, la Commission à la Conférence sur l’avenir de l’Europe qui devrait soumettre des propositions à l’été 2020 au plus tard » (10).

La Conférence sur l’avenir de l’Europe ouvre la boîte de Pandore

Sur ces deux sujets, Ursula von der Leyen sait pouvoir compter sur l’appui inconditionnel de la majorité du Parlement. Ses propositions agissent comme un encouragement pour celui-ci à aller de l’avant. Le Parlement a en effet déjà commencé à étudier le sujet au sein de sa commission des affaires constitutionnelles, dont les membres ont mis la barre très haut dès le premier débat qu’ils ont eu sur le sujet le 25 septembre dernier (11). Pascal Durand, député français du groupe Renew europe, a eu une formule qui donne d’une certaine manière le cadre de cette ambition, décrivant la commission des affaires constitutionnelles du Parlement européen comme l’« espace de pensée de la démocratie ». Pour les députés présents lors de cette discussion, pas de doutes : c’est au Parlement et en particulier à la commission des affaires constitutionnelles que doit revenir la tâche d’être le moteur de cette conférence. De même, prenant au mot Ursula von der Leyen lorsqu’elle s’engageait à soutenir son candidat « si le Parlement européen devait proposer l’un de ses membres pour présider la conférence » (12), les députés semblent avoir une idée déjà claire de celui d’entre eux qu’ils soutiendront : le très fédéraliste Guy Verhofstadt, ancien Premier ministre belge et influent député du groupe Renew Europe.

Lors de échanges du 25 septembre, Guy Verhofstadt paraît confiant. Tous les voyants lui semblent au vert pour la préparation de la Conférence : le Parlement est déjà prêt ; au Conseil, plusieurs États membres seraient d’accord pour aller de l’avant ; et du côté de la Commission, outre les propos d’Ursula von der Leyen rapportés plus haut, celle-ci a déjà chargé trois membres du futur collège de se préparer aux travaux de la Conférence. Nous avons mentionné la libérale tchèque Věra Jourová, mais il y aura aussi le socialiste slovaque Maroš Šefčovič, vice-président-désigné pour les relations interinstitutionnelles et la prospective, chargé de « rencontrer régulièrement les Parlement nationaux et de prendre part aux Dialogues avec les Citoyens à travers notre Union » (13), et la démocrate-chrétienne croate Dubravka Šuica, vice-présidente-désignée pour la démocratie et la démographie, cette dernière étant chargée de « diriger le travail de la Commission pour faire de la Conférence sur l’avenir de l’Europe un succès manifeste » (14). Trois futurs commissaires donc, tous vice-présidents (ce qui marque l’importance du dossier) et fort judicieusement choisis dans les trois familles politiques qui composent la majorité de la future Commission. La Commission est un organe collégial mais cela n’est pas obligatoirement synonyme de confiance aveugle… Ainsi donc c’est un collège dans le collège qui portera les vues de la Commission dans le cadre des débats à venir, démultipliant certes les acteurs mais augurant sans doute de compromis a minima entre des positions de familles politiques qui, si elles n’ont pas de grandes différences de nature, ont parfois de significatives différences de degrés.

Concernant le Conseil, l’optimisme de Guy Verhofstadt est peut-être un peu précipité. Il a certes d’abord en tête le président français lorsqu’il évoque des membres du Conseil européen prêts à engager des réformes institutionnelles allant vers plus d’intégration. Mais, s’il est moins fragilisé que certains de ses homologues chefs d’États et de gouvernements, Emmanuel Macron a perdu de son crédit auprès de nombre d’entre eux tant du fait d’un positionnement européen jugé parfois solitaire que d’un contexte de politique intérieure défavorable (15). Et les épisodes des premiers jours calamiteux de Nathalie Loiseau au Parlement, de la candidature rejetée de Sylvie Goulard et de la réaction présidentielle à celle-ci, ont été modérément appréciés dans les couloirs des institutions. Côté allemand, Angela Merkel connaît une fin de règne douloureuse, coincée dans une coalition paralysante avec les sociaux-démocrates qui fait le jeu de l’Alternative fur Deutschland qui voit son électorat grandir scrutin après scrutin, figeant encore un peu plus l’action du gouvernement fédéral. Autant dire que le gouvernement fédéral a peu d’attention et d’énergie à mettre dans les débats européens, plus encore s’il s’agit d’agiter la « muleta » d’une UE aux pouvoirs toujours plus étendus. Certes, le célèbre « couple franco-allemand » a affiché le 16 octobre dernier, lors d’un Conseil des ministres conjoint, « un rôle, une vision, des idéaux partagés au sein de l’Union européenne, pour une Europe plus souveraine, unie et démocratique » et sa « relation unique et irremplaçable » (16). Mais au-delà des mots, les sujets de discorde politique sont nombreux, des différends liés aux nominations bruxelloises à une réelle divergence d’appréciation de fond vis-à-vis du Brexit. Ainsi donc, pour Guy Verhofstadt, il y a fort à craindre qu’à défaut de pouvoir s’appuyer sur ce binôme pour ses ambitieuses réformes, il ne lui faille à l’inverse gérer le « poids mort » que représentera l’équipage désattelé.

Néanmoins, à ce stade, cela ne freine ni ses ardeurs, ni celles de ses collègues de la commission des affaires constitutionnelles. Lors de la réunion du 25 septembre, les discussions ont repris en substance le contenu de trois rapports adoptés ces dernières années par le Parlement et portant déjà sur l’avenir de l’Union :

  • le rapport Verhofstadt (décembre 2016), qui concevait une réforme « hors traités », envisageant l’éventualité d’une réforme en profondeur du traité de Lisbonne menant à une Europe à deux vitesses, menée par la zone euro (17;
  • le rapport Bresso/Brok (janvier 2017), qui souhaitait améliorer l’efficacité des institutions européennes en exploitant mieux les dispositions existantes du traité de Lisbonne, notamment en transformant le Conseil des ministres en seconde chambre législative et en passant le vote au Conseil entièrement à la majorité qualifiée quand les traités le permettent (18) ;
  • le rapport Böge/Berès (février 2017), qui portait sur le manque de convergence, de coopération politique et de responsabilité politique dans la zone euro et proposait notamment la création d’un budget spécifique de la zone euro financé par les États membres et celle d’un fonds monétaire européen (19).

Nous étions alors en 2016-2017 et déjà ces propositions ne faisaient pas l’objet d’un large consensus. Si le rapport a minima Bresso/Brok fut adopté par 329 voix contre 223 (83 abstentions), le rapport Böge/Berès le fut à une majorité plus courte de 304 contre 255 (68 abstentions) et le rapport Verhofstadt par 283 contre 269 (83 abstentions). Autant dire que présenter aujourd’hui ces trois rapports comme base de travail est certes procéduralement correct mais politiquement audacieux…

Mais, lors de la réunion du 25 septembre, les députés de la commission des affaires constitutionnelles ne se sont pas arrêtés à ces seuls rapports et ont évoqué des pistes nouvelles. La première, et principale, qui a retenu leur attention a été avancée par Ursula von der Leyen elle-même, dans son discours du 15 juillet dernier, lorsqu’elle a déclaré vouloir « accorder un rôle plus important au Parlement européen, qui est la voix des citoyens » et être donc « favorable à un droit d’initiative pour le Parlement européen. Lorsque le Parlement, statuant à la majorité de ses membres, adoptera des résolutions demandant à la Commission de présenter des propositions législatives, je m’engage à répondre par un acte législatif » (20). La procédure existe certes déjà à l’article 225 du TFUE qui dispose que « le Parlement européen peut, à la majorité des membres qui le composent, demander à la Commission de soumettre toute proposition appropriée sur les questions qui lui paraissent nécessiter l’élaboration d’un acte de l’Union pour la mise en œuvre des traités. Si la Commission ne soumet pas de proposition, elle en communique les raisons au Parlement européen ». La présidente désignée propose donc une application systématique dudit article, en abandonnant la marge d’appréciation que laisse le texte à la Commission.

Les députés s’en sont immédiatement saisis et comptent bien profiter de la Conférence sur l’avenir de l’Europe pour obtenir que cette décision soit gravée dans le marbre d’une révision des traités. Nombre d’entre eux admettent qu’il faut encore réfléchir aux conditions de mise en œuvre d’un tel droit dont, malgré ce qu’en disent plusieurs parlementaires, le Parlement européen n’est pas le seul démocratiquement élu à ne pas disposer : en effet, nombre d’assemblées dans les États membres ne disposent pas d’un pouvoir automatique d’initiative, les exécutifs gardant juridiquement la main sur tout ou partie de l’agenda des chambres. Qui plus est, le très expérimenté député britannique (S&D) Richard Corbett a pertinemment souligné que l’acquisition d’un tel droit par le Parlement, déclencherait inévitablement le processus parallèle du côté du Conseil, aboutissant à un droit d’initiative accordé aux trois institutions centrales de l’Union et, donc, mécaniquement à une compétition et une inflation législative peu à même de répondre à des objectifs d’efficacité. Il faut aussi souligner que tous ces aspects sont fondamentalement contraires à la méthode communautaire qui voulait que la Commission soit seule habilitée à soumettre des propositions législatives car, censément neutre, elle est supposée prendre ses décisions par consensus politique et garantir ainsi qu’elle représente l’intérêt général européen et non des positions nationales ou partisanes. D’autant que la question des compétences sur lesquelles pourraient s’exercer ce droit reste à trancher : toucherait-il les domaines de compétence exclusive de l’UE ou, à s’en tenir à la lettre de l’article 225, « toute proposition appropriée sur les questions qui lui paraissent nécessiter l’élaboration d’un acte de l’Union pour la mise en œuvre des traités » ? Ainsi donc, la possible institutionnalisation de cette dilution du droit d’initiative aboutirait inévitablement à un affaiblissement de la Commission ramené à un organe d’exécution des législateurs, changeant complètement la nature politique de l’UE qui deviendrait une sorte de régime d’assemblées. La remise en cause du monopole d’initiative de la Commission ne doit pas être un tabou mais les débats risquent d’être houleux sur cette proposition centrale.

Mais d’autres idées ou suggestions ont été évoquées par les parlementaires lors de cet échange de vues décidemment riche :

  • la transformation du Conseil en une authentique Chambre haute de l’Union, ses différentes formations devenant en quelque sorte l’équivalent de commissions parlementaires ; dans les faits, le Conseil de l’Union agit déjà constitue de deuxième « bras » législatif de l’Union mais cette transformation devrait permettre, selon ses défenseurs, d’y supprimer la règle de l’unanimité là où elle existe encore et de faire disparaître les compétences où le Conseil peut agir seul, sans intervention du Parlement, comme par exemple en politique étrangère ;
  • la révision de l’article 50 TUE prévoyant la sortie d’un État membre de l’UE afin de mieux encadrer un processus dont le long feuilleton du Brexit a montré qu’il était mal conçu ;
  • la relance, pour les prochaines élections européennes de 2024, de l’idée de listes transnationales et du processus de « Spitszenkandidat » mis à mal cette année par le Conseil européen ;
  • la révision de l’article 7 TUE sur les « risques clairs de violation grave par un État membre des valeurs » de l’UE qui ne devrait pas pouvoir être utilisé à des fins politiques.
  • la révision de la procédure de l’initiative citoyenne prévue à l’article 11§4 du TUE afin d’en améliorer l’efficacité ;
  • Etc.

On le comprend, Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen, en poussant l’un à la « souveraineté européenne » et l’un et l’autre à l’organisation de cette « Conférence sur l’avenir de l’Europe », ont ouvert une boîte de Pandore : celle de propositions tous azimuts sans que les problèmes de fond ne soient réellement traités. Il est en effet peu probable que de cet exercice n’émergent une quelconque « souveraineté » ni un avenir clair tant, répétons-le, « on ne sort de l’ambigüité qu’à son détriment » et tant toutes ces réflexions ne peuvent répondre au diagnostic si bien posé par Jean-Louis Bourlanges sur la schizophrénie de l’UE entre « les ambitions d’un État fédéral » et « un moteur intergouvernemental ».

En 1985, Jacques Delors prophétisait « qu’on ne peut pas écarter que, dans trente ans, quarante ans l’Europe formera un OPNI – une sorte d’objet politique non identifié ». Nous y sommes (21). C’est à cette pathologie fondamentale qu’une indispensable réflexion sur l’avenir de l’UE doit s’atteler. Beaucoup d’observateurs et d’acteurs s’accordent certes aujourd’hui sur la nécessité de réformer en profondeur la construction européenne. Mais là où certains optent pour une réforme à traités constants, nous pensons pour notre part que, quitte à lancer cet exercice de révision qui, quel que soit le cadre choisi, nécessitera une réelle volonté politique de la part des dirigeants européens, il est plus pertinent de revoir les fondamentaux, autour de trois axes forts : une coopération libre et volontaire des peuples et des nations, un principe de subsidiarité strictement et pleinement appliqué, et un cadre juridique redéfini. Nous avons formulé vingt-huit propositions dans ce sens il y a tout juste six mois (22).

Les incantations de Guy Verhofstadt, qui en rappellent de si nombreuses avant lui, évoquent donc une fois encore, une « conférence de la dernière chance ». Mais il aurait pu aussi écouter un de ses collègues espagnols constater, lors de cette fameuse séance du 25 septembre dernier, que « la crise de l’Union c’est de courir, courir, courir en marge des Traités, en niant la réalité qui est celle des États membres ». Car comme nous l’avions déjà souligné, « la réalité, même en politique, finit toujours par prévaloir et à défaut d’en avoir anticipé les effets, la construction européenne sous sa forme actuelle pourrait périr des soins de ceux qui prétendent la sauver » (23).

 

Notes •

(1) Pour une renaissance européenne, 4 mars 2019, disponible ici.

(2) Pour un décryptage du scrutin, voir Jean-Thomas Lesueur et Jérôme Soibinet, Après les élections du 26 mai, la « doctrine Macron » à l’assaut de l’Europe, Institut Thomas More, note d’actualité 57, juin 2019, disponible ici.

(3) « Macron plaide pour « la souveraineté européenne » devant des PDG français et allemands », Challenges, 7 septembre 2019, disponible ici.

(4) Pour une analyse serrée du rôle de la Cour de justice dans l’évolution institutionnelle de l’UE, voir Jean-Thomas Lesueur et Jérôme Soibinet, Principes, institutions, compétences : recentrer l’Union européenne, Institut Thomas More, rapport 19, mai 2019, disponible disponible ici.

(5) Cour de Justice des Communautés européennes, Arrêt du 15 juillet 1964, Flaminio Costa contre ENEL, Demande de décision préjudicielle : Giudice conciliatore di Milano, Italie, Affaire 6/64, disponible ici.

(6) Jean-Louis Bourlanges, « Macron n’a pas perçu ce qu’était le système institutionnel européen », vidéo, L’Opinion, 16 octobre 2019, disponible ici.

(7) Jean-Thomas Lesueur et Jérôme Soibinet, Après les élections du 26 mai, la « doctrine Macron » à l’assaut de l’Europe, op. cit.

(8) Jean-Louis Bourlanges, op. cit.

(9) Ursula von der Leyen, Une Union plus ambitieuse. Mon programme pour l’Europe, disponible ici.

(10) Ursula von der Leyen, Mission letter to Věra Jourová, 10 septembre 2019, disponible ici.

(11) Parlement européenne, réunion de la commission des affaires constitutionnelles du 25 septembre 2019, vidéo, disponible ici.

(12) Ursula von der Leyen, Une Union plus ambitieuse. Mon programme pour l’Europe, op. cit.

(13) Ursula von der Leyen, Mission letter to Maroš Šefčovič, 10 septembre 2019, disponible ici.

(14) Ursula von der Leyen, Mission letter to Dubravka Šuica, 10 septembre 2019, disponible ici.

(15) Jean-Thomas Lesueur et Jérôme Soibinet, « La « doctrine Macron » à l’épreuve des réalités européennes », Marianne, 21 juin 2019, disponible ici.

(16) Présidence de la République, Conseil des ministres franco-allemand du 16 octobre 2019, disponible ici.

(17) Guy Verhofstadt, Rapport sur les évolutions et adaptations possibles de la structure institutionnelle actuelle de l’Union européenne, Parlement européen, 20 décembre 2016, disponible ici.

(18) Mercedes Bresso et Elmar Brok, Rapport sur l’amélioration du fonctionnement de l’Union européenne en mettant à profitle potentiel du traité de Lisbonne, Parlement européen, 9 janvier 2017, disponible ici.

(19) Reimer Böge et Pervenche Berès, Rapport sur la capacité budgétaire de la zone euro, Parlement européen, 13 février 2017, disponible ici.

(20) Ursula von der Leyen, Une Union plus ambitieuse. Mon programme pour l’Europe, op. cit.

(21) Jacques Delors, première conférence intergouvernementale, Luxembourg, 9 septembre 1985, disponible ici.

(22) Jean-Thomas Lesueur et Jérôme Soibinet, Principes, institutions, compétences : recentrer l’Union européenne, op. cit.

(23) Jean-Thomas Lesueur et Jérôme Soibinet, Après les élections du 26 mai, la « doctrine Macron » à l’assaut de l’Europe, op. cit.