Coronavirus, un révélateur des faiblesses de la construction européenne ?

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More, et Didier Long, directeur de recherche au CNRS

12 mars 2020 • Opinion •


Pour Didier Long et Sébastien Laye, les rigidités propres à l’euro et aux traités européens nous freinent dans la lutte contre la propagation du coronavirus. Il est nécessaire selon eux de s’en affranchir et d’apporter des réponses audacieuses à cette crise.


De par le monde, la rapide prise de conscience de la gravité du virus et de ses conséquences économiques engendre des appels à des mesures sévères de confinement, mais aussi à des dispositifs de politique économique d’urgence afin d’éviter l’abysse aux petites entreprises et à certains consommateurs. Les rigidités inhérentes à l’euro nous apparaissent comme un obstacle à la mise en œuvre rapide des mesures radicales à même de ralentir très fortement la propagation du coronavirus et d’éviter la récession dans la zone euro. Des mesures de prophylaxie ont été mises en œuvre en Chine – tardivement là aussi – mais ont montré leur efficacité pour fortement freiner cette propagation et ont permis en effet à ce jour de circonscrire l’épidémie à la région de Wuhan semble-t-il. Plus ces mesures sont prises tôt, plus elles sont efficaces. Elles ont cependant un coût économique non négligeable, comparable au choc exogène du 9/11 ou à la crise financière de 2008, et qui doit donc être accompagné par une réponse monétaire et budgétaire adéquate et puissante que le cadre maastrichtien empêche de mettre en œuvre. La gestion de l’euro et de la rigueur budgétaire qui lui est associée a sans doute aussi contribué à la création d’un état d’esprit qui met la question des équilibres financiers au-dessus de toute autre considération et contribue à sacrifier notre santé et notre prospérité sur l’autel maastrichtien. Or la priorité aujourd’hui est de freiner et circonscrire la propagation du coronavirus, ce qui appelle à revoir les règles budgétaires et monétaires en Europe.

Sur la gestion prophylactique du virus, la situation chinoise nous livre quelques leçons essentielles : sans mesures strictes, la contamination au coronavirus augmente exponentiellement, en étant multiplié par trois à cinq chaque semaine, ce qui a été le rythme en janvier-février dans ce pays. Avec des mesures très rigoureuses de confinement et de restriction de la circulation et des échanges, la Chine a réussi à très fortement ralentir cette propagation et à la circonscrire à une partie seulement de son territoire. Le nombre de contaminés en Chine est maintenant de l’ordre de 100 000, le nombre de morts de l’ordre de 3 000, mais le nombre de nouveaux malades n’augmente plus que de l’ordre de 1 000 par jour.

La France est actuellement dans une situation similaire à celle de la Chine courant janvier ou plus précisément de celle de la région de Wuhan, en phase de croissance exponentielle. La situation française est aussi très proche de celle de l’Italie il y a deux semaines alors que ce pays vient d’être contraint à la mise en place de mesures très contraignantes après que 500 décès y ont été constatés. On peut ainsi s’attendre, tant que des mesures de type de celles de la Chine n’auront pas été mises en œuvre, ou toutes autres mesures peut-être moins contraignantes, mieux calibrées mais tout aussi efficaces, à ce que la croissance exponentielle continue jusqu’à ce qu’un nombre très important de personnes ait été contaminées en France. Rappelons que la région de Wuhan mise en quarantaine a une population comparable à celle de la France et regroupe l’essentiel des contaminations ayant eu lieu en Chine. Pour les limiter à 100 000, il a fallu faire un effort très important dans cette région.

Donc des mesures très rigoureuses en France paraissent ainsi inévitables. Dans ces conditions, il vaut mieux les prendre le plus tôt possible quand encore peu de monde a été contaminé. Elles auraient peut-être dû l’être il y a un mois environ, avant même l’arrivée en France des premiers cas pour y éviter toute entrée et propagation, de même qu’en Italie. Il est difficile de comprendre l’attentisme et les hésitations du gouvernement français autrement que par la crainte des conséquences économiques liées à la fermeture des frontières, à la restriction de la libre circulation et aux mesures de confinement. À dire le vrai, comme lors de la crise des migrants, ces mesures pourtant de bon sens s’opposeraient à la doxa libre échangiste de Bruxelles et à la lettre des traités européens.

Maintenant que l’épidémie est arrivée en France, qui se retrouve dans une situation similaire à celle de la région de Wuhan en janvier, les coûts vont être bien supérieurs. On sait par l’expérience chinoise que pour contrôler l’épidémie, les mesures nécessaires peuvent provoquer un ralentissement économique, voire un très fort coup de frein à l’économie comme ce fut le cas dans la région de Wuhan. Notre gouvernement a peut-être été tétanisé par la crainte d’un réel effondrement si ces mesures avaient été mises en place dès le début de la crise. Le risque est d’ajouter au choc d’offre (problème dans le tourisme et l’aviation, disruption des chaines industrielles) un choc de la demande par la réduction de l’activité et de l’emploi. Le cygne noir redouté par nos pouvoirs publics: un effondrement en chaîne de l’économie par la baisse de la demande et la faillite de milliers d’entreprises et la mise au chômage de travailleurs non concernés directement par le confinement. Il faut donc pour réduire les risques maintenir le plus possible la demande pour que les personnes confinées continuent de consommer même si leurs entreprises font faillite et qu’ils perdent leur salaire.

Pour soutenir cette demande, de manière temporaire, il faudrait donc appliquer à l’économie un stimulus puissant par une hausse du déficit budgétaire. Avec l’euro, c’est très difficile, si ce n’est en théorie, du moins en pratique. Il faudrait une action similaire et simultanée de la même sorte et de la même ampleur dans tous les pays de la zone euro en sus d’un accord de Bruxelles et de l’Allemagne sur l’augmentation importante des déficits. Or, les pays européens ne sont pas forcément touchés de la même ampleur par le virus ou n’ont pas nécessairement la même analyse de la situation et des moyens nécessaires pour y faire face.

De fait, le temps n’est pas à la négociation avec l’Allemagne et Bruxelles sur une éventuelle action concertée de mise au confinement d’une part similaire de leurs populations, mais à une action rapide. Nous n’avons pas devant nous des années pour négocier, mais seulement quelques jours pour se décider à agir et très fortement ralentir la propagation du coronavirus. La France doit s’affranchir au plus vite du cadre maastrichtien et soutenir son économie, surtout si la BCE et l’Allemagne ne changent pas rapidement de doctrine.

D’aucuns objecteront qu’en l’absence de l’euro, nous ne pourrions pas pour autant faire ces déficits ; remarquons d’abord qu’en soutenant le PIB, cette politique de relance améliorerait ou empêcherait la dégradation des ratios surveillés par Bruxelles, qui compare toujours la dette ou le déficit au PIB. Ce déficit serait financé par la banque de France qui prêterait autant que nécessaire à l’État pour intervenir, et aux banques pour prêter aux entreprises.

Après la crise, la banque de France aurait un avoir sur l’État de l’ordre de quelques centaines milliards d’euros-francs à 0% d’intérêt. Bien évidemment, la même politique pourrait s’appliquer à l’échelon européen si une fois encore le consensus régnait en la matière. Il suffirait à la BCE de soutenir ces déficits pour faire face à la crise: toutes les gesticulations depuis 2008 de type fonds d’intervention, eurobonds et autres, dont on reparle ces jours-ci visent à reproduire – sans le dire pour éviter de faire peur aux Allemands – la monétisation des déficits et le ré-établissement du lien direct entre banques centrales et Trésors publics.

Cela fera-t-il de l’inflation ? Nous ne le croyons pas puisque le premier effet de ce choc exogène qu’est la crise du virus est clairement déflationniste, comme on a pu le constater sur le marché du pétrole. Par ailleurs tous les États et monnaies étant logés à la même enseigne, avec les mêmes politiques de relance, les effets sur les monnaies s’annuleront.

Tout ceci est peut-être la raison pour laquelle les pays qui ont leur propre monnaie – Chine, Japon, Israël, États-Unis, Singapour, Corée du Sud – n’ont pas hésité à agir vigoureusement dès le début pour contenir le coronavirus et pourquoi la France, elle, empêtrée dans les dogmes monétaires rigides de l’euro, se laisse submerger par l’épidémie.

Si on reprend la situation française à fin janvier, on eut pu intimer l’ordre à Air France de cesser tout vol entre la Chine et la France: l’État aurait dû financer par du déficit le manque à gagner pour la compagnie et éviter ainsi sa faillite éventuelle suite à la fermeture d’une partie des échanges aériens. Le gouvernement n’a sans doute pas voulu prendre cette mesure parce qu’elle était contraire aux engagements européens. La France aurait alors, si ce n’est évité du moins retardé l’épidémie à un coût très faible. Or, gagner du temps est essentiel. Le mieux que nous pouvons faire est de ralentir le plus possible la propagation de l’épidémie pour éviter la saturation du système de santé et donner le plus de temps possible à l’élaboration de traitements et d’un vaccin.

Le cas de l’Italie est intéressant. Elle a laissé l’épidémie prendre pied sur son territoire sans prendre de mesures particulières de sauvegarde et est devenue maintenant l’un des pays au monde le plus contaminé et avec le nombre de décès le plus élevé. Elle prend maintenant des mesures très fortes avec le confinement généralisé à l’échelle du pays depuis peu, alors qu’elle est dans l’euro. La question des contraintes financières, si elle a pu peser dans le choix initial de ne pas réagir semble être passée maintenant au deuxième plan face à l’urgence sanitaire. Nous devons maintenant nous attendre à la situation suivante pour ce pays: les déficits italiens vont augmenter de manière importante et l’Europe sera compréhensive, mais alors l’Italie se retrouvera avec une dette accrue en euro et pourra être mise en difficulté plus tard éventuellement sur les marchés financiers avec une hausse des taux d’intérêt, comme lors de la crise de 2011 (même si le premier effet de la crise est un achat massif d’obligations souveraines, ce qui protège l’État italien). Autre solution pour l’Italie: en l’absence d’aggiornamento monétaire européen, quitter l’Euro.

L’autre possibilité, si les dirigeants Allemands, Français, Italiens et autres veulent sauver l’euro est de demander et autoriser la BCE à mettre en place un mécanisme de prêts illimités et à taux zéro aux différents pays confrontés au coronavirus afin qu’ils mettent en place les politiques de soutien économique pour éviter un effondrement économique similaire peut être à celui 1929 et qui aurait aussi pu se produire en 2008, et de permettre d’agir sans hésiter et promptement face à la propagation du virus en mettant en place rapidement les mesures de sauvegarde, de confinement et de restriction à la circulation et aux échanges. Sinon, si la crise s’aggrave et que rien n’est entrepris au niveau européen, ces pays pourraient être contraints à le faire indépendamment avec leur propre monnaie retrouvée et dans l’urgence.

À la croisée des chemins, nous devrons faire un choix clair : l’idéologie rigoriste associée à la gestion de l’euro, la volonté de vivre des Européens, ou la crise sanitaire ?