2 avril 2020 • Opinion •
Le 19 mars dernier, dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de Covid-19, le Comité européen de la protection des données (CEPD) a levé l’interdiction sur l’échange et le traitement des informations personnelles des citoyens membres de l’Union européenne, en indiquant que « le RGPD permettait aux autorités sanitaires compétentes de traiter les données personnelles dans le contexte d’une épidémie, conformément au droit national et dans les conditions qui y sont fixées ».
D’ores et déjà, en Pologne, les personnes en quarantaine doivent se prendre en photo chez elles pour prouver via une application qu’elles respectent bien le confinement. L’Italie a également recours à l’utilisation massive de la géolocalisation et du recoupement de données personnelles afin de connaître les personnes qui ont potentiellement été en contact avec des malades. En France, en plus de la loi d’urgence votée le 23 mars, loi d’exception s’il en fut, et des vingt-cinq ordonnances adoptées le 25 mars, le comité CARE (Comité Analyse Recherche et Expertise), chargé de conseiller le gouvernement sur le tracking afin d’identifier les personnes en contact avec celles infectées par le coronavirus, se penche sur « l’opportunité de la mise en place d’une stratégie numérique d’identification des personnes ayant été au contact de personnes infectées », c’est-à-dire de géolocalisation et de recoupement des données comme en Italie.
Fichage massif
On doit donc constater lucidement que la lutte contre l’épidémie est l’occasion d’une accélération de la numérisation de nos existences et d’un contrôle accru des pouvoir publics sur nos vies. La constitution de vastes bases de données, associées à un fichage massif des populations, déjà engagée avant la crise dans tous les États du monde, dont nos États démocratiques, est légitimée par l’urgence sanitaire.
Au risque de choquer, et de déplaire, le parallèle (jugé excessif par certains) avec le système de « crédit social » chinois s’en trouve légitimé en retour, au moins partiellement. Si ce dispositif, consistant en une surveillance généralisée de la population et en l’attribution d’une note au citoyen (bonne s’il est « vertueux », mauvaise s’il est « déviant ») paraît odieux à beaucoup d’entre nous, il faut rappeler qu’il n’est que la mise en commun organisée et systématique par l’État de multiples outils technologiques, le plus souvent inventés et développés en Occident.
On nous rétorquera que les réseaux sociaux (qui collectent tant d’informations sur nous, notre vie, nos habitudes, notre santé, etc.) appartiennent à des entreprises privées et non à l’État. C’est vrai. Mais il n’est pas inutile de rappeler que, dans notre propre pays, des fonctionnaires travaillent depuis plus d’un an avec Facebook à l’élaboration d’une stratégie commune « de lutte contre les contenus haineux », sans que cela émeuve outre mesure. Et l’on voit bien qu’avec le Covid-19, la tentation est grande pour nos États de franchir un nouveau pas. Nous sommes sur un chemin glissant et « la pente est forte », pour paraphraser un ancien Premier ministre sinolâtre.
Comment expliquer ce basculement ? Comment comprendre cette accélération de la surveillance généralisée et les menaces qu’elle fait peser sur les libertés publiques et les droits fondamentaux de chacun ? L’exceptionnalité de la situation n’y suffit pas. Elle est le fruit d’une lente dérive, entamée dans les années 1990, qui a vu se multiplier, sans réels garde-fous et sans résultats probants, des politiques sécuritaires toujours plus restrictives des libertés fondamentales, au travers de multiples textes de loi contre, en vrac, le terrorisme, l’immigration de masse, le blanchiment d’argent et la fraude fiscale ou plus récemment les « fake news » et les « contenus haineux » sur Internet. Le code de la Sécurité intérieur créé en 2012, les très nombreuses lois à vocation sécuritaire (plus de vingt en vingt ans), la généralisation de la vidéo-surveillance, la surveillance des réseaux sociaux offrent à l’État des instruments inédits de contrôle sur nos vies, qui contribuent à créer une nouvelle relation du pouvoir au citoyen.
L’hubris technologique n’est plus l’apanage des GAFAM
L’hubris technologique n’est plus l’apanage des GAFAM mais devient celui du ministre de l’Intérieur (et du policier) ou du ministre des Finances (et du fonctionnaire de Bercy) qui disposent de puissants moyens de contrôle. Ils ne notent certes pas les Français et jurent d’agir au service de l’intérêt général mais, immanquablement, cette pente mène à dresser le portrait du « bon citoyen » et, par contraste, celui du « mauvais citoyen ». Deux conséquences funestes sont déjà à prévoir. La première est l’inversement de la charge de la preuve en matière pénale : en cas d’infraction, ce n’est plus à l’État et à ses agents de démontrer et de qualifier la faute mais au citoyen de démontrer qu’il n’en a commis aucune (c’est la logique mortifère de la loi Avia). La seconde est le renforcement du conformisme, autant social qu’intellectuel, ces outils permettant aisément de faire disparaître le « non conforme » de l’espace public, qu’il soit réel ou virtuel.
Ces menaces sont bien réelles et la lutte contre la pandémie ne doit pas servir de prétexte à franchir de telles lignes rouges en matière de libertés. Car quand il y a régression des libertés, ce n’est jamais à titre temporaire, comme vient de le rappeler Yuval Noah Harari dans les pages du Financial Times du 19 mars : « les mesures prises dans l’urgence ont la mauvaise habitude de rester en place même après l’urgence, d’autant qu’il y a toujours de nouvelles menaces ». Si ces lignes rouges devaient être franchies dans notre pays, il conviendrait de mettre ces décisions tout en haut de la liste des fautes et des manquements sur lesquels nos dirigeants auront à rendre de sérieux comptes à l’issue de cette crise.