Portée juridique et politique des décisions de la Cour de Karlsruhe · L’UE en quête de sa légitimité

Jérôme Soibinet, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Mai 2020 • Note d’actualité 67 •


La décision du 5 mai 2020 de la Cour de Karlsruhe a eu l’effet d’un tremblement de terre car elle vise non seulement l’indépendance de la BCE mais plus encore, et surtout, la primauté du droit européen et de la juridiction en charge d’en contrôler l’application, la CJUE. Le 13 février, une décision sur le brevet européen, passée inaperçue, allait déjà dans le même sens. La portée de ces deux décisions rendues coup sur coup, n’est pas que juridique. Elle est fondamentalement politique. Car elle pose crûment la question restée sans réponse depuis plus de soixante ans : celle du défaut de légitimité des institutions européennes.


Au milieu de la crise multiforme causée par la pandémie de Covid-19, un événement juridique a toutefois réussi à ne pas passer trop inaperçu. Certes les effets sanitaires du « virus chinois », les conséquences incalculables à ce jour que le confinement général décidé, dans de nombreux pays, aura dans les domaines économique et social, et les modalités des déconfinements, sans même parler encore des retours « à la normale », retiennent naturellement, si ce n’est légitimement, toute l’attention des décideurs et des commentateurs.

Pourtant, parmi ces derniers, et dans toute l’Europe, un aspect a retenu une partie de l’attention : c’est la faiblesse de la réponse des institutions de l’Union européenne (UE) face à la situation. Au mieux, les commentateurs et les spécialistes y voient une réaction insuffisante, voire tardive ; au pire, ils la considèrent comme inexistante et spectaculairement révélatrice de l’absence de cette « solidarité européenne » tant de fois proclamée à défaut d’être effective. Ainsi, par exemples, pris en pleine pandémie, l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), condamnant l’Italie à des sanctions pécuniaires pour ne pas avoir récupéré des subventions jugées illégalement octroyées au secteur hôtelier en Sardaigne, et la décision du Conseil de l’Union européenne, sur recommandation de la Commission, de poursuivre l’élargissement de l’Union, en l’occurrence à l’Albanie et à la Macédoine du Nord, ont été pris comme des signaux pour le moins … inopportuns !

De fait, on ne peut que constater que l’UE a manqué à sa mission et, ce faisant, s’est fragilisée aux yeux de plusieurs des États membres, autant sans doute pour les peuples que pour les gouvernants. Là encore, il existe des nuances  dans l’établissement du diagnostic que l’on peut dresser du « mal », de la maladie passagère au mal incurable et fatal, mais une forme d’unanimité sur sa nature pathologique s’observe. Les remèdes à y apporter diffèrent eux aussi sensiblement, allant du renforcement juridique des compétences communautaires dont la modestie serait la cause de la réponse insuffisante et qu’ont sans surprise proposé conjointement le 18 mai Angela Merkel et Emmanuel Macron (1), à l’affirmation de la prééminence des États dont la crise sanitaire aurait prouvé qu’ils sont, de fait, les acteurs politiques et décisionnels incontournables lorsqu’il s’agit de « décider vite et fort ».

C’est au milieu donc de cette énième crise existentielle qu’un appui de taille est, indirectement et involontairement, venu en soutien du second remède. Le 5 mai dernier, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand (Bundesverfassungsgericht ou BVerfG), communément appelé la Cour de Karlsruhe, a rendu une décision dans une procédure relative à la régularité du programme d’assouplissement quantitatif européen mis en place par la Banque centrale européenne (BCE) en 2015. La Cour allemande avait elle-même saisi la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pour statuer sur la question mais elle estime l’avis de cette dernière, du 11 décembre 2018, incompréhensible et constitutif d’un abus d’autorité. Selon les juges allemands, l’action de la BCE n’est pas proportionnée, l’autorité monétaire ne peut pas tout se permettre pour remplir sa mission, comme pouvait le laisser entendre, en 2012, le désormais célèbre « whatever it takes » de Mario Draghi. Dans cet arrêt, c’est non seulement l’indépendance de la BCE qui est visée mais plus encore, et surtout, la primauté du droit européen et de la juridiction en charge d’en contrôler l’application, la CJUE. S’il est encore trop tôt pour juger des effets politiques et juridiques de cette décision, elle contribue à miner l’édifice juridico-institutionnel déjà fragile de l’UE.

Mais quelques semaines auparavant, la Cour de Karlsruhe avait déjà rendu un avis beaucoup moins commenté (car très technique) mais également de grande portée. Le 13 février, elle avait en effet publié une décision contre la ratification par l’Allemagne de l’Accord sur la juridiction unifiée du brevet européen. La requête portait notamment sur la perte de droits régaliens causée par l’accord international, et son adoption par une majorité non-qualifiée au Bundestag : le fait de conférer au futur tribunal des fonctions judiciaires en lieu et place des tribunaux allemands amenderait significativement les dispositions constitutionnelles allemandes relatives au pouvoir judiciaire. Or, toujours en vertu de cette Loi fondamentale, et notamment de son article 79(2), toute loi susceptible de constituer un tel amendement requiert la majorité des deux tiers au Bundestag et au Bundesrat pour être votée. Derrière ces considérations juridiques et procédurales qui pourraient apparaître comme de nouvelles querelles byzantines, se cache un obstacle institutionnel de taille pour le projet, complexe et laborieux, de mise en place d’un brevet unique européen. Mais au-delà de ce seul dossier, c’est surtout une grosse pierre dans la chaussure de l’Union « sans cesse plus étroite ». On expliquera pourquoi plus loin.

Les arguments de la Cour de Karlsruhe dans ces deux affaires, conformes à sa jurisprudence constante, n’ont pas qu’une valeur juridique. Ils ont également une portée politique considérable, en plaçant l’UE devant sa principale faiblesse, que des années de jurisprudence de la CJUE n’ont pas suffi à cacher : son défaut de légitimité.

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