Quand l’administratif absorbe le politique

Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More

6 novembre 2020 • Opinion •


Avec la crise sanitaire, l’État social et l’État administratif ont fini de dévorer l’État régalien, réduit à interdire et à réglementer. Il est temps que le gouvernement se soucie de la cité et des hommes qui l’habitent.


C’est un État à la fois tatillon, velléitaire et autoritaire qui nous a enjoint de nous confiner de nouveau pour faire face à la recrudescence de l’épidémie. Les tâtonnements, les rectificatifs et les consignes ubuesques s’accumulent et se croisent dans un déluge de prescriptions auxquelles on le comprend goute. Le choix, difficilement justifiable d’un point de vue sanitaire, de fermer les petits commerces mais de laisser ouvertes les grandes surfaces (en exigeant d’elles qu’elles ferment les rayons de produits « non essentiels ») est typique de la décision administrative, aveugle et massive, qui n’a plus de prise avec le « monde de la vie ».

Telle est, croyons-nous, le grand enseignement du spectacle que nous avons sous les yeux : un État réduit à l’administration des choses, à interdire et à réglementer, dans lequel le politique a été aspiré par l’administratif. Il est révélateur que, dans la semaine qui a précédé le re-confinement, plusieurs ministres (à croire qu’il s’agissant d’un élément de langage) aient expliqué qu’un « tour de vis » était indispensable. Surveiller et punir semblait être le seul registre possible à leurs yeux.

D’aucuns nous répondront que la critique est aisée et qu’il fallait bien faire quelque chose. Ils argueront de l’insuffisance du nombre de lits en soins intensifs (moitié moins qu’en Allemagne) qui vient de loin et qui n’est pas de la responsabilité de cet exécutif-là. C’est exact. Mais qu’a-t-il fait, cet exécutif, pendant ces derniers mois pour en accroître « quoi qu’il en coûte » le nombre ? Qui, sinon l’État s’est montré inapte à mettre en œuvre une stratégie efficace et coordonnée de dépistage ? Qui enfin, sinon le président de la République, affirmait, sûr de lui, le 14 juillet dernier que « nous serons prêts » en cas de deuxième vague ?

La réalité est que nous n’étions pas prêts. Ou plutôt que l’État n’était pas prêt. Et il ne l’était pas pour une double raison. Parce que, ces quarante dernières années, l’extension sans fin du domaine de l’État a fini par l’affaiblir et l’épuiser. L’État social (protection sociale) et l’État administratif (centralisme et production de normes) ont dévoré l’État régalien (là où il est seul légitime et où les Français sont en attente de le voir agir). À quoi s’ajoute que jamais l’administration et la haute fonction publique n’ont autant dominé l’État et pesé sur le pays qu’en ce quinquennat prétendument libéral. Au contraire de pays institutionnellement mieux équilibrés, il est frappant de voir à quel point l’exécutif n’a pas su s’appuyer sur les collectivités locales et les territoires depuis le début de la crise. Il ne connaît que le ministre, le directeur général de la santé et le préfet.

Mais à l’incurie, un tel pilotage ajoute le risque politique – comme si notre pays n’était pas assez fracturé comme ça. La conduite erratique et si souvent contradictoire de l’État, les décisions prises par à-coups entretiennent les Français dans une atmosphère anxiogène. Leur incohérence et leur fébrilité nourrissent un doute grandissant sur leur légitimité. Les manifestations de rues et les protestations, parfois violentes, qu’on a vues apparaître en Italie sont à cet égard un avertissement.

Et c’est là, peut-être, le fait nouveau de cette crise. La défiance des Français à l’égard de la sphère administrative et institutionnelle était déjà massive. Des procès en inefficacité et en injustice étaient déjà souvent instruits par telle partie de la population ou telle catégorie socio-professionnelle. Le risque de voir pointer le procès en illégitimité n’est désormais pas négligeable. Or, il n’y a pas de politique, pas de démocratie, pas de paix civile possibles sans la légitimité que l’historien italien Guglielmo Ferrero (1871-1942) regardait comme le premier des « génies invisibles de la cité ». Il est temps que l’État et les hommes qui le conduisent se souviennent de la Cité et des hommes qui la composent…