L’enfant peut-il choisir son « genre » ?

Christian Flavigny, pédopsychiatre, psychanalyste, membre du groupe de travail Famille de l’Institut Thomas More

13 décembre 2020 • Opinion •


Prendre au pied de la lettre le désir de changer de sexe d’un enfant risque de l’enfermer dans sa démarche, avertit Christian Flavigny, pédopsychiatre, psychanalyste, membre du Groupe de travail Famille de l’Institut Thomas More et auteur de Le débat confisqué. PMA, GPA, bioéthique, genre, #metoo (Salvator). Tribune.


Faut-il laisser l’enfant déterminer son sexe ? C’est la question posée par des parents d’aujourd’hui, soucieux de l’épanouissement de leur enfant, soit qu’il ait déjà grandi et réclame de changer de sexe comme la fille d’Angelina Jolie, soit dès avant sa naissance comme Emily Ratajkowski se promettant de n’être informée du sexe de l’enfant qu’elle porte qu’à la majorité de celui-ci et selon l’option qu’il aura décidée. Cette intention de respecter l’enfant est louable ; mais la manière de le faire plus perturbatrice que favorable à son épanouissement. Elle repose sur une crainte, celle d’« assigner » l’enfant à un sexe qui ne serait pas conforme à son ressenti ; c’est se méprendre sur ce qui fait l’enfant se sentir être un garçon ou être une fille.

L’enfant perçoit tôt que son corps est sexué : la différence garçon-fille l’intrigue, il en cherche l’explication du côté de celle père-mère, supputant qu’elle joue un rôle dans leur pouvoir de procréer qui le fascine tant. Comment s’approprier ce corps sexué, comment en faire son corps propre, la base d’une définition de soi-même l’amenant à dire comme d’une évidence : « je suis un garçon » ou « je suis une fille » ? Cela s’appuie sur la relation d’identification qui caractérise le lien parent-enfant et le fonde : la fille se ressent fille dans le lien à sa mère qui fut une fillette dans son passé ; l’identification fait diffuser la féminité entre elles, comme un destin partagé. L’enfant s’approprie son corps sexué en concordance et communauté de vécu avec son parent de même sexe : elle, fière d’être fille se rêvant plus tard mère ; lui ; fier d’être garçon dans une masculinité qui s’acquiert dans le débat de rivalité avec son père.

Le tissage de ce lien est favorisé si la fierté est partagée, entre mère et fille, entre père et fils ; il est souvent au rendez-vous, mais pas toujours, en fonction de ce que chaque parent garde comme empreintes de sa propre enfance et de ce que chaque enfant accueille ou refuse de ce que lui est transmis : sa vie imaginaire naissante lui fait rêver son double, cet alter-ego de l’autre sexe, et s’interroger : « si j’avais été garçon » pour la fille et vice-versa pour le garçon. Ce moi-même en version de l’autre sexe eût-il mieux répondu à leurs attentes ?

La rêverie peut ne pas suffire à apporter la réponse et faire l’enfant recourir à l’expérience vécue, ainsi se joignant aux groupes de l’autre sexe et s’adonnant à leurs jeux favoris. Cela traduit une perplexité : être de l’autre sexe aurait-il garanti d’être plus sûrement aimé ? Cela peut déboucher en requête de changer de sexe ; ce n’est pas là le témoignage d’une maturité mais l’indication d’un mal-être traduisant se sentir en porte-à-faux entre les sexes. Il faut le prendre au sérieux, ce qui ne veut pas dire le prendre au pied de la lettre.

Les mères dont nous avons rapporté plus haut les préoccupations peuvent ne pas le comprendre ainsi ; c’est qu’elles vivent dans des pays anglo-saxons dont la culture ne connaît pas la dialectique accomplie du lien parent-enfant développée par la culture française, que nous venons d’exposer. La compréhension de la sexuation y est demeurée binaire ; longtemps y régna la théorie organiciste qui résumait le sexe à la seule donnée corporelle, l’imposant comme un destin tracé et normatif : elle excluait les homosexuels dans la société intolérante des États-Unis.

Les militants la contestèrent non sans raisons, mais en prenant le contrepied. La gender theory qui porte leur marque substitue, au dictat du corps qu’ils dénoncent, la domination de l’esprit : le ressenti personnel définirait l’identité sexuée indépendamment de la réalité corporelle. Aussi cette thèse est-elle aussi réductrice que celle qu’elle infirmait, inversant seulement les termes ; le ressenti et la détermination personnelle deviennent le seul critère de l’identité sexuelle. Or celle-ci ne se résume ni au seul corps ni au seul ressenti, mais résulte d’une élaboration psychique conciliant la donnée corporelle et la donnée psychique.

De cette approche réductrice du gender résulte la crainte d’une « assignation » éducative imposant ce qui est alors dénommé comme des « stéréotypes » : toute inférence dans la vie éducative ferait violence à l’enfant. Donner des poupées aux filles, ce serait leur imposer des codes figés ; c’est omettre que la fille avec ses poupées met en jeu, au plein sens du terme, une rêverie de devenir mère plus tard, soutenue par l’identification à sa mère et son désir de devenir grande. L’identification est le canevas d’une transmission, elle guide une exploration de l’enfant, elle ne l’emprisonne pas mais au contraire le mène à la liberté : il peut contester le modèle, il ne s’en privera d’ailleurs pas à l’adolescence, ce qu’il faut lui souhaiter.

Tout cela, la gender theory le récuse. Mais sur quelle base de réflexion ? Sa vacuité théorique se dissimule derrière la victimisation qui seule a permis son succès : l’homosexualité serait innée (« nés comme ça »), le vœu de changer de sexe serait consécutif à une « erreur de la Nature » qui aurait affecté une âme féminine à un corps masculin (ou l’inverse), demandant du coup réparation médicale et sociale. La gender theory apparaît comme la version moderne du vieux fantasme humain de prendre le contrôle sur la sexualité, cette sexualité qui confronte chacun à l’inconnu du désir de l’autre sexe ; elle prétend ravaler le fait d’être sexué à une donnée contingente des vies humaines que la volonté pourrait régenter. Elle résume l’épanouissement de l’enfant au fait de lui accorder le même privilège de déterminer son sexe qu’elle le réclame pour l’adulte, posture factice qui ne prend pas en compte le lien de transmission entre parent et enfant qui seul répond à son besoin pour grandir.

Il en résulte la réponse des pays anglo-saxons et nordiques au vœu de changer de sexe émis par un enfant ou un adolescent : n’étant pas dans leur contexte entendu dans son désarroi, il est géré par une adaptation du corps au ressenti, plutôt que par le soulagement des déchirures de celui-ci. Autrement dit, le leurre qui fascine en place de l’aide, le mirage de la traversée vers une contrée libératrice qui mène souvent à la déception, voire pire. La notion de « dysphorie de genre », terme aux allures savantes plus descriptif qu’explicatif, valide de changer la réalité corporelle, plutôt que d’approcher le mal-être en donnant à l’intéressé(e) les moyens de le surmonter, médicalisant une « transition » vers l’autre sexe en engageant des traitements invalidants, bloqueurs de puberté et hormones sexuelles d’effet parfois irréversible, qui enferment l’enfant dans sa démarche et comportent le risque majeur de l’entraîner dans une impasse aux issues dramatiques.

Telle est la démarche des pays anglo-saxons et nordiques. C’est l’effet de leur méconnaissance ou mise à l’écart des processus psychiques bien connus de la culture psychologique française, mais ignorés par eux. Ce pouvait, ce devait être pour celle-ci l’occasion de les faire connaître et d’influencer leurs conceptions, sans prétention mais dans l’assurance de la pertinence de notre modèle. Las ! C’est l’inverse qui s’est produit et les pratiques de ces pays sont désormais importées en France. Déjà la traduction littérale de « gender » par « genre » est-elle une inexactitude linguistique mais surtout culturelle : « gender dysphory » devrait être rendu en français par « mal-être dans l’identité sexuée ». Mais surtout, plutôt que de prôner l’approche psychologique prudente où elle excelle, compréhensive et respectueuse, associant les parents et l’enfant et dénouant patiemment l’entrelacement de leurs sentiments, la culture française se laisse depuis plusieurs décennies, sur ce sujet et plus généralement sur tous ceux touchant au lien familial, envahir par les principes de la culture anglo-saxonne, pourtant héritiers d’une société tout à la fois rudimentaire dans sa connaissance de la vie psychique et, ce qui va de pair, plus intolérante dans les rapports sociaux (ainsi les États-Unis comme l’Angleterre très en retard sur la dépénalisation de l’homosexualité acquise en France depuis plus de deux siècles).

Comment comprendre ce renoncement, résultat de la soumission, année après année, du droit français aux énoncés de la Cour européenne des droits de l’homme dont il est connu qu’elle légifère majoritairement selon les principes du droit anglo-saxon ? C’est toute la culture du lien familial qui a été dévastée par les lois sur tous les thèmes de la famille et autres lois de bioéthique en discussion parlementaire actuelle, déstructurant le lien parent-enfant dans son équilibre propre à notre culture ; un authentique saccage, d’autant plus incompréhensible qu’injustifié, les principes d’autres cultures ayant peut-être leur pertinence pour elles mais déstabilisant ceux régulant la vie de famille en France, avec des conséquences assurées sur le lien social.