Europe · En finir avec l’eugénisme lexical

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

1er octobre 2007 • Analyse •


L’incapacité des diplomaties occidentales à contrecarrer l’accès de l’Iran au nucléaire militaire, la difficile mise sur pied d’une force armée européenne pour mettre fin aux massacres du Darfour, l’impuissance de la « communauté internationale » en Birmanie suffisent à comprendre que les temps présents n’inaugurent pas le « brave new world » de Prospero (William Shakespeare, La Tempête). Le monde bascule, la démographie bouleverse la physionomie des sociétés occidentales et la circulation des cartes de la puissance désagrège nos systèmes de représentation. Les sciences historiques et les annales des temps anciens nous enseignent que la succession des cycles hégémoniques s’opère à travers de grands conflits guerriers. Pourtant, la simple évocation du « phénomène-guerre » est jugée choquante et il est bienvenu de ne plus employer ce mot-paria. Une brève analyse du mental européen à l’aune de cet eugénisme lexical.


Définie en termes substantiels, la guerre désigne un affrontement armé et sanglant entre différentes unités politiques (cité-Etat, Etat territorial, Empire). De la dislocation de l’Empire romain d’Occident jusqu’à la nouvelle « guerre de Trente Ans » qui, entre 1914 et 1945, met à bas l’hégémonie collective des grandes nations européennes, l’Europe vit selon un régime de guerre perpétuelle, tempérée par le droit des gens et le « Concert des Puissances ». La Guerre froide maintient l’Europe au cœur des rivalités planétaires mais c’est comme théâtre virtuel d’un possible affrontement nucléaire, et non pas en tant que sujet de la politique mondiale. La souveraineté effective – définie comme capacité à faire la guerre et à conclure la paix – est largement absorbée par les « superpuissances » américaine et soviétique. Il aura fallu la crise de Suez, les menaces soviétiques et la pression de l’allié américain pour que Paris et Londres prennent la juste mesure des faits. Les unités françaises et britanniques arrêtent leur progression le long du canal puis se retirent. Dix-huit mois après la conférence de Bandung, le triomphe politique de Gamal Abdel Nasser, le « raïs » égyptien, amplifie la dynamique tiers-mondiste initiée à Bakou en 1920.

De nécessité l’on a fait vertu. L’européisme, en tant que pensée et pratique, s’est constitué comme une entreprise de dépassement de la puissance et les idéologies douces qui parcourent les sociétés européennes ont dévalorisé le recours à la violence armée comme outil de résolution des conflits et de réalisation des desseins politiques. On se souvient de la charge de l’Américain Robert Kagan contre la « faiblesse » des Européens et l’illusion d’un Eden post-historique, ce jardin soigneusement cultivé sous la protection des Etats-Unis. En Europe même, de trop rares auteurs soulignent l’allergie des contemporains au concept de guerre et aux phénomènes de puissance. Thérèse Delpech analyse en ces termes l’hostilité suscitée par l’expression américaine de « guerre contre le terrorisme » : « La résistance farouche (…) est souvent justifiée par un argument simple et sans appel : le terrorisme étant un mode d’action, comment lui faire la guerre ? Si telle était la vraie raison cependant, gageons que le concept ne soulèverait pas tant de passion. (…) Le cœur du problème vient de l’utilisation du mot guerre, qui impose à la fois de reconnaître son retour dans nos sociétés, ce qui est déplaisant, mais qui suppose de surcroît que l’on agisse sans se contenter d’opérations de police comme celles que l’on avait lancées dans les années 1970 contre Action directe, la Rote Armee Fraktion ou les Brigades rouges » (1). Louis Gautier insiste quant à lui sur l’« entreprise de conjuration de la guerre par les Européens » qui les a « conduits à une révision des conflits du passé pour les rejeter et les enfermer dans une histoire condamnée, donc close » (2).

L’analyse de la production éditoriale relative au rôle de l’Europe dans le monde montre la prégnance de ces thèmes. « L’Europe, écrit Louis Gautier, se trouverait ainsi en posture de sage hégélien, attendant les autres peuples encore attardés dans l’histoire, sans pouvoir, elle, rien y faire ni rien y changer ». Faute de constituer un  acteur  global  et  unifié  des  relations  internationales,  l’Union  européenne  serait  appelée  à exercer un magistère moral, revendication qu’exprime l’expression récurrente de « Soft Power ». Relativisme des valeurs et nihilisme interdisant à cette même Europe de se relier à l’Universel, ce magistère consisterait à jouer le rôle de médiatrice universelle entre les peuples et les civilisations. « Dialogue des cultures », constructivisme moral et exportation des « technologies de l’intégration » viennent ainsi sublimer l’impuissance européenne à donner une forme au monde.

Ce renoncement à la puissance se retrouve dans la sphère des idées. Ainsi George Steiner juge-t-il « absurde de penser que l’Europe pourrait rivaliser avec la puissance économique, militaire et technologique des Etats-Unis. Déjà l’Asie, la Chine en particulier, est en voie de surpasser l’Europe en importance démographique, industrielle et, finalement, géopolitique ». La voie à suivre serait de « donner naissance à une révolution contre-industrielle », de conserver « certains idéaux de loisirs, de vie privée, d’individualisme anarchique (…) dans un contexte européen, même si ce contexte a pour conséquence un certain degré de décroissance matérielle », d’« élaborer et de promulguer un humanisme laïque » (3). Pour le sinologue François Jullien, le « nouveau rôle théorique » de l’Europe, « dans un monde dont le potentiel économique semble se déplacer de façon massive vers le Pacifique », consisterait à « retravailler la culture du monde d’aujourd’hui »« élaborer une nouvelle échelle du commun de l’humanité via la recherche d’universalisables dans les domaines du droit, de la politique, etc. » (4).

Ces idées sont désormais dans l’air du temps et elles imprègnent les représentations mentales de nombre d’Européens. Peut-être s’agit-il plus là, chez certains du moins, d’un discours de légitimation de l’entreprise européenne que de réelles convictions. Toujours est-il que les multiples opérations de maintien de la paix et de stabilisation auxquelles participent les Etats de l’Union européenne sont géographiquement et géopolitiquement décontextualisées, présentées comme décorrélées des intérêts stratégiques nationaux et continentaux.  Le travail de neutralisation idéologique et géopolitique des interventions militaires européennes, censées répondre de manière fonctionnelle aux désordres mondiaux, révèle l’aspiration au statu quo. Ce « quiétisme » européen – Fénelon et Madame Guyon sont hors de cause – contraste avec l’activisme géopolitique des Etats-Unis et le souci de des élites dirigeantes américaines d’assumer leurs responsabilités planétaires, pour le meilleur et pour le pire.

Pourtant, on ne saurait maintenir un « statu quo » qui n’existe plus et la « stabilité » des constructions diplomatiques est battue en brèche par les reconfigurations en cours. L’éveil de forces titanesques, la précipitation des enjeux démographiques et écologiques, les luttes géoéconomiques, la prolifération des technologies de destruction massive ainsi que les affrontements territoriaux et identitaires laissent à redouter une possible convergence des catastrophes. Dans son Introduction au siècle des menaces, Jacques Blamont écrit : « Les conflits ne peuvent que s’envenimer. La synergie des trois fléaux, les guerres, les épidémies et les désastres naturels, risque d’engendrer une Singularité qui ne serait pas le triomphe de la super-intelligence, mais constituerait au contraire le coup d’arrêt donné par la biosphère à son bourreau. (…) L’humanité fonctionne aujourd’hui en boucle ouverte, ce qui dans tout système conduit à une divergence » (5). Bref, guerres globales et asymétriques, pandémies, catastrophes climatiques en chaîne, il nous faut prévoir le pire afin qu’il n’advienne pas,  ou, à tout le moins, que l’on puisse l’affronter. Le nouvel âge commande donc une rupture épistémologique: rompre avec les dialectiques consolantes et renoncer aux interdits linguistiques. Le tragique de l’Histoire et les drames de la géopolitique imposent la lucidité à qui prétend assumer mandats et responsabilités. Chercher la corrélation la plus fine entre le langage et le monde permet le retour aux êtres et aux choses. Tel doit être le grand oeuvre des princes – les premiers d’entre les citoyens – qui nous gouvernent: « Que celui qui est le chef soit le pont ».

Notes •

(1) Thérèse Delpech, L’ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle, Grasset, 2005.

(2) Louis Gautier, Face à la guerre, La Table Ronde, 2006.

(3) George Steiner, Une certaine idée de l’Europe, Actes Sud, 2005.

(4) François Jullien, « Pour un nouveau rôle théorique de l’Europe », Revue des deux mondes, octobre-novembre 2004.

(5) Jacques Blamont, Introduction au siècle des menaces, Odile Jacob, 2004.