Singularités françaises · La France, son Etat, son identité et l’Europe

Jean-Thomas Lesueur, chargé des Etudes de l’Institut Thomas More

Novembre 2006 • Analyse •


Article paru dans le revue Géoéconomie (N°39, Automne 2006) de l’Institut Choiseul.


« Les Français ont amassé toutes leurs idées dans une enceinte. Nous y vivons dans notre feu » (1). A ceci près que le feu a sans doute faibli depuis le temps où elle fut écrite, cette formule de Paul Valéry nous paraît encore exacte et toujours valide.

Nous voudrions en effet défendre dans les présentes pages l’idée, déjà bien connue, que la France est l’œuvre politique de son Etat et qu’elle est par là, à la différence assez nette de la plupart de ses partenaires européens, le modèle-type de l’Etat-nation ; l’idée que, dans la remise en cause de l’autorité et de la légitimité de son Etat et de ses dirigeants, ce n’est pas seulement – mais c’est aussi… – un équilibre institutionnel ou social qui est en cause, mais, du fait du rôle qu’a joué l’Etat dans la constitution de la nation, c’est le problème de son identité qui est posé ; l’idée que ces singularités françaises tranchent nettement avec les modèles identitaires de la plupart de ses partenaires européens et qu’elles sont à la source de quelques-uns de leurs malentendus ; l’idée que ces différences foncières, ainsi que le refus de prendre en compte la réalité prégnante de ces divergences constitutives des identités européennes, ne sont pas indifférentes à la panne et à l’inanité de l’Union.

L’État, c’est nous

L’« enceinte » de Valéry, c’est un Paris métaphorique, c’est un centre, c’est une unité.

La France s’est faite par son centre : nous entendons par là qu’elle est l’œuvre essentiellement politique d’une volonté perpétuée à travers les siècles et par delà les régimes. L’histoire de France est l’histoire de l’unité contre la diversité : « rassembler le semblable, le séparer du dissemblable » (2). Elle est, logiquement, l’histoire de la lutte contre « tout ce que notre culture politique a tendance à repousser : le pluralisme, la division, l’hétérogénéité » (3). Et l’acteur central de cette histoire a pour nom : l’Etat.

Comment lire autrement l’histoire de France que comme la lente agrégation de provinces et de populations autour d’un noyau central si significativement baptisé « Île-de-France » ? Comment ne pas voir que le combat pour les « libertés françaises », comme dira Montaigne, est bien, nous venons de le dire, celui de l’unité (le roi) contre la diversité (les féaux, à l’intérieur, l’Empereur, à l’extérieur) ? Que toute la « théorie de la souveraineté » bâtie par les légistes de la couronne, dès avant Bodin et bien après Le Bret, aboutit à l’établissement et à la légitimation d’une monarchie absolue, prompte à développer tous les outils d’un Etat centralisé ?

De ce point de vue, oui : un fil relie Bouvines à Valmy. De ce point de vue, oui : la Fronde, dernier soubresaut d’une France féodale, bouillonnante, diverse, est fille de la Ligue et la conclue – Retz dit bien d’ailleurs dans ses Mémoires que les armes qui servirent sur les barricades de la Fronde étaient celles qui « dormaient dans les greniers » depuis la Ligue…

La France, donc, « ne résulte nullement d’un état de fait » (4) : elle est le fait de l’Etat. Ni évidence géographique, ni évidence ethnique, ni évidence linguistique, la France est cet ensemble politique patiemment assemblé, démonté et remonté, par des régimes successifs. Quel autre sens donné à la « certaine idée » du général de Gaulle ?

La France est une idée (5) ; une idée servie par le seul instrument pérenne de son histoire : l’Etat. Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir la démonstration de cette thèse historique. Nous n’avons fait que rapidement l’effleurer. Nous n’ignorons pas que d’autres lectures sont possibles. Il suffit que le lecteur sache – et veuille bien admettre le temps de ces pages – que nous nous rangeons sans réserve derrière les tenants de la dite thèse, dont le grand ancêtre est Michelet. Elle est le socle de l’analyse que nous souhaitons développer.

Et lorsque, dans le monument érudit des Lieux de mémoire, élevé par Pierre Nora, on lit en ouverture de la partie consacrée à l’Etat : « L’Etat : opérateur de l’identité nationale, instrument de la conscience et foyer de permanence de la nation » (6), on croit que ce socle est solide. La formule est d’ailleurs puissante : trois mots désignant trois réalités concrètes et suggérant le mode de l’action (« opérateur », « instrument », « foyer ») qui enchâssent trois mots désignant trois réalités abstraites fondatrices de l’être (« identité », « conscience », « permanence »). Un être ici collectif : la nation.

Cette aventure historique singulière a produit, croyons-nous, une identité singulière, toute politique. En France, quand l’Etat « opérateur de l’identité nationale » craque – comme nous le voyons aujourd’hui –, la nation doute et le « vivre ensemble » est touché.

L’identité en jeu

Pour le dire un peu nettement : il n’y a pas d’identité française hors de l’Etat. Il peut – il put ? – y avoir des identités françaises, mais c’est justement contre elles, et les germes de division qu’elles pouvaient porter, que l’Etat a lutté avec force, en particulier à partir de la fin du 19e siècle. Nous vivons dans le face-à-face permanent et presque exclusif de l’Etat avec le citoyen. Toutes les appartenances communautaires – donc toutes les identités – intermédiaires ont été amoindries et gadgétisées, sinon effacées. La société civile est, paradoxalement, la grande muette de notre « vivre ensemble », confié presque intégralement aux soins de l’Etat (7). L’histoire du centralisme et de la lutte contre les particularismes français est-elle à faire ?

Il est certain que, sur cette base – construite sur la longue durée – d’un Etat qui s’est imposé comme le seul acteur politique légitime, quarante années d’Etat providence, d’interventionnisme économique et de ce qu’il ne faut plus hésiter à nommer un assistanat institutionnalisé, ont accentué l’hyper-dépendance des Français contemporains à l’Etat. En France, la « citoyenneté multiple » (8), naturelle, évidente, constitutive des identités dans bien d’autres pays européens, ne va guère de soi – pour certains, elle irait même contre soi…

C’est donc à bon droit que l’universitaire américain Dick Howard peut dire que « les Français sont spontanément étatistes alors que les Américains sont spontanément antiétatistes, sinon toujours individualistes » (9). Le remarquable dans la phrase est le choix de l’adverbe …

Oui, c’est désormais spontanément que les Français se tournent vers l’Etat en cas de grande chaleur comme en cas de grand froid, en cas de sécheresse comme en cas d’inondation. C’est spontanément qu’ils demandent – et obtiennent – des « primes de rentrées scolaires », et que les personnes considérées précaires touchent une « prime de Noël ». C’est spontanément que l’Etat, anticipateur et protecteur, invente un beau matin le concept qu’il espère rassurant de « patriotisme économique ». C’est la logique du « toujours plus » appliquée au monde ouaté de la « grande nurserie » (10) !

Seulement, comme nous l’avons dit dès l’introduction, nous ne croyons pas que soit seulement en cause l’essoufflement d’un « modèle social » ou d’une énième République. Oui, l’Etat en France est impuissant à force d’obésité. Oui, le système fiscal français est confiscatoire. Oui, tout en France dissuade l’entrepreneur d’entreprendre. Oui, l’université française est mal en point. Oui, la cinquième République est moribonde. Mais le « problème de l’Etat » en France est infiniment plus essentiel encore : c’est l’identité même de la communauté qui est en jeu.

L’année 2005 nous en a livré deux illustrations historiques : le « non » au référendum sur le traité constitutionnel européen et l’embrasement de violence dans nos banlieues en fin d’année. Ces deux épisodes disent selon nous la même chose : le modèle identitaire français craque.

Il craque du dehors en même temps que du dedans. Du dehors, avec une construction européenne de plus en plus politique qui réclame aménagements institutionnels et transferts de souveraineté (avoués ou non). Du dedans, avec une frange de la population française – car il est faux de dire que c’est un problème qui concerne « les immigrés » – qui se vit abandonnée et méprisée et qui, à force d’échec scolaire, d’illettrisme et d’inculture (11), de précarité, de chômage et de désespérance, trouve dans la violence ses seuls moyens d’expression.

Or, c’est bien l’Etat qui est pris en tenaille entre ce dehors et ce dedans. C’est bien lui, à la fois opérateur de la construction européenne au nom du peuple français et « opérateur d’une identité nationale » dans laquelle ne se reconnaît pas cette frange de la population, qui doit répondre à des angoisses de plus en plus violemment exprimées mais, selon nous, relevant d’une commune logique.

Encore une fois, seul acteur politique légitime, seul dépositaire et seul garant du bien commun et de l’intérêt général, il doit désormais faire face à la crise d’identité qui était en germe dans son modèle.

Identité française, identités européennes

Ces questions d’une identité française en crise et du rôle qu’a joué et que joue l’Etat dans son façonnage, ne peuvent être appréhendées hors de leur humus européen. Le nombrilisme, on le sait, est l’un des plus grands défauts français. Hélas, mille fois hélas, l’Europe ne tourne pas autour de la France comme l’univers tournait autour de la Terre avant Galilée… On ne peut en effet sérieusement traiter de ces questions en ignorant « le rôle pesant de l’Europe, qui nous presse, sculpte notre destin comme le sculpteur modèle, de son pouce, le bloc de glaise où il ébauche son œuvre. L’Europe est chez nous, comme le monde est chez nous » (12).

Au chapitre historique, faut-il rappeler que la plupart des autres pays européens n’ont pas connu le processus d’unification de la nation sous la férule de l’Etat qu’a connu la France ? Que dans bon nombre de pays, on a vu la nation – ou un sentiment national – produire une organisation politique constituée en Etat, et non l’inverse ? Que d’immense portions de l’Europe continentale furent terres d’empire – et longtemps – avant d’être des nations ? Ces réalités, rapidement rappelées, ont produit des modèles identitaires nombreux, divers, originaux, variés. Pour paraphraser, en l’inversant, la formule de Julien Benda citée plus haut, on pourrait dire qu’ils avaient pour ambition de « rassembler le dissemblable »…

L’héritage impérial en particulier est à ne pas négliger. On trouve dans ces pays – nous pensons en particulier à ceux qui composaient l’empire austro-hongrois avant 1918 – l’héritage d’un écheveau d’identités provinciales, villageoises, communautaires, culturelles, identités croisées et mêlées, qui composait une richesse, une complexité parfaitement étrangère à l’esprit centralisateur français. Il n’est qu’à se souvenir, ultime point d’histoire dans ces pages, avec quel constance les plénipotentiaires de la République une et indivisible poursuivirent leur objectif de démantèlement de l’empire de Vienne…

Et qui n’a pas lu les articles que consacra la presse britannique à la crispation française de 2003-2004 sur la laïcité – crise ô combien significative ! –, ne peut comprendre l’éloignement de la conception française d’avec celles de la plupart de ses partenaires.

Le ministre des Affaires européennes du précédent gouvernement Blair, Douglas Alexander, prononça le 13 octobre 2005, au Centre for European Policy Studies (CEPS) de Bruxelles une passionnante conférence sur les identités européennes (13). Suivons-le un moment pour comprendre comment et pourquoi la France ne peut se retrouver dans cette conception. S’il commence par une affirmation toute britannique – « Voit-on désormais émerger une identité politique européenne ? Non » (14) –, il poursuit par une formule qu’aucun dirigeant français ne désavouerait : « La dynamique de l’Etat-nation est la composante fondamentale de l’Union européenne, les briques et le mortier qui lui donnent sa légitimité » (15). Seulement, de quel Etat-nation parle-t-il ? Du français, unitaire et centralisé, ou de l’anglais, souple et ouvert à la diversité ? La réponse est sans ambiguïté : « Au Royaume-Uni, on rencontrerait sans peine un Britannique dont les grands-parents étaient des Juifs gallois et des Asiatiques de Londres, d’une loyauté politique parfaite à l’égard du pays, mais porteurs d’un spectre beaucoup plus large de loyautés culturelles » (16)… Loyautés multiples, éprouvées dans la diversité, inconcevable dans une France où, encore une fois, seul l’Etat est prescripteur d’identité.

L’Europe au crible des identités

Ces différences fondamentales rejaillissent inévitablement sur la construction européenne telle qu’elle se fait sous nos yeux – ou, pour être exact, telle qu’elle ne se fait pas. Ça n’est pas le lieu ici de traiter de front l’épineuse question de la panne et de l’inanité européennes : nous n’offrons qu’un biais dans ces pages. Il nous apparaîtrait en tout cas bien irresponsable de ne pas profiter de la crise qu’elle traverse pour reposer les questions essentielles des finalités politiques de la construction européenne – pourquoi et pour quoi fait-on tout cela ? –, questions essentielles au premier rang desquelles nous inscrivons celle des identités et du rôle qu’elles doivent jouer dans le processus d’unification du continent.

Car aux yeux des Français, comment la construction européenne pourrait-elle être le moins du monde, à côté de leur cher Etat, prescripteur d’identité ? Réduite à l’état de bureaucratie budgétivore et de machine à fabriquer du règlement, empêtrée dans les pleutres conceptions de la doctrine profondément anti-politique des « ambiguïtés constructives », l’Union européenne est désormais un simple espace d’échange à faible teneur politique : le contraire d’un Etat (17), une expérience profondément étrangère au modèle identitaire français.

De même qu’il y a, selon nous, une franche opposition entre lui et le courant de pensée constitutionnaliste, qui inspire et irrigue tant Bruxelles. Sa figure de proue est le philosophe allemand bien connu Jürgen Habermas. On connaît le concept de ce-dernier de « patriotisme constitutionnel », et le pas que ce courant de pensée souhaite désormais donner dans le processus européen à la Constitution sur les Etats : « L’Europe s’est construite par les traités, c’est-à-dire par la volonté des Etats ; elle ne peut se poursuivre que par la Constitution, c’est-à-dire par la volonté des citoyens » (18). A quoi Habermas ajoute : « Ce glissement qui s’opère de l’Etat vers la Constitution permet de dégager la structure d’une solidarité entre personnes n’ayant d’autre lien entre elles que juridique, une solidarité abstraite et garantie par le droit » (19).

Comment une France, qui a changé seize fois de régimes – donc, de constitutions… – depuis 1789 mais qui toujours depuis maintint, si l’on ose dire, le mètre et le préfet, pourrait-elle s’engager dans un tel processus, encore une fois, si contraire à son modèle ?

Le culte des « objectifs consensuels » et des « ambiguïtés constructives » (20) sur lequel on bâtit l’Union européenne pendant cinq décennies, permettait de jeter un voile pudique sur la réalité prégnante de ces divergences constitutives des identités européennes. Comment les maintenir à l’heure d’une Europe qui veut – et doit – faire de la politique ? Elle se tromperait en tout cas si elle voulait en faire contre les Etats, le français comme les autres. Elle n’existe encore que de leur somme (21) : ce n’est pas en vain que Jean Pisani-Ferry a justement écrit qu’« à la différence des nations, l’Union européenne doit en permanence justifier son existence » (22).

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