L’Europe dans le débat présidentiel · Les faux débats masquent les vrais enjeux

Jean-Thomas Lesueur, directeur des Etudes de l’Institut Thomas More

Mars 2007 • Analyse •


La question de l’avenir de l’Europe fut traitée jusqu’à ce mois de février comme la plupart des sujets d’importance dans cette campagne : elle fut à peine effleurée. Puis, pressés de donner du contenu au débat présidentiel, un à un, les principaux candidats se sont mis à aborder ce thème – jugé délicat par la plupart des états-majors depuis mai 2005… Dira-t-on qu’ils se bornent au « service minimum » ? On peut en tout cas regretter que certains enjeux fondamentaux touchant à l’avenir de la construction européenne, sur lesquels il y aurait urgence à agir et qui sont en pleine résonance avec la campagne, soient purement et simplement ignorés, au profit de mauvaises querelles, de questions sans objet ou de problématiques secondaires.

Soumis aux exigences de l’agenda européen, les candidats croient avoir traité le gros de la question une fois qu’ils ont dit par quelles voies ils entendaient sortir l’Union de l’ornière constitutionnelle. Traité institutionnel soumis à référendum pour Ségolène Royal, nouveau texte constitutionnel élaboré par une Conférence intergouvernementale et soumis à référendum en 2009 pour François Bayrou, « mini-traité » reprenant les parties 1 et 2 et les « mesures qui font consensus » du précédent traité, le tout soumis à l’approbation du Parlement pour Nicolas Sarkozy : chacun s’en va faire approuver sa formule à Berlin, où la chancelière Angela Merkel, présidente en exercice de l’UE, prépare sa propre potion(1)… Mais si l’on se dispute sur la question du comment de la relance européenne, celle, autrement essentielle, du pourquoi, reste sans réponse : plus personne ne veut se poser la question des finalités de la construction européenne, et chacun oubli, comme l’a récemment rappelé Hubert Védrine, que la réforme institutionnelle ne saurait constituer « une fin en soi » (2).

On trouve également consensus sur la question de la « pause » dans l’élargissement : tous les candidats la réclament… comme tout le monde, de Londres à Varsovie, de Madrid à Berlin, en passant par Bruxelles ! Et l’épineux dossier turc ne paraît plus constituer un sérieux problème : Nicolas Sarkozy et François Bayrou ont tôt dit leur opposition à son intégration, et Ségolène Royale, en affirmant que son « opinion sera celle des Français », ne semble pas prête à mourir pour Ankara… De toute façon, le processus d’intégration paraît sérieusement grippé à Bruxelles, et le président Chirac a offert à son successeur une précieuse carte pour l’avenir, en prévoyant l’obligation constitutionnelle d’organiser un référendum avant toute nouvelle adhésion à l’Union.

La campagne menée de conserve par Nicolas Sarkozy et Ségolène Royale contre la rigueur de la gestion monétaire de la Banque centrale européenne, est à usage exclusivement intérieur… et sans objet, tant on sait les Allemands à cheval sur le dogme monétaire. De même, la proposition de Ségolène Royal de créer un « gouvernement économique » de la zone euro, afin de mieux coordonner les politiques de croissance et d’emploi, paraît-elle bien vaine : y a-t-il un « gouvernement économique » là où il n’y a pas de gouvernement tout court ? L’art du flou ne se révèle pas toujours de bonne politique…

Et cela d’autant moins que, pendant que les Français s’amusent à « jouer avec ces poussières » – et quelques autres –, pendant que les Européens se chicanent sur des questions d’intendance, le monde tourne, les menacent grossissent et les enjeux réellement essentiels, sinon vitaux, ne laissent pas d’être. Nous en indiquons cinq, parmi d’autres sans doute, qui, possédant cette double dimension française et européenne, mériteraient un débat politique authentique à l’occasion du scrutin présidentiel.

L’enjeu énergétique paraît évidemment incontournable. Il exige des réponses pour aujourd’hui (fluctuations des prix des hydrocarbures pleinement ressenties par les consommateurs) et pour demain (raréfaction des hydrocarbures, choix du nucléaire, énergies renouvelables). Il se situe au carrefour des défis géostratégiques (relations avec une Russie de moins en moins accommodante) (3), des problématiques géoéconomiques (complexité et interdépendance accrues des circuits d’approvisionnement et de distribution) et des enjeux industriels (relance ou accélération, selon les pays, des programmes nucléaires et politiques de promotion des énergies renouvelables). Bref, il réunit tous les critères qui devraient imposer une intense coordination européenne (4).

L’enjeu de la compétitivité des économies européennes nous apparaît également central. Il touche trois domaines au moins sur lesquels la France ne peut prétendre – et n’aurait aucun intérêt – à agir seule : une politique d’incitation visant à promouvoir l’économie de l’intelligence ; une politique d’éducation des jeunes répondant à cet objectif ; une fiscalité également incitative et non destructrice de croissance. Sans prétendre que l’Europe pourrait, et devrait, tout faire sur ces sujets, il nous paraît évident que certains chantiers pourraient être mis en commun entre les Etats membres : relance, en se limitant à ses meilleurs objectifs, de la « stratégie de Lisbonne » ; pôles de spécialisation universitaire ou fusions entre universités, partenariats accrus avec le privé, systèmes de bourses communautaires, meilleure mobilité des étudiants, etc. ; enfin, à rebours du discours ambiant en France, organisation d’une stimulante concurrence fiscale entre les pays, afin de créer le cercle vertueux de la compétitivité des territoires accrue par l’attractivité fiscale accrue (5).

L’enjeu démographique mériterait également d’être considéré à l’échelle européenne. Il commence d’ailleurs à l’être : l’Allemagne, en prévision de sa présidence, a demandé dès novembre 2006 au Comité économique et social européen une analyse sur le sujet, dont les conclusions devraient être connues dans les prochains mois (6). Si l’Europe n’a guère de prérogative en matière démographique et familiale, ces enjeux mériteraient bien, compte tenu de l’état démographique calamiteux – à quelques nuances près – de l’ensemble des nations européennes, et tout simplement au nom de leur survie, d’être faits « grandes causes européennes » plusieurs années de suite !

L’enjeu des flux migratoires, en particulier africainsne saurait plus non plus être traité autrement qu’avec nos partenaires européens. L’immigration aussi se mondialise et si elle est un enjeu français (intégration), elle devrait être aussi un enjeu européen (gestion des flux). Ces quatre dernières années, l’Italie et l’Espagne ont régularisé à elles deux 1,2 millions d’immigrés clandestins : ces décisions touchent directement la France. Les affaires de Lampedusa, de Ceuta et Melilla et des Canaries sont annonciatrices de périls qui menacent les pays européens dans leur ensemble. C’est donc ensemble qu’ils devraient d’urgence renforcer les frontières sur le flanc sud de l’Union et, par exemple, travailler à la création d’une police européenne des frontières. Mais c’est également ensemble qu’ils pourraient élaborer de nouvelles politiques de soutien aux pays pauvres, tant il apparaît clair désormais que le meilleur rempart contre l’immigration est tout simplement le développement des pays d’origine (7). Une véritable politique européenne commune d’aide à l’Afrique pourrait se révéler un outil précieux dans un monde traversé par des tensions civilisationnelles toujours plus vives. Elle aurait en outre cet avantage de faire, si peu que ce soit, exister l’Europe sur la scène mondiale.

L’enjeu asiatique enfin pourrait faire un bon champ d’expérience de la capacité européenne à élaborer une véritable stratégie commune, sur les plans géopolitique, économique et culturel, à l’endroit d’une nouvelle zone de prospérité mondiale. La pédagogie de la mondialisation reste à faire dans une France tétanisée par les délocalisations et les nouveaux équilibres économiques mondiaux. Ne revenons pas sur la centralité des enjeux asiatiques à l’horizon 2050 ; ils sont évidents (8). On sait les opportunités économiques formidables que le développement de la Chine et de l’Inde offre aux entreprises européennes. La croissance et la richesse vont se chercher là-bas. L’Europe doit parler d’une seule voix, et forte, à l’OMC notamment. Mais a-t-on songé aux enjeux géopolitiques et géoéconomiques asiatiques ? Taiwan, la Corée du Nord, les frictions entre le Japon et la Chine, entre l’Inde et le Pakistan, les possibles troubles internes à la Chine : qui y pense en Europe ? Qui anticipe-t-il les conséquences ici de conflits armés, de drames humains ou d’effondrements économiques là-bas ? N’y aurait-il pas là une tâche pour l’Europe ? Les Etats membres n’auraient-ils pas intérêt à mutualiser leurs outils d’analyses, d’action et d’influence pour bâtir un partenariat euro-asiatique, ou à tout le moins euro-chinois ? Et ne serait-ce pas là enfin un chantier qui permettrait à l’Europe de trouver une nouvelle légitimité auprès de populations inquiètes – notamment la française ?

Nous voilà arrivés bien loin des propos de campagne ! On nous pardonnera ces détours, et on y verra peut-être même un intérêt, si on veut bien croire que l’Europe autant que les électeurs français méritent mieux que quelques recettes de cuisine et d’arrière-cuisine… Il nous semble que la France souffre de certains maux que connaît également l’Europe. Des diagnostics, sinon commun, du moins voisins, pourraient être formulés. Au premier rang, nous mettons sans hésitation une certaine vision brouillée de soi-même, une sorte d’oubli de soi qui paralyse, interdit de se penser un avenir et pousse au repli nombriliste sur l’accessoire. La « crise d’identité » diagnostiquée par Elie Barnavi pour l’Europe touche également la France de plein fouet (9). Seule une vision politique, de haute politique, permettrait d’envisager une réponse. Où est-elle dans le débat présidentiel ?

Notes •

(1) Voir Jean-Thomas Lesueur et Philippa von Dörnberg, Quelle relance européenne ? Objectifs, ambitions et limites de la présidence allemande de l’UE au 1er semestre 2007, Working Paper de l’Institut Thomas More, N° 6, décembre 2006, disponible en Anglais et en Français.

(2) « Sortir du labyrinthe européenne », Le Monde, 16 février 2007

(3) Voir Jean-Sylvestre Mongrenier, Les enjeux du sommet UE/Russie d’Helsinki : Bruxelles et Moscou entre partenariat énergétique et « geoeconomic struggle », Working Paper de l’Institut Thomas More, N° 5, novembre 2006, disponible en Anglais et en Français.

(4) Voir Hildegarde von Liechtenstein, Politiques énergétiques européennes: 10 questions, 10 réponses pour l’avenir, Note de l’Institut Thomas More, N° 7, mars 2006, disponible en Anglais et en Français.

(5) Voir Jean-Philippe Delsol, Pour la concurrence fiscale en Europe. Plaidoyer pour l’équité et l’efficacité fiscales, Note de l’Institut Thomas More, N° 2, septembre 2004, disponible en Anglais et en Français.

(6) Voir le projet d’avis N°SOC/245 – CESE 55/2007 de la section spécialisée « Emploi, affaires sociales, citoyenneté «  sur « La famille et l’évolution démographique » sur http://eescopinions.eesc.europa.eu/viewdoc.aspx?doc=//esppub1/esp_public/ces/soc/soc245/fr/ces55-2007_pa_fr.doc .

(7) Pour des propositions originales, voir Jean-Michel Debrat, Marc Nabeth et Michel Vaté, Micro-assurance, assurance, réassurance : des outils efficaces pour le développement, Note de l’Institut Thomas More, N° 11, Févrioer 2007, disponible en Anglais et en Français.

(8) Voir notamment Friends of Europe, The EU-US-China Policy Triangle, rapport, décembre 2006, disponible sur http://www.friendsofeurope.org.

(9) « L’Europe en questions », Le Monde, 9 février 2007.