Octobre 2007 • Rapport 3 •
Les révolutions colorées qui ont ébranlé certains régimes voisins de la Russie dans la première moitié de la décennie 2000 ont marqué les esprits au Kremlin. En Ukraine et en Géorgie surtout, mais aussi dans une certains mesure au Kirghizstan, le rôle stratégique des mouvements de jeunes activistes politiques, moteur de la contestation, a fait naître à Moscou des craintes similaires quant aux potentialités de mobilisation d’une certaine jeunesse russe, plutôt éduquée, urbaine et proche des partis dits d’opposition libérale et démocratique, Iabloko et l’Union des Forces de Droite (SPS).
Les premiers mouvements apparaissent au début de l’année 2005. SMENA est créé dès janvier par de jeunes activistes tout juste revenus d’Ukraine où ils ont participé aux manifestations de la place de l’Indépendance et vécu au milieu des tentes orange. Puis très vite, au printemps, sont constituées les organisations Oborona (Défense), My (Nous) et Da ! (Oui !), parmi les plus dynamiques au cours des mois qui suivent. Elles attirent de nombreux jeunes militants et sympathisants des partis de l’opposition démocratique. Oborona par exemple est composée quasi équitablement de jeunes SPS et de jeunes Iabloko dont leur leader, Ilya Iachine, qui exerce une influence déterminante au sein du mouvement. Da !, de la même façon, dirigée par Maria Gaïdar, membre du SPS, fille de l’ancien Premier ministre libéral Egor Gaïdar, semble une annexe du parti. Quant à My, fondé par Roman Dobrokhotov, étudiant au MGIMO, il rassemble surtout les enfants d’une élite sociale et intellectuelle, souvent en mal d’aventures. L’opposition démocrate et libérale en Russie entre à cette époque en effervescence. Les jeunes, en multipliant les affiliations, renforcent leur engagement politique. Chaque structure, civile et politique, nouvelle ou plus classique, croît l’une avec l’autre, en soutien l’une de l’autre.
Les autorités fédérales à Moscou et leurs alliés régionaux ne tardent pas à réagir et organisent leurs propres groupes loyaux, véritables mouvements de masse, capables de mobiliser des milliers (voire des dizaines de milliers) de jeunes adultes et adolescents, à l’exemple des Nachi (les nôtres) et Molodaïa Guardia (la jeune Garde). Ceux-ci, profitant d’appuis financiers des administrations régionale et fédérale, prennent une importance considérable dès la fin 2005 et surtout en 2006. Leurs effectifs triplent ; leurs missions s’affinent ; leurs programmes produisent de premiers résultats. Ces mouvements s’imposent rapidement dans le paysage civil et politique de Russie. Véritables antichambres des réseaux du Kremlin, ils deviennent des passages obligés pour qui en région ou à Moscou souhaite embrasser facilement et avec succès une carrière publique.
En quelques années, la jeunesse russe dans sa diversité, ou du moins ses parties la plus éclairées, s’est vue intégrée au jeu politique et instrumentalisée, qu’elle soit proche de l’opposition ou de pouvoir. Dans le premier cas, elle est supposée constituer une force critique, dynamique et radicale, grossissant les rangs d’éventuelles manifestations de rue ; dans le second cas, elle est organisée en bastions de défense chargés d’assurer, le cas échéant, dans la rue également, le maintien du système en place.
A l’été 2007, à quelques mois seulement de l’échéance législative de décembre et à moins d’un an du renouvellement présidentiel, puisque Vladimir Poutine ne paraît toujours pas disposé à changer la Constitution et se permettre un troisième mandat, cette dichotomie simpliste de la scène politique russe a perdu toute pertinence. Ce qui aurait pu être valable au début 2006, ne permet nullement de caractériser la situation un an plus tard. L’existence d’alternatives politiques au régime de Vladimir Poutine s’avère, pour le moins, incertaine. L’opposition classique, démocrate et libérale, n’est plus à même de jouer ce rôle. Il ne faut donc guère s’attendre dans l’immédiat à un rééquilibrage de la scène politique russe, contre le système de pouvoir omnipotent établi par le Kremlin.
Cette étude fait sienne l’excellente analyse proposée en 2004 par Françoise Daucé (« Iabloko ou la défaite du libéralisme politique en Russie », Critique internationale, CERI, n°22, janvier 2004) qui montre que la Russie s’est choisie une certaine façon de faire de la politique, certes démocratique mais non libérale. Il s’agit ici de l’approfondir, en examinant la place des idées sur la scène politique russe. L’enjeu n’est pas tant de s’interroger sur le format d’une éventuelle opposition émergente, que sur les possibilités d’ouverture ou de fracture du régime poutinien.
Quelles idées présentent encore un potentiel critique ? Lesquelles pourraient être à la base d’une future opposition, susceptible d’incarner une alternance ou de réintroduire les conditions d’un choix politique ? Après un préambule caractérisant l’état d’activités des principaux mouvements de jeunesse de tous bords – précieux indicateurs du dynamisme idéologique d’un pays – la présente étude s’attachera à évaluer la réalité politique des courants d’idées en Russie aujourd’hui. Il pourrait être intéressant alors de présenter certains positionnements purement opportunistes et les conditions auxquelles ceux-ci pourraient faire sauter quelques verrous du système.